4 Zarko
marche dans la nuit, l’aube viendra bientôt, il s’enfonce dans l’ombre
comme dans l’onde, abandonnant ce havre, cette bouée de sauvetage ;
mais il ne pouvait faire autrement. Il ressent des bouffées de remords,
fume une cigarette, le cœur brisé, pris dans un étau, il a des élans de
retour et les yeux humides, un malaise profond, les rongements d’un
sentiment impossible, les affres d’un amour mort-né qui le démoralise.
Il a laissé la voiture et un mot d’explication, écrit à la flamme
intermittente et flageolante du briquet, un hommage vibrant à celle qui
fut la lanterne au bord du chemin. Il espère revenir un jour et lui
donner d’autres nouvelles, mais plonge confusément, avec confusion dans
un précipice. Sa Moïra facétieuse lui accorde peut-être une ultime
concession. Il déambule…
En bas du versant, il tombe sur une rivière et un petit port. Il inspecte d’un regard circulaire et remarque tout de suite la voiture, positionnée à côté d’un petit bâtiment, au milieu du départ des appontements flottants. Il se tend. L’eau miroite sous la lune et frémit en clapotis. Zarko est sûr que le véhicule n’est pas là par hasard, le port est désert. Il n’entend que des câbles grincer dans le vent et la respiration de la mer. Il s’approche et dénote la couleur sombre de la voiture, puis deux formes qui bougent dedans. Il s’aplatit, il vient d’entendre parler et discerne le gyrophare, à peine perceptible dans la semi-obscurité. Il est à vingt mètres derrière et continue son étude F.O.M.E.C. – formule consacrée de l’évaluation militaire : Forme, Ombre, Mouvement, Eclat, Couleur – . Impossible d’accéder à un embarcadère sans se faire repérer, et les quidams sous képi n’ont pas l’air de faire de la figuration : ils surveillent. Zarko doit reconnaître le site et éviter toute action malencontreuse. Il aimerait s’emparer d’un canot à moteur. Un homme sort, claque la portière et s’en va se dégourdir. Il fait un besoin naturel et s’en retourne ; mais il se retourne, Zarko a dû faire du bruit, en cognant du pied sur une pierre : - Hep ! qui va là ? Zarko n’a plus le choix, il attaque comme un cobra : quelques enjambées dans un tonnerre de secousses ; un coup de sternum pendant que l’autre essaye de dégainer ; le coup du lapin dans un mouvement de faux circulaire… Et l’homme s’effondre. Zarko se rue sur la voiture, ouvre la portière et pointe son fusil sur la face du deuxième homme qui n’a pas eu le temps de réaliser : - Descend ! Les mains devant ! Magne-toi ! L’homme s’exécute en titubant : - Retourne-toi ! Les mains à plat sur la voiture ! Zarko met son fusil à l’épaule et glisse son P.M. en bandoulière devant lui, il l’appuie dans les reins de l’autre et lui écarte les jambes d’un coup de pied, sèchement. Il lui enlève son pistolet, tâtonne les poches et retire des menottes. L’autre exhale un souffle et veut parler, Zarko enfonce violemment le canon : - Ta gueule ! Tu as envie de vivre ? … Allez ! Avance vers ton collègue ! Quand ils sont rendus devant le corps allongé, Zarko l’oblige à se mettre à genoux, et, son arme toujours pointée, il désarme sa première victime. Il récupère aussi ses menottes : - Défais ton baudrier ! … Là ! Doucement ! Menotte-lui les mains dans le dos maintenant. Il jette une paire de menottes aux pieds du flic : - Ça vous mènera pas loin ! Vous aggravez votre cas… - J’ai dit ta gueule ! Si tu l’ouvres, je te défonce l’occiput, exécution ! Moi, j’ai plus rien à perdre ! - Réfléchissez-bien ! Vous allez gâcher votre existence irré… Zarko s’énerve, il envoie un violent coup de pied dans l’arrière-train du gendarme, puis met le canon sur sa tête : - Un mot de plus et je te fais éclater la cervelle ! Il a craché son propos et se veut persuasif : il l’est ! Le gendarme garde le silence et met les menottes à son compagnon. Zarko le repousse, vérifie en tirant par le milieu de la chaîne : - Bon ! Maintenant tu le prends ou le tires, je m’en fous ! Et tu avances vers la voiture. Une fois rendu à l’arrière de la R-4, Zarko attache le gendarme conscient de la même façon que le premier, en le poussant à s’allonger face contre terre, puis il récupère les clefs au volant, lève le hayon et tasse les deux gendarmes dans le compartiment à bagages, comme deux sacs de viande, en bourrant dans les coins. Zarko démarre et cogite : « maintenant, c’est fini ! Je peux plus prendre de bateau ici. » Il remarque l’émetteur-récepteur : « ils apprendront vite le pépin, comprendront l’enjeu et d’où je pars. J’irai pas loin ! Je suis grillé ! Je me demande quand le P.C. va les appeler pour un topo actualisé… À moins que… » - Quand devez-vous rendre compte de la situation ? Quelle est la fréquence de vos comptes-rendus ? - Ecoute, Petit ! Tu te fous dans la merde ! Tu crois pas que je vais t’aider à t’y enfoncer un peu plus ! Tu vas pas nous buter aussi pendant que tu y es ! Je sais que tu n’es pas un assassin, il y a d’autres manières de faire ! … - Tu parles bien, Poulet ! J’ai pas le temps d’écouter ton sermon. Je t’ai posé une question, j’attends ! … Et en ce moment, je ne suis pas très patient ! - Tu pourras pas t’enfuir d’ici ! Toute la côte est surveillée… - Je m’en doute, Pingouin ! Je te demande pas le scénario. Je te demande quand tu dois rendre compte ? Un point, c’est tout ! C’est eux ou toi ? - Je te dirai que fifre ! Tu en as déjà trop fait ! Tu ferais mieux de te rendre ! C’est un suicide ! - T’occupes, Papa ! Tu me cours sur les haricots ! Je gage que tu vas chanter tout à l’heure ! Zarko s’enfonce dans un chemin de terre, s’arrête dans un bosquet. Le deuxième gendarme s’est réveillé, il geint. Zarko les sort tous les deux de la voiture. Le gendarme valide soutient le blessé qui est jeune. L’autre a la cinquantaine. Zarko les attache tous les deux, sans violence excessive, autour d’un tronc, les bras écartelés, liés ensemble par leurs menottes. Il regarde un instant les deux hommes, il a pitié. Il s’approche du vieux gendarme, le caresse de sa baïonnette : - Alors, tu veux pas parler, poulet ! L’homme le fixe droit dans les yeux, il ne répond pas. Ils sont tout proches l’un de l’autre. Zarko ne sent pas de peur chez lui, ni ne relève du défi ou de l’hostilité : « ce mec est borné, il ne s’en laissera pas compter ! Après tout, il fait son boulot, peut-être un peu plus ! » … - Et si je t’écorche, je te perfore les genoux, tu te mettras à table après ? Le ton est sans conviction, Zarko est las, il n’éprouve aucune antipathie particulière. - Fais pas le dur, Petit ! Tu n’as encore tué personne ! Il est temps d’arrêter les conneries… - Je n’ai pas le temps de m’occuper de toi, Poulet ! Qu’importe après tout ! Tu parles beaucoup sans savoir et surtout de ce qui m’indiffère. Renseigne-toi mieux la prochaine fois ! Tu pourras dire merci à ton étoile ! … - Le gars de l’hélico, sur lequel tu as tiré, est seulement blessé, une chance ! Si tu te rends maintenant, tu ne prendras pas perpette ! Alors que dans le cas contraire, c’est peut-être la fin immédiate et prématurée : la tombe ! À ton âge, quel dommage ! Tes petits copains te feront pas de cadeau ! - Ok ! Poulet ! Je t’appellerai à mes funérailles ! Zarko éclate d’un rire nerveux : - Mais je ne suis pas encore mort ! Faudra payer le prix ! T’aurais dû faire curé, gendarme ! Tu as raté ta vocation. Maintenant, ferme ta gueule ! Tu me fais chier ! J’ai pas envie de retourner dans leur cage. Tu sais pas ce que c’est, toi ! Les dés sont jetés, j’ai joué et je vais jusqu’au bout ! Tu pourras leur dire… Perdre ou gagner, cela ne change rien au final, l’important, c’est la manière ! Adieu, Poulet ! Le vieux continue à parler, mais Zarko ne l’entend plus. Il pense de manière impromptue qu’il peut se procurer une tenue de gendarme à bon