- III -1 Le
capitaine Bousillac fait les cent pas sur le pont de Porto. La
maréchaussée a mis un barrage en place à cet endroit stratégique qui
commande le passage, sur un axe nord-sud, par la route départementale
81 qui longe la côte. Des points de contrôle sont aussi en place à
Bellavista et Ota. Bousillac n’est pas trop content du dispositif mis
en place, il trouve les mailles du filet trop lâches, il faudrait plus
de moyens pour « recueillir » à coup sûr le déserteur ; mais
le colonel s’est emporté : « pourquoi
pas l’aviation et la marine pendant qu’on y est ! Il ne faut pas faire
d’une forte tête, mauvais garçon qui plus est, un martyr ou un trublion
légendaire. On va le récupérer pour l’usiner au moule, après quelques
mois au trou, et le mater ce bachi-bouzouk ! De toute façon, vous
travaillez en coopération avec la gendarmerie qui prend la direction
des opérations, c’est son rôle, et avec nous, ils sont habitués, c’est
pas la première fois ! » Seulement la forte tête est un
peu trop pleine : déjà un niveau d’instruction supérieur à la moyenne,
au vu du dossier, et pas mal d’astuce, si on s’en réfère aux derniers
jours. Le dénommé Zarko, d’origine macédonienne, est habitué au relief
et au maquis des régions balkaniques. En outre, c’est une loutre qui
sait contourner les pièges du pêcheur et détruire ses filets, quand
elle est piégée. Bousillac a noté aussi que le grand-père de ce «
rogaton » était officier, dans les rangs des maquis communistes en
1944. Il soupçonnerait volontiers cet élément d’être dangereux, en
temps de guerre, pour la cohésion et le moral des armées. Pour l’heure,
heureusement, il n’est qu’un petit croque-mitaine qui accumule les
errements d’un desperado.
Bousillac regarde le Porto à ses pieds, qui s’élargit en estuaire. Il est sept heures trente et un petit froid sec le saisit, en ce début de matinée d’octobre. La circulation est très fluide et les six hommes du barrage ont peu de choses à faire. Les deux motards discutent, le séant appuyé sur la selle. Un peu plus loin, se trouve, sa voiture, avec le chauffeur à l’intérieur qui attend poliment, en lisant un magazine. Bousillac a mal dormi et s’apprête à rejoindre Vico où il a établi un P.C. en liaison avec la gendarmerie. Une voiture arrive au bout du pont, par le nord : une R-4 de la gendarmerie. Bousillac n’y prête pas attention et continue vers sa voiture : une de plus ou de moins, les mouvements des forces de l’ordre sont fréquents, en ce moment, et ne devraient pas faiblir avant l’arrestation de ce déserteur, armé et dangereux, qui n’a pas hésité à tirer sur un hélicoptère et blesser grièvement un gendarme. On lui a d’ailleurs fait comprendre, courtoisement, qu’il n’était là qu’en qualité d’observateur et d’officier de liaison inter-armes : une espèce de consultant technique en somme ; aussi n’a-t-il pas à se mêler du travail sur le terrain, il est juste venu s’assurer de l’efficacité d’un dispositif qu’il trouve trop léger. Le déserteur est à pied et nul vol de véhicule n’a été signalé à ce jour, dans la zone spécifique de première recherche : un gros quadrilatère qui s’est élargi jusqu’à l’Ile Rousse et Ajaccio. Aussi devrait-on, à son avis, autant surveiller les ports et les cols que les routes qui sont peu nombreuses dans le secteur et mieux répartir les moyens, sinon les renforcer notablement. Les autres replient la herse, la voiture passe dans la chicane et arrive à hauteur de Bousillac qui regarde machinalement le conducteur solitaire : surprise ! Bousillac en avale son dentier. C’est lui ! Il le reconnaît, il a assez potassé son dossier et le trombinoscope. Il crie, fait signe. La voiture pile, un canon sort par la fenêtre, l’avant de la Peugeot 204 de fonction explose ; puis la portière de la R-4 s’ouvre. Bousillac voit en un éclair l’énergumène et ses deux pistolets-mitrailleurs à chaque main. Il se jette de côté, atterrit au