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- II -



1

    C’est un aboiement qui l’a réveillé en sursaut. Il saisit le fusil, enlève le cran de sûreté et se plaque contre le mur, dans la pénombre. Il entend gratter sur la porte puis elle s’ouvre, un chien saute sur Zarko et il lui fracasse la gueule ouverte, d’un coup de crosse, juste après il tient sa baïonnette sur la gorge d’un type, le doigt sur la détente. L’invité surprise est dans l’encadrement, les yeux écarquillés, il n’ose plus bouger, et Zarko voit son visage se crisper de frayeur. C’est un vieux bonhomme pauvrement vêtu de vieux habits : veste, gilet et pantalon, plus un chapeau de feutre noir. Il a laissé tomber son bâton à terre. Zarko le pousse à reculer. Dehors, il ne voit que sa voiture, une vieille R-4 fourgonnette et rien d’autre. Il comprend vite que le berger n’est pas dans l’immédiat un danger, il baisse son arme, il s’en veut de ne pas avoir entendu le moteur. Maintenant il faut gérer de nouveau une situation insolite :
- Qu’est ce que vous faites là, monsieur ? C’est à vous, cette cabane ?
Le vieil homme hoche la tête affirmativement, ses yeux ont changé d’expression, Zarko y lit la pitié et la mansuétude. En plein jour, sa face burinée est même sympathique. Zarko a honte. La pensée l’a effleuré à l’instant d’emprunter ses vêtements et sa voiture, mais il ne peut pas : « ils n’y sont pour rien, je vais quand même pas être en plus un salaud ! Bien sûr, des fois, ils nous donnent ou font pire. On a bien retrouver Rudy, l’autrichien, avec une décharge de chevrotine en plein visage : va savoir le vrai ! Celui-là a l’air d’un brave mec ! » Il lui fait signe de rentrer :
- Ecoutez, monsieur, j’ai rien contre vous, je fais que passer !
Il roule ses affaires à la va-vite et s’apprête à partir. Il est déjà dehors, prêt à prendre la poudre d’escampette. Il jette un dernier regard, gêné :
- Désolé pour le chien ! J’espère qu’il n’a pas trop mal !
Le vieil homme est là sur le seuil. Il n’a pas encore dit un mot. Zarko sourit et lui tape sur l’épaule :
- À un de ces jours, peut-être !
Il se retourne et s’en va.
- Eh ! petit ! T’en vas pas si vite !
La voix du vieil homme est rocailleuse, il tend une clef dans sa paume ouverte… Zarko reste bouche bée, interdit. Là, il a du mal à mettre ses idées en place, ses neurones sont gélifiés ! Il hésite…
- Ça peut te servir, prends donc !
La face du vieil homme s’illumine d’un air d’amitié, un peu malicieux. Il insiste, le bras tendu, le cœur ouvert ; alors Zarko accepte. Il se force, voudrait donner quelque chose en échange, soudain il a une idée, il sort son porte-feuille et tire un puis deux, trois billets : c’est maladroit ! Le vieil homme lui plaque la main sur la poitrine :
- Non ! Dépêche-toi ! T’as pas le temps !
Zarko est confondu… Puis soudain il tire son paquet de cigarettes, le montre, interrogateur… Le vieil homme a un clin d’œil complice ; alors Zarko en sort une, lui présente, l’allume à son bec, et lui fourre le paquet dans une poche. Maintenant il est temps, il se précipite vers la voiture :
- Tente à la marina, à Bussaggia ! Il ne faut pas que tu roules trop longtemps !
Zarko lève la main en signe d’acquiescement, il ouvre la portière, montre la voiture :
- Je dirai que je l’ai piquée si ça tourne mal !
- Oh ! t’en fais pas ! Les pandores y picorent dans la main par ici !
Zarko ressort avec un fusil, il plie la charnière, note deux cartouches engagées, referme et vient remettre le fusil, en levant les yeux au ciel :
- Il vaut mieux que vous le gardiez, si vous y tenez ! Vous avez les papiers sur vous ?
- Oui !
- Bon ! je la laisserai bien en évidence !
Ils se serrent la main, plusieurs secondes comme une éternité, leurs regards au milieu près du bon dieu, Zarko voudrait dire autre chose, mais à quoi bon ! Les yeux sont toujours la vérité…

