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LES VACANCES DE MONSIEUR LABROT
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J’écris cette nouvelle à la mémoire de Jacques TATI.
Ce merveilleux cinéaste
et fantaisiste distilla avec tant de finesse,
Le rire et la tendresse,
Dans les décors
fantastiques de son film : Play Time.
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Lettre de démission
Lundi
19 août 2005,
Monsieur
Guillaume De Lalande,
Directeur du Département
Force de Vente,
A Monsieur le Président
Directeur Général,
De la Société Monferrat
Logiciels et Technologie des Données,
François
Marlin
Monsieur,
J’ai l’honneur de vous faire savoir qu’à partir de ce jour, il
est devenu inutile de me compter parmi les cadres de votre Compagnie.
Des postes aux plus grandes perspectives
que celles offertes par votre entreprise,
m’ont été proposés et je viens d’accepter l’un
d’eux.
Et puis merde… Pourquoi
prendrais-je des précautions avec toi espèce de
vieux rat d’égout cupide ? Tu viens
de pelleter 400 spécialistes
endéveloppement de projet
informatique, pour faute professionnelle, afin
de ne pas leur payer d’indemnités et
de délocaliser le Département de la
Recherche en Mongolie Septentrionale. Depuis deux ans, ces
types étaient en train de mettre
au point un système
d’exploitation de premier ordre qui
aurait pu révolutionner l’informatique
européenne. Tu leur as brûlé les ailes et
tu as fait, à l’image de tes
connards de copains du syndicat des patrons de
l’électronique, reculer la Communauté Européenne de
trente ans dans ce domaine. Et tout ça pour satisfaire les
cinq-cents fainéants d’actionnaires principaux qui te réclament des
bénéfices à court terme et préfèrent vendre des bases de données
bourrées de vermines au lieu de nous libérer des déplorables logiciels
américains et de leurs ordinateurs personnels pourris.
J’ai trente-cinq ans. Je gagne 100
000 Euros par an en perdant mon
temps et ma vie quatorze heures
par jour. Pourtant, je ne dors plus qu’avec des doses de calmants
pour rorqual bleu et je ne peux
plus aller travailler qu’après avoir absorbé
une boîte d’amphétamines à gagner le
Tour de France dix huit ans de
suite pour chaque cachet. Je ne
supporte plus tes méthodes de nazillon
économique, grosse larve ! Et puis foutre
un bordel pareil ! Ruiner des gens qui
ont bossé toute leur
vie en les lourdant comme des
travailleurs au noir ! Fermer des
boutiques pleines d’avenir ! Tout ça pour
engloutir des millions dans le standing de ta
salope de fille, épousée malencontreusement
un soir de cuite ! Je ne le peux plus !!!
Je ne suis même pas un
bon ingénieur. Je ne suis qu’un
polytechnicien de mes fesses ! Je l’ai
pigé en essayant de reconstruire une vieille
bagnole pour mon plaisir. Même tarauder un perçage
classique m’a posé des problèmes ! pire, c’est que
ce sont des incapables comme moi, qui dirigent
des entreprises de merde comme la tienne !
Nous sommes cuits ! Le pays et l’Europe vont dans le mur et moi,
je ne souhaite pas participer au désastre. Je me casse sans
donner d’adresse en te laissant le soin
de virer tes employés jusqu’à ce que
tu restes seul, assis sur un paquet
d’actions aussi valables qu’un rouleau de
papier hygiénique. Ta gourde de mouflette, quand tu voudras
partir en retraite, tu pourras toujours la coller rue Saint-Denis. Elle
est douée pour ça naturellement et elle servira,
au moins une fois dans son existence, à
quelque chose !
Je te souhaite de crever
dans les pires souffrances et la misère
la plus noire, espèce de charogne !
Guillaume
De Lalande
Vers
l'inaccessible étoile
Guillaume
de Lalande n’était plus que
monsieur Denis Labrot depuis sept heures.
Au volant d’une vieille 403 Peugeot, rutilante
comme si elle venait de quitter sa chaîne de fabrication au début des
années 1960, il roulait vers une petite station balnéaire oubliée du
fin fond de la Bretagne.
Il avait tout
abandonné après avoir gagné une fortune dans un jeu de
hasard. Placée en Suisse à 10%,
cette montagne d’argent allait lui permettre de vivre heureux
jusqu’à la fin de ses jours sans plus jamais
travailler dans une entreprise de sales
connards pour des sales connards de patrons.
Il n’avait
aucun reproche à se faire. Il avait tout laissé à sa garce de
femme. Elle claquerait bien vite
leurs gigantesques économies avec cette manie
qui la rongeait de se prendre pour une
marquise, mais ce n’était plus le problème de Denis. Sa nouvelle
identité, dont la fabrication
artisanale était parfaitement indécelable, ainsi que sa
prochaine existence de modeste rentier, au bout
de la vieille Armorique, lui offraient une
chance inespérée de connaître le
bonheur. Tout commençait bien
car le temps, sur la départementale
empruntée par Labrot, était merveilleux.
La circulation était exceptionnellement fluide
puisqu’il n’avait croisé personne depuis une heure.
Cela ne perturbait pas le fuyard d’ailleurs, il avait choisi son
itinéraire dans ce but.