bas du talus et roule dans un fourré. Il entend crépiter longuement les armes automatiques… Zarko ramasse toutes les munitions qu’il trouve, finit de mettre hors de service les véhicules, détruit les postes-radios. Tous les hommes du barrage sont hors de combat, ils n’ont pas eu le temps de riposter. Le conducteur de la 204 est mort, couché sur le volant. Seul, cet officier lui a échappé, Zarko n’a pas le temps ni l’envie de le rechercher, il s’en moque : par un rapide coup d’œil au bas de l’ouvrage, il se rend compte que le survivant ne peut représenter une menace imminente. Il ramasse son képi sur la chaussée : « trois liserés, un capitaine ! Tiens donc ! » Il jette le couvre-chef déchu et le piétine sauvagement. Il bondit dans la voiture et redémarre, ne laisse derrière lui que fumée et ravage. Il n’a pas fait dix kilomètres sur une route en lacet, à travers les monts et les roches, qu’il se retrouve nez à nez avec deux autres motards. Ils lui font signe de la main, il répond à leur bonjour et continue sa route comme si de rien n’était. Trente secondes s’écoulent et il revoit les deux loustics dans son rétroviseur. Zarko pressent un nouveau coup dur et se prépare. Il sait que, tôt ou tard, les ondes vont propager le branle-bas de combat, cette voiture traîne des gamelles derrière elle ; mais mieux vaut tard que trop tôt ! Il aimerait inscrire plus de distance au compte de la mécanique : « voyons voir ce qui les démange, ces Huns ! » … Il entend les sirènes maintenant et voit les motards se mettent de front, il ralentit, un lui fait signe de se ranger à droite, ils mettent la main sur leur étui de pistolet et défont la lanière de fixation. Zarko comprend sans peine leur intention, au lieu d’aller à droite, il va à gauche, arrête en catastrophe, bondit dans le fossé et arrose de bas en haut : parce que le MAT 49 monte tout seul dire bonjour au ciel ! Par contre le ciel, lui, tombe sur la tête des pauvres types qui sont culbutés, leurs bécanes s’affalent sur la route. Ils ont eu quand même le temps de faire usage de leurs armes, en particulier des P.M. qu’ils portaient pendus au cou, Zarko a entendu des balles frapper la voiture et gicler autour de sa tête. La voiture est même inutilisable, picotée sur un côté, les vitres en miettes et deux pneus crevés. Il ramasse tout son barda et rentre dans la montagne. Il n’a même pas atteint Piana, mais cette fois-ci, il possède une carte. Zarko suppose que ses heures sont comptées, presque une certitude, et il ne ressent plus aucun stress, il est calme et lucide. Il a joué, perdu, et va payer l’addition… « Quand on est perdu, il n’y a plus qu’à rire, c’est la meilleure façon de partir ! » Et puis soudain une ombre passe, il arrête de siffloter, sa gorge se serre, il pense à Aliotta et devient triste : « La boue et la ronce, vaine lice ! La flaque vive dans l’esprit est un vol qui croasse à mes sens. Que je le crusse ou non, la sympathie est parfois le nœud coulant qui nous étrangle ». Dans les montagnes corses, Zarco perd le fil : le fil d’Ariane de sa raison, dans le dédale du Minotaure aux pandores. Il a peut-être une infime chance de trouver un bateau à la Marina de Ficaiola, assez proche, mais il ne se dorlote guère d’illusions : « ils vont surveiller la côte de près et sont capables d’envoyer un détachement de haut bord, rien que pour me coller au bord ! » Zarko disjoncte un peu et se dorlote d’humour. Il est tellement mal embarqué qu’il se demande où débarquer, autant dire comment s’y prendre ! Il sent avec acuité le piège se refermer sur lui. Il fait un inventaire tout en peinant au flanc d’une barre rocheuse. Il dispose d’un fusil MAS 49-56 et de huit chargeurs moins deux balles, de deux pistolets-mitrailleurs MAT 49 et huit chargeurs plus un entamé, de deux pistolets 7,65 et quatre chargeurs, plus la baïonnette : « je suis une véritable armurerie ambulante ! » … Zarko part