2

    Le sergent Pétaulapin n’en croit pas ses oreilles, il tient encore le combiné du récepteur, il est à la renverse sur le siège de la jeep :
- Bordel à poivre ! Il s’est volatilisé dans le djebel, le pédé ! Disparu ! … Pour une bleusaille, il tient la distance… Il nous fait cavaler. J’aurai bien aimé le dresser, cet enfoiré ! Maintenant on ne peut plus garder l’affaire pour nous : trop de pétard ! Bousillac est obligé de sortir le grand jeu et de s’allonger devant le préfet ! Ça va être sa fête à notre Zorba, Bousillac n’a pas l’air d’apprécier la plaisanterie !
- Il est armé comme un tank à ce qu’il paraît, sergent !
- T’occupes ! C’est un mignon ! Tu lui souffles dessus et il déshabille ! Il n’ira pas jusqu’au bout. Il n’a pas cousiner avec le baroud, lui !… Bon ! Nouvelle directive, démarre !
- Il a quand même fait un carton sur l’hélico et descendu un condé !
- Parce que c’est des rigolos ! Une bête aux abois, quand elle les a à zéro, il ne faut pas la forcer trop vite, faut l’épuiser avant ! … Allez, fonce ! On va sur Cargèse voir la poulaille justement… Ça va saigner !
- À mon avis, ils vont bloquer la côte d’Ajaccio à Calvi.
- Ouais ! il peut prendre l’avion aussi ! T’en fais pas, on pense pour toi, Petite tête ! Contente-toi d’exécuter la manœuvre !
La jeep de la police militaire rugit sur la route en serpentin. La nature est sauvage, belle, chamarrée, à cette époque de l’année. C’est un pays de poètes par ici, caractériel, mais la flamme au cœur : un refuge au soleil, une grotte au transfuge. Pétaulapin est songeur, il l’aime bien ce pays, il lui rappelle l’Algérie : « Ils n’ont rien vu venir, les cabossés de Vico, je me demande si c’est les trublions de l’A.R.C. ? … Ils en sont capables ! Ils n’ont pas de raisons de nous estimer particulièrement : pour eux, on est plutôt les suppôts du colonisateur… Enfin, drôle de coïncidence ! »

Avant de rôder du côté de Bussaggia, Zarko pense à se procurer des vêtements civils. Son treillis est en lambeaux et trop voyant, lui-même est malpropre et malodorant. On pourrait le humer de loin, sans repérer son aspect de loqueteux et sa boule à zéro : « Encore une invention pour mieux nous faire remarquer ! » La journée est bien avancée et il a toujours cette hantise du compte à rebours. Cette main tendue, il l’a apprécié, mais c’était un court instant de trêve. Il est de nouveau seul avec ses problèmes, l’essentiel est de ne pas commettre une nouvelle erreur. Arrivé sur une route bien goudronnée, il bifurque à droite, en direction de Partinello. Il a beau avoir baissé le pare-soleil et mis sa capuche de parka, il n’est pas tranquille. Il scrute par le pare-brise mais passe vite, il craint un barrage. La facilité du transport le déroute, paradoxalement, il a plus confiance sur ses jambes. Il recherche une maison isolée, par là, dans la campagne, au risque de perdre un peu de temps. Il se prépare mentalement à commettre un menu larcin, indolore ; parce que le vieux berger, rencontré tout à l’heure, l’incite à porter un regard différend sur l’environnement. En fait, ces insulaires, il ne les connaît pas du tout. Il est débarqué de fraîche date, et il vivait en vase clos : un « poisson » parmi tant d’autres, pris dans l’épuisette d’un mythe. Après quelques kilomètres, il la voit enfin cette maison ; et puis ; derrière… : l’apparition de la mer ! Il sourit, content, son moral s’élève en flèche. Il dépasse la villa, regarde, fait demi-tour : « non, rien ! Pas un chat ! Les volets sont fermés en plus… Qu’est-ce qu’il faut faire ? … Bon ! j’y vais au flan, je rentre carrément avec la voiture dans la brousse à côté, je fais le tour par-derrière en vitesse, je stationne, et je vois comment ça se présente : du monde : je fais le méchant pour impressionner ; personne : j’explose une porte ou une fenêtre, et je cherche des nippes pour mec ; pas la peine de tourner autour du pot ! C’est la meilleure la meilleure façon d’attirer l’attention ». Il met son projet en œuvre, avec célérité.