Quand il
s’arrêta pour prendre du carburant dans une très ancienne station, sur
le bord de la route, il fut soufflé par les pompes à cadran
et les prix misérables du litre d’essence
qu’affichait, en franc, cet établissement désuet. Dans ce coin de
France, le temps paraissait s’être arrêté
depuis le milieu des années soixante.
Labrot
étonna également le pompiste. Il ne
lui demanda pas le plein. Il ouvrit son
coffre et en sortit une bouteille de gaz après avoir
démonté un raccord. Le commerçant
lui en fournit rapidement une qui s’adapta aisément au
branchement, bien qu’elle soit d’un modèle très ancien. Le gérant
du poste à essence le questionna, intrigué :
-
Comment avez-vous pu l’adapter au butane votre
moulin, monsieur ?
- Ce
n’était pas coton, assura l’ex-ingénieur.
D’ailleurs, je ne suis même pas passé aux
mines mais, honnêtement, je m’en moque. Comme cela,
elle pollue moins et ne me coûte pas cher.
Il sortit
deux billets de vingt Euros, mais
le pompiste le regarda avec gène et lui dit très poliment :
- Je
ne veux pas vous paraître impoli
monsieur ni vous faire croire que je ne
vous fais pas confiance, mais, je
ne peux pas prendre l’argent étranger. Nous préférons être payés en
francs.
Denis
Labrot n’en revint pas
mais, comme le type paraissait
vraiment sympathique, il n’osa pas lui déclarer que depuis
cinq ans, l’Euro était la monnaie
de tous les pays d’Europe. Il
chercha alors dans la poche de la
vieille veste qu’il avait exhumée d’un placard,
afin d’habiller sa fuite. Il savait
y avoir conservé quelques Voltaires de
cent francs, remontant aux lointaines années de sa petite
enfance, par goût de la collection. Bien
que la demande du commerçant soit
totalement incongrue, il put la
satisfaire. Labrot fut heureux de découvrir que le gaz
était aussi bon marché que l’essence, dans cet étrange paradis. Il
reprit ensuite la route.
La départementale
sillonnait un bocage touffu, comme si le remembrement
n’avait jamais eu lieu dans ce
pays. Enfin, il déboucha dans un petit
village merveilleux, fait de quelques maisons
de pécheurs construites autour d’un petit port empli de
canots de bois. Denis baissa la
vitre de sa portière et fut ravi.
Un petit bateau entrait dans le
havre et son moteur produisait le bruit
caractéristique d’un Baudouin, monocylindre diesel, de 1962. C’était un
battement de grosse caisse, sonore et rythmé.
Il ralentissait dès que le canot
escaladait la houle puis accélérait
dans la descente de la vague, après le
franchissement de la crête. Partout, flottait
l’odeur salée du poisson et des algues,
mais aussi celle du goudron de calfatage chaud.
Labrot
était aux anges, même sa voiture
faisait couleur locale. Sur les rares
places de parking du port et
devant les maisons, il n’avait vu, rangées,
que de très vieilles 2CV Citroën ainsi qu’une
exceptionnelle 203 Peugeot. Dans la rue principale, passa une vision
onirique, une camionnette Juva 4. Ravi, Denis roula vers sa maison.
Elle siégeait au milieu d’un petit jardin, sur la
pointe d’un rocher dominant la mer, à la
sortie du village.
***
Coup de grisou dans le palpitant
Labrot
chercha la clef de la bicoque. Le notaire la lui avait donnée
mais, elle était glissée dans l’ourlet
décousu de sa veste. Il allait retirer
son vêtement pour le fouiller plus en
détail quand une femme magnifique apparut à l’entrée
du jardin. Elle avait la silhouette superbement épanouie de l’actrice
Debra Padget, le regard profond et sensuel d’Ava Gardner ainsi que la
chevelure flamboyante de Débora Kerr. Elle portait une robe d’été
blanche, cousue sur mesure, à la coupe adorablement surannée mais si
bien portée par cette beauté.
Denis
avait un costume Prince de Galle
qui, malgré son âge et sa façon ancienne, lui donnait
l’allure d’un acteur des années 1950. Comme il
portait un chapeau de feutre ayant
tant de fois fait râler son
ex-femme, il émanait de lui une
virilité séduisante. Sa visiteuse l’observa avec
admiration puis, elle se présenta :
-
Je suis mademoiselle Emma Menguy,
votre voisine. Je suppose que vous
êtes monsieur Labrot,
le nouveau propriétaire de cette villa.
Le notaire m’a demandé de vous
accueillir.
-
Je suis enchanté,
mademoiselle Menguy, déclara sincèrement
l’ingénieur, de faire votre connaissance. En effet, je m’appelle
Denis Labrot et j’ai peur d’avoir
quelques difficultés pour attraper mes clefs, elles sont glissées dans
la doublure de ma veste.
Tout en
parlant, il s’avança vers elle et lui prit timidement la main.
Elle ne lui retira pas ensuite.
Elle lui laissa et assura en souriant :
-
Entrons. J’ai un double du
trousseau que je vais vous remettre et je
prendrai votre veste pour arranger
ce petit incident.
.../...
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