d’un monologue rieur et hystérique. Zarko surplombe maintenant la marina. Il épie à la jumelle et observe une agitation folle, dans et sur le rivage, autour de la crique. Il dénombre un car et deux camions Simca Marmon, des dizaines et des dizaines d’hommes en treillis, armés et casqués, un zodiac de la gendarmerie et même un patrouilleur, armé d’un petit canon ou d’une mitrailleuse lourde. Il est à environ quatre cent mètres de la concentration, mais il doit traverser une route, en contrebas de sa position, pour continuer sur l’ouest ; car il veut à tout prix conserver en ligne de mire les flots, qui valent à ses yeux plus que des coulisses salvatrices. D’ailleurs revenir en arrière ou sur l’intérieur des terres, c’est revenir sur la trace de ses exploits et plus sûrement se jeter dans la gueule du loup : « faire durer le plaisir, c’est pas l’emboutir !… Et traverser la « voie sacrée », en plein jour et à découvert, ça ne risque pas d’être une partie de plaisir ! » Zarko se gratte le menton où coulent des rigoles de sueur. Il a un problème mais doit se décider vite. De toute façon, le seul bateau qu’il prendra ici, est la barque du nocher des enfers ! Le colonel hurle au téléphone, il vient de recevoir une communication du préfet, qui lui a mis du piment au palais et un vibraphone sur la langue ! Bousillac se fait incendier la cervelle, même en tenant le combiné à distance : - On va régler cette affaire en famille, foutez-moi ce torpédo en l’air ! C’est une honte pour l’armée ! Je compte sur vous pour neutraliser ce dingue au plus vite ! - Mon colonel, si je peux me permettre, on n’arrête pas un char d’assaut avec une lance à incendie ! J’ai vu ce dingue, comme vous dites, à l’œuvre et de très près ! Il m’a semblé doué et vif de la comprenette, et partant de là, de la gâchette. Il me faut du renfort : au moins une compagnie, et pas des gars à l’instruction, des confirmés ! - Bon ! c’est d’accord ! Je vous envoie la compagnie d’alerte de Bonifacio, par Solenzara, mais arrêtez-moi ce damné Yougo ! Il va déclencher une guerre civile ! Le capitaine Bousillac n’est pas un tendre, sa réputation est bien établie, il l’entretient même plus par souci d‘efficacité que de coquetterie. Dans les circonstances présentes, il sait qu’il faut agir vite ! Les éléments qu’il a rassemblés, sont édifiants : le puzzle est devenu un tableau qui donne froid dans le dos. Il a consulté le rapport des gendarmes sur les évènements de cette nuit, à Bussaggia, et le souvenir de Porto est tout chaud : « bilan : quatre morts et cinq blessés avec les motards. Ce mec est un fauve humain : fauve parce qu’il a les armes, l’aptitude au combat et l’instinct du prédateur ; humain parce qu’il fait preuve d’humanité et d’émotivité selon les cas. C’est dommage, on aurait pu faire quelque chose de lui ! » 2
Zarko
est arrivé en haut de la crête, le soleil est au zénith, une brise
marine bat le bourdon sur ses tempes. Il a encore trouvé l’énergie
nécessaire à gravir ce saillant, canine tellurique, qui domine d’un
côté la mer et de l’autre, une gorge où passe un coude de la route. La
carte porte mention de la Bocca d’Osini, à cet endroit. Zarko n’est pas
mécontent d’être arrivé ici, sans incident ou drame supplémentaire et
dans des délais honnêtes. Il décide de griller une cigarette et de
faire le point. La place permet de voir venir. Zarko se cale dans les
rochers et mange un peu, il se donne du ressort au mental et l’espoir
revient un peu. Il glisse, dans sa solitude, aux emports du paysage. La
féerie est ici dans l’âpreté de la nature, elle transporte dans le dur
et crée des miracles : « je
pourrais essayer de me greffer ici, cet après-midi, et digérer le
crapahut. Ce soir, je descendrai en catimini et suivrai la côte qui
doit être très sauvage. Qui sait ! Je peux trouver une embarcation à
l’ancre ou me faire transporter, de gré ou de force, vers la Sardaigne.