Il a dû fracturer une petite porte derrière, en se servant d’un marteau et d’un burin pris dans la voiture ; mais il trouve un pantalon en état correct, d’une taille voisine à la sienne, un vieux pull et même un ciré de marin qu’il embarque ; par contre il échoue à récupérer des chaussures à sa pointure. Il ne veut rien prendre d’autre, gribouille trois mots d’excuse, ajoute un peu d’argent, place l’ensemble dans l’armoire qu’il a visité, et redescend au rez-de-chaussée pour s’esquiver. Comme il se dirige vers le véhicule derrière la palissade, il aperçoit le visage d’un enfant, entre les pieux, qui le regarde venir. Son irritation est grande et sa déconvenue de passer inaperçu, aussi. Il n’a bien sûr rien laisser de son barda qu’il porte sur lui, mais se préoccupe surtout de la présence d’autres témoins gênants. Il se sent mal à l’aise, la conscience mauvaise et se passerait bien de cette rencontre. À première vue, l’enfant est heureusement seule, c’est une petite gamine aux cheveux châtains qui sourit, l’air candide, peu effarouchée. Elle est haute comme trois pommes, âgée de sept ou huit ans, et elle flotte dans une robe presque plus haute qu’elle :
- Vous allez à la chasse, monsieur ? … Mon pépé aussi, il dit qu’il n’y a plus beaucoup de lapins !
Zarko ricane dans son fond intérieur : « à la chasse ! … Si elle savait que c’est moi, le gibier, elle n’y comprendrait pas grand chose, la pauvre gosse ! » :
- Où sont tes parents ? Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu te promènes ?
Il ne trouve pas les mots justes, ce monde de l’enfance est tout près et pourtant si loin du sien... Des banalités d’usage meublent son embarras ; mais comment se défaire de cette ingénue demoiselle, sans éveiller ses soupçons si possible ? En tout cas, mieux vaut rester naturel, c’est fou ce qu’il a envie de deviser ! Il a l’air malin, avec ses armes et son barda, devant quelqu’un qui ne comprend pas bien leur signification et ne s’en formalise même pas.
- J’habite là-bas…
Et elle montre la route en direction d’est. Il est bien passé tout à l’heure devant un hameau, caché d’ici par une éminence. Il est distant d’à peine deux kilomètres à vol d’oiseau. Zarko n’est pas rassuré. Il est à peine cinq heures de l’après-midi et les activités communes ont cours. Il n’a pas envie de s’attarder outre mesure. Il est un peu plus présentable, mais sa mine est patibulaire. Il tient encore ses guenilles roulées en boule dans ses bras : «  je voudrais pas laisser de traces mais, bof ! on saura toujours qui est passé par là. Il n’y a guère qu’un enfant pour ne pas s’étonner de ma présence ici ! » Si, comédie, il y a, Zarko n’a pas le flair du psychologue, surtout pas avec les enfants : il est aussi spontané, instinctif qu’eux, mais c’est tout ! Cela ne lui permet pas de les comprendre mieux que d’autres adultes. Ce dialogue est surréaliste, il l’ennuie. La petite fille se dandine et le regarde bien en face :
- Vous êtes le nouveau propriétaire ? Il ne reviendra plus, monsieur Panatella ?
- Non, moi, je ne suis qu’un ami, et je dois m’en aller vite, avant qu’il ne soit trop tard. On m’appelle ailleurs !
- où ça ?
- Tu es trop curieuse !
La petite fille prend sa main et le regarde soudain avec un air entendu, Zarko s’attendrit, il lui caresse les cheveux, puis les joues :
- Vous savez ! J’ai vu des policiers, ils avaient des petits fusils comme ça…
Et elle montre le pistolet-mitrailleur pendu à son côté. Zarko prend un coup de poing dans l’estomac, il manque d’air, hébété :
- Vous êtes malade, monsieur ?
Zarko se reprend, il sourit douloureusement, la petite fille le regarde maintenant avec compassion.
