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version PDF de Misère, folie, néant

LA MISERE ; LA FOLIE ; LE NEANT :

état des lieux au cœur d'une famille follement ordinaire,
prise comme exemple de catastrophe.




    Retour d'un voyage entre l'espoir et l'illusion, et... première confrontation, depuis ce retour, avec l'immense folie de ma mère, qui ne me pardonne pas cet éloignement, qui lui échappe. Cela me fait un effet désagréable, un sentiment confus de rejet violent et de compassion, du fait que je sais la raison de sa folie, mais je n'en accepte pas la méchanceté de son expression – car il s'agit de méchanceté – une méchanceté vicieuse, faite de chantages et d'insultes ignobles, difficile à entendre. Et quoique depuis longtemps, je sois blindé contre ces attaques. Mais, parfois, un sentiment de haine, vite résorbé, se manifeste à mon esprit, lorsque j'entends sur mon répondeur, le déballage dégoûtant de l'hystérie. Les mots qu'elle emploie sont si orduriers, qu'il me faut toute l'assurance de ma raison pour ne pas me laisser envahir, pour ne pas y répondre, et surtout pas par le téléphone, ce maudit oeil ; éviter tout lien, pour ne pas être touché. Me préserver par mon absence.

    Je le dis avec assurance ; parce que je connais cette folie ; sa capacité dévorante ; sa force de nuisance ; lorsqu'on se retrouve désarmé par la surprise. Maintenant – cela n'a pas toujours été vrai – cette forme espiègle de folie ne me fait plus rien, rien qui ne me mette en danger, sinon que l'entendre me contrarie un peu tout de même. C'est, quand même, de ma mère dont il s'agit. Pauvre femme qui a précipité mon propre frère, dont le tort fut d'être mon cadet, dans sa toile d'araignée, le prenant au piège – atroce piège – de la folie, en signant son placement d'office. Vieille ordure, pourrais-je dire, tellement est affreux, cet acte de destruction d'une mère envers son plus jeune fils.

    Quant à moi...

    Tout cela est bien sordide. Et franchement, j'ai besoin d'autre chose. J'ai besoin de vivre, de la vie, hors de la folie. Il n'y a pas de réponse rationnelle à la folie, dans le cercle étroit d'une famille. Et il faut réunir toute la force de sa propre personne, de son intérieur être, pour ne pas y succomber. La folie ne s'évite pas, mais se pare. On ne peut qu'obvier à la folie, lorsque ce type de relation n'est qu'un affrontement. Je ne suis pas le psychothérapeute de ma mère. Je ne dois pas être l'objet de sa folie.

    Et puis, mon frère... Encore la folie. Une toute autre nature. Mais, de la folie quand même.

    Etre né gueux au cœur d'une immense folie, et arriver à raisonner... Voilà qui m'étonne tous les jours. Et, surtout, il ne faut pas croire un instant que c'est le raisonnement qui m'a sauvé. Non. C'est mon âge. J'ai eu la chance de naître le premier, à Paris, dans un quartier d'immigrés Nord-Africains et d'artistes : Montparnasse. C'est cette conjonction, et le fait que des livres, collés les uns contres les autres, trônaient sur une étagère poussiéreuse, de sorte que, poussé par la curiosité, j'ai fini par grimper sur une chaise pour m'en emparer, et les ouvrir. Découvrir un mystère interdit. Henri Miller, Zola, un livre de gynécologie, un sur le cancer... Voilà toute cette étrange bibliothèque. Et la découverte du manuscrit de mon grand-père. Il est des curiosités bien saines. C'est ce rapport à l'intelligence, qui m'a préservé de la folie, parce que mon âge m'en a donné la possibilité. Plus jeune, j'eu fini comme mon frère ; plus âgé, comme mon oncle, à l'asile, lui aussi.   Je suis né le premier, entre ces deux âges. C'est-à-dire, comme une damnation, voué à la médiocrité, mais sans l'enfer de la folie.