De toute façon, dans les ports, je risque de trouver partout des
comités d’accueil… Je dois me débiner de ce coin à toute vitesse, pas
la peine de faire du surplace ! Quant aux routes, n’en parlons pas ! Il
n’y en a qu’une seule de valable dans le secteur, et ils vont la
transformer en chemin de ronde… » Soudain Zarko se fige :
dans le ciel échevelé, un point noir a surgi et grossit à vue d’œil. Il
reconnaît le vrombissement caractéristique de l’hélicoptère, Zarko se
tasse, s’incruste dans le décor ocre et rose de roches et de chevelures
émeraudes, il prépare ses armes machinalement, réflexe de la bête
traquée : « ils me
foutront jamais la paix, ils en veulent du fromage ! Faut dire qu’avec
la veste que je leur ai mis tout à l’heure, ils doivent chercher le
tailleur ! » Le gros frelon est là, en l’occurrence un
Puma : un transporteur de troupes. Son rotor principal le met en
sustentation à un mètre du sol, sur le sommet. Zarko commence à l’avoir
mauvaise, l’humeur : « la
place était trop belle ! c’est évident qu’ici, on surveille un bout,
avec la route en plus. Punaise ! j’aurai dû décamper avant !
» des types commencent à sauter : un, deux, trois, quatre… Le quatrième
porte un fusil-mitrailleur, les bandes croisées sur le tronc. Zarko
s’émeut, il sait que la position va être verrouillée et que lui va
dérouiller, dans les minutes qui suivent, s’il attend que le groupe de
combat se disperse et prenne position, surtout avec un
fusil-mitrailleur à l’appui. Ni une ni deux, il prend son fusil, ajuste
l’équipage derrière la verrière du cockpit, à soixante mètres, et fait
un quadruplet sur la cible, l’appareil bascule, heurte une saillie des
roches et disparaît à la vue de Zarko qui fusille encore, dans son
saut, un homme qui tente de quitter l’appareil en perdition ; puis,
jetant son fusil dans le même temps, il surgit comme un diable hors de
sa cachette, les deux P.M. en bandoulière, tenus ferme à chaque main,
et part à l’assaut des cinq hommes déjà à terre, encore groupés, à
découvert et très surpris. La bataille est très brève, trois hommes
tombent immédiatement sur place, un autre peut se mettre en position de
tir d’un bond de côté, n’arrive pas à ouvrir le feu à temps, est
foudroyé par une rafale à bout portant au pas de charge. Le cinquième
se dérobe, dérape sur la roche, se traîne derrière un buisson, se terre
dans une anfractuosité. Les traces de sang se repèrent aisément, il est
blessé certainement. Zarko contourne l’obstacle dérisoire, le surprend
de côté, l’autre essaye de soulever son arme et de viser, Zarko plaque
son P.M. sur la roche d’un coup de pied, l’homme plaque sa main sur la
cuisse d’où le sang gicle, la fémorale est touchée. Zarko le reconnaît…
Il le désarme promptement. Le caporal Caobang n’a plus guère de temps à
vivre si rien n’est fait. Zarko lui enlève sa ceinture, l’enroule, met
un bout de bois en guise de tourniquet, serre autour de la jambe juste
au bas de l’aine, déchire un pan de sa propre chemise de gendarme et
lui met dans la main, en guise de pansement compressif. Le caporal
Caobang plisse encore plus ses yeux bridés, dans une moue ironique. Il
y a quelques semaines, il était encore l’instructeur de Zarko. C’est un
homme juste et courageux qui connaît l’injustice et la peur, il est né
dans les campagnes du Viet-Nam. Caobang a tendu la main un jour à Zarko
emporté par le torrent des vindictes. Il était l’arbre, au bord de
l’eau, qui aide à lutter contre le courant du mauvais sort ; et ; voilà