- Où tu les as vus, dis-moi, mon poussin ?
Elle tire sa main et se retourne, d’un mouvement de son ovale de menton, elle lui désigne le nord. Zarko hoche la tête, désabusé. En même temps, il sent sourdre la rage : la rage de l’impuissance ; alors qu’il a encore toutes ses dents ! Il serait tout seul, peut-être cèderait-il au désespoir, mais la petite fille le regarde intensément, avec une sorte d’admiration maintenant qui le surprend, étrangeté sublime qui le galvanise. Elle colle son front sur le ventre sale de Zarko, et il la serre bien fort contre lui…
- Anaïs ! ? …
La voix douce, féminine, lui transperce les omoplates. Il se retourne brusquement, les deux mains sur le P.M. Une femme est là, une main plaquée sur la joue, son joli minois tiraillé de tics, elle frémit, le jugement dernier est dans ce regard horrifié. Zarko crispe son P.M. et ne peut même pas le lâcher, incapable de faire un geste. Il baisse les yeux, une honte intense le balaye, vent de tempête intérieure qui le renverse, pendu dans son gouffre, accroché des deux mains à une dernière souche. Il pourrait mourir là sans bouger. La petite fille s’enlève et va rejoindre sa mère :
- Maman, il est gentil, le monsieur ! Il veut s’en aller maintenant. Il connaît bien, monsieur Panatella !
Un silence se fait et Zarko se redresse, il ose affronter le regard de ces témoins. Elles n’ont pas l’impassibilité des juges, ni l’air sévère des procureurs, mais une lumière pénétrante de douceur qui le fige dans sa douleur, le pétrifie dans son étonnement. Les évènements, qui vont vite, ne cessent de le faire jongler avec ses sentiments. Il pense qu’elle a compris, la mère sourit comme l’enfant, mais avec une gravité qui soupèse les aléas. Zarko s’imagine qu’elle le prie instamment de partir, de s’évaporer comme s’il n’avait jamais plu et qu’elles ne l’eussent jamais vu ! Il bredouille, les parois buccales contractées :
- C’est vrai ! Je dois partir… Des obligations…
Il se racle la gorge et d’une voix à peine plus assurée :
- Au revoir, mesdames, bonne soirée !
Il pivote sur place et détale presque, empourpré.
- Attendez, monsieur ! Ne pourriez-vous nous rendre un petit service ?
Zarko se retourne encore, un peu éberlué ! Pour la première fois, il saisit la beauté de ce visage féminin et l’intelligence qui le commande, même s’il ne comprend pas tout. Elle s’est gardée d’accabler la gêne, hormis sa première peur, et maintenant elle s’ouvre comme une anémone, en faisant gonfler ses formes. Les pommettes de la petite se lèvent, son petit museau s’allonge, elle le fixe intensément, radieuse.
- Nous serions contentes si vous pouviez nous ramener chez nous…
D’un geste ample, elle pointe son index dans la direction que l’enfant désignait tout à l’heure. Comme elle se tourne légèrement de profil, la générosité de sa poitrine saute aux yeux de Zarko, une écluse se lève dans le marais qui remplit un fossé trop longtemps asséché, il se sent fondre :
- Oui ! Madame ! …
Il balance la tête, timide :
- Je ne suis pas très fréquentable, vous comprenez ?
Elle ne réponds pas et, d’un sourire : si large qu’il lui découvre les dents, s’approche avec son enfant de l’homme, glisse avec décontraction un bras sous son aisselle, et pose l’autre main sur son épaule. Zarko sent un souffle à son oreille, alors qu’elle l’entraîne vers la fourgonnette.
- Venez ! Ne perdons pas de temps, voulez-vous ?
Elle sent bon la lavande et une petite odeur de citron vert. Zarko est conquis, emporté comme une paille sur un torrent de bonheur. La petite marche de l’autre côté, en ayant remis sa main dans la sienne…