    Est-ce que c'est une bonne idée, d'écrire cette misère ? D'aucun diront que oui, parce que, de la sorte, j'évacue. Mais, ai-je seulement quelque chose à évacuer ? Rien n'est moins certain. J'ai à dire. Mais, dire, ce n'est pas évacuer, c'est exprimer le fond d'une pensée, non pour la faire jaillir afin de m'en débarrasser, mais pour la prendre à bras le corps, dans une étreinte puissante à l'image des griffes d'un aigle lorsqu'il s'empare d'une proie pour la réduire en miettes. Prendre ma pensée, et la frapper de toutes mes forces pour la faire éclater. Faire de ma pensée une force de frappe, voilà la raison essentielle pour laquelle j'écris toute cette misère. Quelle autre raison, sinon ? Face à la folie, l'immense folie, toute autre raison est ridicule.

    En ce moment, on évoque Freud. Le prétexte bien mince d'un anniversaire. Freud flotte dans mon atmosphère. Forcément, pourrait-on dire. Je retiens principalement le Freud de « L'avenir d'une illusion », plus que le père de la psychanalyse. J'aime le Freud philosophe, pas le Freud thérapeute ;  parce que, en redonnant leur sexe aux femmes, le Freud thérapeute les a cadenassées, comme si ce sexe, trop soudainement libéré, devenait redoutable. En tous les cas, à ses yeux, l'organe féminin de l'espèce humaine est une sorte de monstrueuse bestiole carnassière qu'il faut apprivoiser, sous peine d'irrémédiable castration du phallus. Objet du désir ; sujet de l'effroi... Insoluble !

    Parfois, tout cet enchaînement d'idées, de situations, de délires de toutes sortes, me plonge dans une sorte de torpeur. Comme si je ne devais rien attendre, parce que j'ai le sentiment que tout est là. Une impression vague d'être, non pas comme paralysé, mais plutôt désabusé. Il y a un avantage à ressentir « seulement » du désabusement : cela évite l'insomnie. Je n'éprouve pas la torture psychique de Cioran devant l'insondable. Mon esprit n'est pas comme une rage de dent, il est la tranquille certitude de mon être, un rien. C'est paisible. Qu'y a-t-il de plus paisible que de ne se ressentir que comme rien ? Aucune chute effroyable n'est à prévoir. Aucun effort à fournir pour se maintenir sur je ne sais quel piédestal. Aucun affrontement avec une adversité envieuse. Aucune ambition malheureuse à remplir. Seulement rien. Affleurer le vide parfait. Et trouver, là-dedans, la seule force de son intérieur être. C'est une approche difficile, parce que pour y parvenir, il faut être capable de se regarder droit dans les yeux, d'observer les craquelures sur sa peau qui trahissent les effets du temps, de constater, impuissant, un ramollissement de ses organes, de se saisir impassible, alors que tout, du monde, nous fait en permanence le reproche de rechercher sa propre maturité. D'ailleurs, il est fait usage du mot insultant d'adulte, pour dénoncer la maturité, afin d'en interdire l'accès à la jeunesse de l'âge. Je me rappelle mes jeunes années, et le refus d'être reconnu pour qui je suis, alors que par l'usage, on s'acharnait à me reconnaître seulement pour ce que je suis : un jeune prolétaire un peu effronté, que l'âge devait corriger. J'étais étiqueté du mot discriminant d'adolescent. Le tour était ainsi joué. Mais, du coup, je me disais que je n'avais rien d'admiratif à faire sur cette planète, rien qui pu me faire l'égal d'un être respecté dans sa liberté, rien qui ne retienne mon enthousiasme.

    On gâcherait  toute une vie pour moins que ça. Pourrais-je comparer ce gâchis qui définit bien ma vie, à l'immense folie qui s'est emparée des membres de ma famille ? Est-ce seulement comparable ? Et, finalement, n'est-ce pas quelque part la même chose ? Des destins brisés aux carrefours de la négligence ; parce que la cruauté de ce monde fait que, sont reconnus seulement, les plus cruels de ses ambitieux habitants, par l'acharnement qu'ils mettent à détruire, par les mensonges qu'ils divulguent avec une naïveté qui nous fait croire à de l'aplomb ; alors qu'ils ne sont que mythomanes et mystificateurs, afin de remplir une mission, leur mission, celle de s'emparer de toutes les richesses, parce qu'ils y trouvent jouissance. On les rencontre à la croisée des places fortes, là où s'impose leur goût délirant pour la domination. Dès lors, quoi de plus naturel que de sombrer dans la suspicion permanente, lorsque sa vie se trouve corsetée par un ensemble de renoncements, d'obéissance, de mépris et de terreur. Et quoi de plus légitime, alors, que de reprocher à ceux dont on cherche à s'approprier la vie, parce qu'ils manifestent une liberté inaccessible et pour tout dire, incompréhensible, de vouloir se départir d'une telle emprise...