compte : un vrai passeport pour sa cavale ! Le jeune gendarme a des mensurations proches des siennes. Il lui enlève ses souliers et son pantalon, se dévêt et lui passe les siens ; puis il prend un des pistolets 7,65, l’arme et le pose sur le flanc du jeune gendarme, défait une menotte, tire et la fixe à la cheville du type. Le vieux gendarme gémit, écartelé en biais, un genou à terre. Zarko recommence la même opération de l’autre côté. Le vieux gendarme, derrière le tronc, est maintenant accroupi. Zarko intime alors au jeune d’enlever veste, pull, chemise et cravate. Le vieux gendarme s’en mêle à nouveau : - Tu t’égares, Petit ! Tu additionnes les délits : coups et blessures volontaires, enlèvement et séquestration d’agents des forces de l’ordre, vol et port d’armes de guerre et de matériel militaire, et maintenant, outrages, vol et port indu d’uniforme, sans parler du reste, tu… Furieux, Zarko fait le tour de l’arbre, pose son pistolet sur le genou du vieux bonhomme : - J’en ai rien à foutre de ton paternalisme et de tes litanies. Tu peux te les foutre au cul ! Ecoute ! Si t’as pas compris la situation, tu joues avec ta vie ! C’est dommage pour toi ! Un mot de plus et je passe à l’acte, pigé ? Son ton trahit une réelle détermination ; puis, s’adressant au jeune : - Démerde-toi ! J’ai assez rigolé comme ça avec vous ! L’opération effectuée, il finit de se travestir et jette son pull aux pieds du jeune gendarme : - Je te conseille de te fringuer, la température est plutôt fraîche ! Le type ne prononce pas un mot et endosse son nouveau et vieux vêtement. Zarko lui refixe les menottes aux poignets, puis s’humanise, il sent la crainte chez cet homme. Zarko regarde derrière sa tête, avec une lampe-torche qu’il a trouvée dans la voiture, le sang a coulé sur le cou. D’ailleurs la chemise que Zarko porte maintenant, est humide au col : « bon ! c’est pas trop grave, il s’en remettra ! » Il se dégoûte, il secoue la tête : « quelle chierie quand même ! » … Il sort une cigarette, l’allume et la met entre les lèvres de l’infortuné : - Rien de cassé ? L’autre secoue la tête. - Désolé, mon gars ! Bonne nuit quand même ! Il en tire une deuxième, la présente au cinquantenaire, de l’autre côté du tronc, qui l’accepte : - Bon, voilà ! Ça te fermera le bec ! … Tu m’en voudras pas, mais il faut que je me tire en vitesse. J’ai un programme plutôt chargé ! 5
Aliotta
soupire et rêve. Pour que son rêve vive, elle laisse un phare cruel
ausculter les ténèbres, laissons-le dissoudre les brouillards de sa vie
intérieure, de sa mer intérieure. Il tourne au cauchemar. Il éclaire
maintenant les multiples cloisons qu’il faudra découper au chalumeau,
une par une. Au fond, très loin, existe un nid, là-dedans, un œuf de
dinosaure, et dedans encore, un petit canard boiteux : « il erre dans
les alambics et les serpentins et d’Odin, en ces fraîcheurs du petit
matin, il est la lanterne qui se balance, la nuit venue, aux haubans
perlés des navettes à canuts. Il veille, esprit lugubre, lueur
fantomatique, sur un univers barbare d’osiers métalliques, titube et se
perd en ivresse de solitude, flux et reflux aux nausées de grande
amplitude. Un pas perçu et Gilgamesh est survenu, ému, un lampyre au
désert s’est souvenu, ils ont allumé cent néons sur l’iléon, recherches
impromptues, profané le panthéon. Atmosphère feutrée, émanations
délétères, comme un djinn est sorti, la phobie à cet air, et ils ont
fui, les ailes de la panique aux cuisses, tandis que surgissaient, en
bleu de chauffe, cent suisses. Hurlent, des sirènes, et galope tout un
tintamarre, l’Assyrien qui, d’une hache à incendie, s’empare, à grandes
envolées, massacre, l’autre suit, affolé, portes et chambranles
éclatent, et se fend, le filet. Sept heures, Gilgamesh s’est évanoui en
fumée, et, de coursives en canaux, monte, flot affamé, alors, sifflé,