3

    Zarko mange avec voracité. Après plusieurs jours de régime frugal sinon de disette, son besoin est énorme . Son estomac est moins noué aussi, il ressent un apaisement, sensation oubliée depuis longtemps. La jeune femme poursuit dans l’amabilité et la générosité.

Elle s’appelle Aliotta, elle et sa fille ont sorti simplement les couverts, un de plus, et dresser la table. Tout en dévorant, Zarko se demande s’il ne vit pas un rêve qui lui fera des lendemains plus dévastateurs… On nage en plein paradoxe : pendant qu’une machine implacable et inflexible se met certainement en place pour le neutraliser, lui est l’invité, honoré par de tranquilles attentions. Aliotta est discrète et veille à ce que sa fille l’imite. Elle s’en tient à des considérations d’ordre général, pose deux ou trois questions, et ne fait jamais allusion à une situation étrange. Zarko s’imagine qu’Aliotta connaît pas mal de choses de l’existence, pourtant son attitude ne dénote rien qu’une douceur humaine, une élégance morale qu’il trouve presque déplacée à son égard ; seulement il est tellement transporté de frayer avec une telle noblesse d’âme qu’il s’en désaltère et frissonne de bien-être. Soudain Zarko réalise qu’il n’a vu personne d’autre dans la maison, qu’elles n’ont allumé ni la radio ni la télévision dans le salon où ils mangent, au rez-de-chaussée de la maison, un peu à l’écart du reste du hameau et en bordure de route. À l’étage où il a pris une douche, il n’a vu ni entendu quelqu’un d’autre :
- Attendez-vous du monde ? Je ne voudrais pas déranger !
Aliotta fixe sur lui ses grands yeux de velours, noir luisant :
- Ne vous tracassez pas ! Personne ne viendra ici, ce soir. Je vis seule avec ma fille, et nous n’attendons personne en particulier.
- Vous allez me dire que c’est une question stupide, mais serait-il indiscret de vous demander si vous êtes mariée ?
- Non !
Le ton est ferme mais sans brutalité, elle n’a pas baissé les yeux et le dévisage attentivement. Zarko, un peu gêné, se demande quel propos pourrait-il tenir qui en vaille la peine, qui trahirait son intérêt sans trahir de la curiosité imbécile ; mais aucun ne vient à son esprit abêti, entièrement tourné vers une subsistance que l’on pourrait qualifier de survie, ces derniers temps. Il a plongé le nez dans son assiette, et quand il le redresse, au bout de ce qu’il croit une éternité, elle le regarde toujours, avec cette fois-ci, une tendresse évidente, presque maternelle. Anaïs, elle pince ses lèvres, malicieuse. Zarko éprouve subitement une sympathie irraisonnée pour ces deux êtres, mais le gong sonne aussitôt : il ne pourra, par pure décence, les mettre en danger plus longtemps. Il a dû froncer les sourcils…
- Le père de ma fille est quelque part en Amérique latine, je n’ai plus de nouvelles depuis longtemps.
- Je vous en prie, Madame ! Je ne voudrais pas que vous croyiez me devoir des explications. Je posais juste cette question pour éviter de vous mettre dans une mauvaise posture. Vous en faites déjà de trop pour moi…
- Qu’est-ce que vous en savez ?
Elle rit, cristalline :
- Je vous parle parce que je n’ai rien à cacher, et parce que cela me fait plaisir de vous le confier. On peut se dire des choses quand même ! Vous n’êtes pas une bête ! …
Zarko avale sa langue, et comme il ne sait rien dire, il se lève et pose sa main sur l’épaule féminine, il la tapote, elle ne se dérobe pas et tourne son visage vers lui ; alors il dépose une grosse bise sur sa joue. Aliotta pousse un petit gloussement et retourne la tête, elle regarde le mur en face d’elle. Zarko s’en va chatouiller l’enfant qui lui ouvre une risette, il la soulève dans ses bras. Aliotta prend une mine indulgente et fait un clin d’œil à sa fille. Mon Dieu ! que cette femme est belle sous l’ampoule. Zarko regarde ses genoux, gainés de noir, et le bord de sa jupe qui s’arrête juste devant : il est attiré… Le chemisier saumon, tendu, orgueilleux, qui éclate entre les deux pans du tricot ouvert, le défie. Il ressent une excitation qui lui traverse tout le corps, de haut en bas. Zarko se met à désirer cette femme et tremble de lui déplaire…