que Zarko le remercie d’une balle dans la peau… Les deux hommes se
regardent face à face, l’un debout et rendu, l’autre allongé et
perclus, tous les deux sont émus. Pendant quelques secondes passent
entre eux, les étincelles du court-circuit, du regret, de l’impossible
amitié, de l’incommensurable stupidité du monde qui les sépare :
- Belle action, Zarko ! Rien à dire, tu as fait des progrès ! C’est drôle, je te voyais pas en flic ! - Désolé, caporal ! Tu es le dernier sur lequel j’aurais voulu tirer… - À ta place, j’aurais fait pareil ! Pour choisir, il faut avoir le choix, le tien est limité, et j’ai peur qu’il se restreigne encore ! Zarko ne répond pas, il s’en va. Il est trop tard. L’heure est trop grave, trop indue pour la philosophie. Il regarde les hommes fauchés, décompte les morts et les vivants, ramasse les armes, récupère quelques chargeurs en plus et des grenades offensives, balance, dubitatif devant le fusil-mitrailleur A.A. 52 qu’il met de côté malgré ses onze kilos, et, il jette le reste dans le ravin où, encastré d’aplomb sur un encorbellement de roches, finit de flamber le Puma. Puis, repassant devant le corps du sergent, probablement le chef de groupe, un jeune blond, les yeux bleus grand ouverts sur le ciel éternel, il lui ferme les paupières et prend son poste-radio qu’il va porter au caporal Caobang : - Tiens ! Ça fait encore partie des choix qui me restent. Signale ta position ! Il y a encore deux autres blessés, pour ceux de l’hélico, c’est fini ! Tu pourras leur dire qu’ils me prendront jamais vivant. Adieu Caobang et bonne chance ! Zarko tend la main, Caobang la prend, secoue la tête, navré, et leurs regards ont tressé en dix secondes une couronne du respect. Ils ont dit ensemble, muets : « chienne de vie ! » et Zarko est parti sans se retourner, le fusil-mitrailleur sur l’épaule, une bande engagée. 3
Les
deux capitaines ont une analyse commune, des points de vue qui
divergent, ils les comparent sans aménité. Il sont dans un petit carré
de bruyères, au bord du grand sentier de la gloire, qui chevauche la
pointe Vardiola. Ils tirent les fleurets, s’affrontent à pointe
mouchetée. Une tour se détache dans le lointain, cône monstre de jeu
d’échec, qui veille sur la mer et défie le temps sur les dentelures
rougeâtres. Des échanges de coup de feu ont eu lieu dans la nuit, épars
signes sans concession. L’objectif du rouleau compresseur humain est
plutôt de repousser et d’acculer la bête dans son réduit. Le Capu Rossu
est sans échappatoires, une véritable souricière ; mais la puissance de
feu et l’agilité du déserteur sont impressionnantes. Il combat pied à
pied, dans de terribles retours de flamme, oblige les soldats : des
ex-compagnons d’armes, à se courber et ramper à terre. L’homme, pris au
piège, est venu tâter le cordon qui se resserre. Il faut avancer pièce
par pièce, ne laissant aucun interstice dans le dispositif. Au cours
des dernières heures, à la série galopante et vertigineuse de ses
méfaits, viennent s’ajouter une kyrielle de blessés et trois morts. Le
fauve a encore toutes ses dents, la volonté de survivre et l’art du
coup de griffe. Une force étrange le commande qui refuse l’inéluctable,
l’incontournable fin. Quelque part, Bousillac admire cet entêtement
extraordinaire, le déserteur possède ses propres valeurs, c’est
évident, mais qui respectent un certain sens de l’honneur et du
panache. On ne brise pas la vie d’un tel homme pour le plaisir, dans le
devoir, on peut injecter la manière :