il saute aux câbles de la cité, homme de la jungle perdu qui s’est
précipité. Il descend dans un puits, à ses rudes lianes, pendu, vers
ces floraisons hostiles de mufles tendus, et, pris de fureur noyée en
vacarme strident, il saute dans son gréement comme suppôt de Satan. Il
a sorti un pistolet et se démène, ébouillante ce grouillement de fête
foraine, les bras qui avançaient, retombent, sarments cassés, une tête
explose et roulent, des grappes de gemmes pressées. Folie de tuer,
folie de détruire les siens, flingue acculé qui se déchaîne et puis
plus rien. L’usine s’efface, plus de salle à machines grondantes, il
vole dans le gris sur une engane miroitante. Dessous lui, apparaît une
pelisse de toundra, claque, souvenir oublié à son cou, un madras qui
est tout son arc en ciel dans les tribulations, et, fétu à son
parachute, dérive l’Ixion. Plus il descend, plus il entend des
hurlements, ils courent sous son ombre et guettent ce prochain moment,
ils sont des loups roux comme chow-chow d’appartement, et baignent dans
cette euphorie des souls garnements. Il s’est remis de même à cribler
ces échines comme il abattait les pieux servants de machines, mais
enfin il atterrit et boule dans l’hermine, et sans le temps de replier
sa voile, sonnent matines. Il s’est dépêché à grimper sur l’arbre tout
proche, traînant son aile de soie unie que neige accroche, et les loups
s’en emparent, la déchiquètent, féroces, et il s’agrippe, scié par les
liens tirés, atroces… » Aliotta sursaute et se réveille, gisant battu !
L’aube blafarde tâtonne par les interstices des volets, d’une saccade,
elle se retourne dans le lit défait : son amour n’est plus là ! Elle
est dans le cirage et pose un regard, hébété, sur le réveil, elle
soupire et s’étire… Elle se redresse… Et son corps nu apparaît,
splendide… Elle l’appelle, un timbre d’angoisse déjà dans la gorge.
Elle se lève, sa grotte de Bethléem, tiède, se redispose, et ses deux
seins, galbés en pamplemousse, sautent dans un souffle, dans la course…
Il est parti ! … Aliotta pleure, silencieuse, sur le lit, la tête dans les vagues, les yeux dans le vague, ses doigts font frémir la feuille, le message est lapidaire, simple et grandiose : « Mon Adorée, je vous laisse la voiture qu’il faudra rendre au berger. Merci pour lui, merci pour tout. Vous et votre fille êtes des anges, vous êtes une femme très admirable, très attirante, aussi bien dans votre âme que dans votre corps. Je vous écris ces mots rien que pour vous et peut-être à bientôt. Baisers ! Requiem pour un déserteur. Tu te crois toujours sur un champ de bataille. Tu as raison, camarade ! La vie est un combat, on le mène à l’endroit et à l’envers, parfois dans tous les sens en même temps. Je suis déjà mort, mais j’ai vécu… Si tant en si peu de temps, mon histoire valait la peine d’être racontée, camarade, tu la trouveras dans mon sac que la rafale a troué… J’ai bien cru que je la rapporterai, encore froissée, mais toute chaude. Las ! L’oiseau est tombé, humainement et simplement, comme un sarment que l’on détache. À la vie, à la mort, j’avais cru… J’ai fait ce que j’ai pu. J’ai parfois volé trop haut, mais aussi bien bas… Je connais les beaux mots, mais aussi les gros mots. J’ai porté beaucoup de noms et souvent dit non ! J’ai douté, j’ai tué l’humain, j’ai failli et n’ai jamais goûté ; quelle chance ! … Je suis resté un oiseau en traversant le monde des « hommes », j’ai partagé leurs rêves et leurs déchirements ; mais je n’avais pas leur âme. Le poète n’a jamais l’âme d’un homme, c’est pour cela qu’il doit mourir jeune. Lis cette histoire, camarade, ceci est mon testament et mon dernier coup de fusil ! » Le cœur bat le tambour dans la poitrine d’Aliotta, si merveilleuse, si belle, il explose, Aliotta explose en sanglots : « Ah ! grandiloquence de cet être, encore un enfant, que je n’ai pas su retenir… Comme je l’aime, ô mon Dieu ! ». |