    Mais, que le comportement délirant se trouve justifié, n'en fait pas pour autant un comportement acceptable. Comprendre, ce n'est pas admettre mais entendre. Et entendre n'implique aucune abdication. Plutôt l'inverse. Mais, né gueux dans ce monde hostile, de m'affronter à la misère de ceux qui me sont consanguins ne fait pas que m'épuiser. La folie est plus que seulement épuisante ; parce qu'elle travaille au corps, elle s'agrippe comme un démon avec ses fourches sur le meilleur des versants que l'on montre, dans l'espoir de calmer la violence du vent qui s'annonce. C'est peine perdue. Pas tout à fait. Ca protège aussi. Ca protège un peu. L'ouragan passe en laissant, derrière lui, un univers désolé, mais aux ravages limités. Le plus intime n'est pas touché. La part de soi qui fait que je reste encore solide. Lorsqu'il est donné de comprendre très tôt la mécanique de la folie, même lorsque l'intelligence de ce processus reste difficile à appréhender, on se trouve quelque part qu'il reste à définir comme protégé des effets dévastateurs de ce processus. Pas entièrement. La surface est touchée. Je le sais bien. J'en ressens pas mal d'amertume. Mais, je sais aussi qu'au fond, au fond de soi, au fond de moi, l'intégrité de mon identité n'est pas même ébréchée. C'est là-dedans que je puise les forces de mes convictions. J'ai, comme par une sorte de miracle, réussi à protéger mon intérieur être, jusqu'à en faire jaillir ma propre certitude. En effet, j'ai pour moi la force de ne pas douter de qui je suis. A aucun moment, je ne me suis vu décomposé. J'ai bâti mon être, loin, le plus loin possible, de tout ce qui pouvait m'anéantir, en m'enveloppant de ma propre assurance, envers et +contre tout. J'ai dû bâtir ma charpente pour ne pas m'effondrer. Mais, ma structure attire la folie. Parce que je rassure. Je sais bien être une force. Une petite force bien vulnérable, certes; mais, une force réelle, tout de même. Je me retrouve à jouer les rôles de père, de grand-frère, de celui qui sait forcément, et dont on ne doute jamais, auprès de parents qui ignorent le sens de la liberté. Ah ! S'ils savaient, ces fous, combien je doute, non de moi-même, mais de ma vie parce qu'elle repose sur un sol friable, un sol composé de ma propre misère. Un sol envers lequel je ne peux avoir qu'une confiance très limitée, parce qu'aucune fondation ne le consolide, hormis mes certitudes. C'est, d'ailleurs, cette assurance de moi-même qui fait que je ne m'écroule pas, et non la solidité de mon sol, parce que je ne suis appuyé que sur le RMI ; c'est-à-dire à la frontière de mon point d'appui et le vide béant ; et dont le maintien dépend de la folie de ceux qui se sont emparés du gouvernail paranoïaque du monde.
 
    Toute la vie est suspendue à leur folie. Il dépend de ces gens qu'une guerre destructrice s'engage, comme il dépend qu'elle s'arrête, pour des causes dont on ne peut rien faire, sur lesquelles on ne peut agir, dont on ignore tout, parce que nous sommes la monnaie d'échange et de chantage de ce jeu abominable. Cela ne nous garantit pas une paix durable, mais le prix de notre domestication. Et seulement cela.  
 
    Entre la folie misérable d'une ordinaire existence, et la grande folie de dirigeants mégalomanes, le passage est étroit pour trouver, non pas un repos de son esprit, mais, tout au moins, un fortifiant qui aide à rester un tant soi peu lucide. Rester et entretenir sa lucidité, forme la seule possibilité réelle de la vie. Toute autre forme n'est qu'illusion. Elle dure tant que durent ses effets, comme un feu d'artifice ébloui. A la fin, il ne reste même pas la trace d'une richesse qui n'avait réellement pris forme que dans l'imagination. Peut-être parce que n'apparaît pas même la trace de notre propre passage d'une vie ni désirée ni méprisée, seulement acceptée.

© Gilles DELCUSE, 2006
son site : http://destroublesdecetemps.free.fr/index.htm







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