- Tu ne vas pas quand même faire donner ta section de mortier pour aplatir un seul mec ! C’est un pion désemparé qui va tomber tout seul… Le capitaine Aurèle s’indigne : - Ça se voit que c’est pas toi qui morfles ! J’ai souci d’économiser la vie de mes gars. Je vois pas pourquoi on se gênerait, seul le résultat compte : le mettre hors d’état de nuire une bonne fois pour toutes ! Je te rappelle qu’il a un F.M. et qu’il fait pas dans la dentelle. J’en ai rien à foutre de ce fondu ! Il n’est même pas capable de se suicider tout seul ! - Tu parles ! Il attend qu’on vienne le chercher ! Moi, je te signale qu’il n’en serait peut-être pas là s’il avait continué son chemin et laisser crever tout le monde à Osini. Il aurait pu filer à l’anglaise, au lieu de cela, il a carrément donné sa position ! Il s’est sacrifié pour sauver un copain ! Tout déserteur qu’il est, ça mérite le respect ! - Ça, j’admets ! C’est pas un salopard du commun des mortels, mais c’est un fléau hors norme ! Il est trop dangereux ! Il tire d’abord, fait l’ambulance ensuite. Son copain, il n’a pas hésité à le descendre… - C’était dans le feu de l’action, il va jusqu’au bout de sa logique, il fait sa guerre, pas la vendetta. Il épargne son monde, évite la bagarre quand il peut. C’est plus les circonstances qui commandent… - Je ne sais pas ce qu’il te faut ! Il a quand même onze morts sur la conscience, rien que là-bas, plus un hélico ! … Ça commence à coûter cher à l’armée française, cette histoire, et tu voudrais en rajouter, toi ? - Il sait qu’il est foutu, mais il nous fera chier jusqu’au bout ! Tu vas faire monter les enchères. Si tu permets, je vais précéder le mouvement maintenant. Il y a peut-être moyen de le raisonner et de l’arrêter en douceur… Aurèle souffle, sceptique : - Il est déjà bon pour la guillotine ! Mais enfin ! Je vais pas m’y opposer ! Après tout, c’est ton boulot ! - Un dernier détail, au cas où tu l’aurais oublié, ici, nous sommes en France, dans un parc naturel, avec une tour génoise à préserver, et pas à Guadalcanal… Bousillac cligne de l’œil, malicieux, et fait demi-tour sur place. C’est la première fois depuis longtemps qu’il ressent une excitation dans ce qu’il fait… Du haut de la tour, dite de Turghio, où il s’est posté, Zarko voit s’avancer les deux hommes. Il les observe longuement à la jumelle… Ils n’ont pas d’armes, un capitaine et un sergent, les fourragères blanches et les brassards rouges et verts de la police militaire. Il saisit le fusil-mitrailleur. Il les laisse s’approcher sur la pente abrupte qui mène à sa « citadelle ». Le silence des hommes s’installe et le chant de la nature se propage… Sauvage instant ! À cent pas avant la jonction, il leur envoie une rafale droit devant. Sur la sente, volent, des éclats de porphyre et de granit. Les deux hommes s’immobilisent : - Rends-toi, Zarko ! C’est fini, il n’y a plus rien à espérer ! - Pas question ! Jamais debout mais les pieds devant ! - Sois honnête et digne ! T’en assez fait ! Où ça te mène ? - Au Merde ! Comme Cameron bis, tu comprends, capitaine ? - À ton aise, tu l’auras voulu ! Sans quartier, à partir de maintenant ! 4
Au
crépuscule de ce 22 octobre, les portes de la rémission s’ouvrent
enfin. Zarko n’a plus de munitions sauf deux balles de fusil. Le combat
a été âpre, il a dû quitter sa « citadelle » pour éviter l’encerclement
et durer, à faire perdre haleine et le sens et les réserves. Le
capitaine Aurèle a reçu une balle au travers de la mâchoire, en se
portant au devant de l’attaque.