Zarko sommeille à côté d’elle. Quelque chose dans la nuit le réveille comme un impérieux ordre de partir, pour mieux les protéger dans un dernier acte d’amour. Il a pensé longtemps avant de s’endormir, à Aliotta, à Anaïs, au sort imbécile, atroce, qui lui fait rencontrer ces êtres si attachants, si éblouissants, dans des circonstances où il doit se détourner d’eux pour ne pas les compromettre davantage. Aliotta lui a proposé de rester ici, le temps que les évènements décantent, puis de repartir avec plus de chances de réussir. Elle le cacherait aux yeux de tous, y compris de sa famille ; mais alors, même si la prison était douce, il retournerait en captivité, immobilisé, dépendant ; bien qu’il vînt de risquer sa vie pour recouvrir sa liberté. Anaïs est parti se coucher et ils ont pu se toucher, l’attrait s’est révélé partagé. Il a commencé par rouler ses longs cheveux noirs et soyeux autour de ses doigts ; puis Aliotta et son nez en bottine, sa peau satinée et son teint mirabelle, sont venus se nicher au creux de son épaule. Il l’a embrassée, et la bouche d’Aliotta s’est agrandie contre la sienne. Puis, elle, assise, il est resté longtemps à genoux, la tête entre les cuisses de son hôtesse, en retroussant sa jupe, avec le délicieux contact de ses bas autour de son cou, de ses baisers sur la nuque. Il s’est imprégné de son odeur, de sa tendresse, le front sur son ventre ; puis il l’a basculée sur le canapé, il s’est glissé entre les bas, elle l’a accueilli toute ouverte et palpitante, elle s’est donnée à lui. L’étreinte fut brève, intense, sauvage. Elle s’est moqué de lui, gentiment, lui reprochant d’être un homme un homme un peu trop « pressé » et voulant le retenir. Il l’a couverte de baisers et de caresses et s’est retiré pour mieux revenir, un moment après, et la faire jouir dans son lit. Il a agi plusieurs fois en elle, dans les heures qui suivirent, toujours plus long, toujours plus attentif, intensif. Elle dort maintenant à côté de lui et il la chérit, ravi, il la caresse tendrement dans la nuit. Aliotta est son ancre comme sa grotte d’amour, et ses hanches, larges, invitent à l’exploration et au recueil. Il caresse encore ses reins et embrasse son ventre, pose une joue sur ses seins. Il l’entend à peine respirer, elle est une liane qui se love et s’enlace en silence ; sauf quand elle jouit, elle pousse de petits cris. Il a vu dans son regard un lac d’eau claire où il fait bon se refléter. Son corps entier a été anesthésié, cautérisé par des torrents de lave, nettoyé par des ruisseaux de gravier. Il regarde au plafond, la bouche ouverte, intensément vidé, réchauffé par le souvenir tout proche. Il faut partir tout de suite avant de tomber dans le puits et de pourrir le fruit.



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