La cohorte épuisée et énervée s’approche dans un tremblement de fureur, de tirs et d’explosions du dernier refuge de l’irréductible : un quartier de rocs au bord de la falaise. Tapi derrière, Zarko ne répond plus, il regarde à quelques centimètres le bord du précipice et au-delà, le couchant qui cuivre la grande baille mauve et turquoise. Son visage d’adolescent affiche un sourire énigmatique ou un rictus de souffrance, nul ne le sait ! Il est déjà détaché de son sort. Ils le voient se lever lentement face à eux, l’arme plaquée en oblique sur la poitrine, canon levé au ciel. Alors d’un coup, le feu cesse, un silence solennel pèse sur la terre. On entend chanter le vent, clamer la mer. Zarko semble regarder loin devant : - Halte ! Cessez le feu ! Bousillac s’avance au-devant de la première ligne, en intimant l’ordre de la main. Decrescendo, la tension retombe… Timidement quelques armes se baissent, d’autres gardent la menace, le doigt sur la gâchette. - Il n’a plus de munitions ! Prenons-le vivant ! « T’as qu’à croire, mon pigeon ! » : le sergent Pétaulapin est certain du final. Dans l’O.A.S. il a déjà vu des gens qui vont jusqu’au bout, qui savent mourir pour une idée. Causes entendues ou causes non soutenues, qu’importe ! Les gens ne savent pas se reconnaître et s’assumer dans leur différence, hormis les différents… Bousillac s’approche de Zarko, range son pistolet dans l’étui, il va parler. Zarko ne cille pas, ne bouge pas : - Une dernière fois, rends-toi, Zarko ! Tu as eu ton baroud d’honneur ! T’as gagné ce que tu cherchais ! T’en prendras pour longtemps, pour longtemps : très longtemps ! Mais ta seule solution, c’est de finir debout, comme un homme qui regarde les choses en face ! Zarko explose de rire, un rire sardonique, démentiel qui gèle toutes les épines dorsales, présentes. Bousillac a le temps de penser : « Nom de Zeus ! Il débloque à mort ! » Zarko tire ses deux balles en l’air, se renverse et tombe à la mer… Il s’ouvre au tombeau et vole en oiseau libre… Bouches bées, tous les hommes ici présents sont interdits ; puis un enlève son béret vert et le tient à la main, d’autres l’imitent. Pétaulapin sonde la profondeur du gouffre et jette un regard distrait sur la surface mouvante, fenêtre d’un grand vide : « c’est fini ! Putain ! ce con ! … C’était quand même un légionnaire ! » Le soldat Vélovic, à côté de lui, hoche la tête : - Un mec qui sait partir, ça se respecte quand même, hein ! sergent ? Pétaulapin enlève son chargeur, met le canon en bas, et s’en retourne sans rien dire, sans retourner la tête… La Mer a englouti Zarko, elle ne l’a jamais rendu. Qui sait ! Peut-être, un jour, une métempsycose nous le rendra sous la forme d’un oiseau blanc dans la nuit : une chouette qui veillerait sur votre conscience, ou d’un loup dans un corps d’acier, qui viendrait secourir votre citadelle d’intelligence. FIN.
Le 31 juillet 1997 © Jean-Jacques REY, 1997 |