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symbole des sentiments amoureux




LES VACANCES DE MONSIEUR LABROT


- suite -


    Radieuse,  elle  ouvrit  la  porte  et  entra  dans  le  corridor. L’intérieur de  la  demeure  était  magique.  Il  avait  toutes  les senteurs de l’enfance, du passé et des vacances à la mer de jadis. Une belle  tapisserie,  qui n’affichait  que  discrètement son âge, portait comme motif des grèves de rochers gris-rose sur  un  fond  de  mer  et de  ciel  bleuté.  Des  phares  et des mouettes, dessinés  en  frise, près du  plafond,  ajoutaient  une touche océane  supplémentaire  à l’atmosphère  des  lieux.  Des toiles  marines étaient  accrochées  aux murs.  Les  meubles  qui avaient été conçus pour cette demeure, étaient restés en place, renforçant le sentiment chaleureux né de l’ensemble.

   - C’est une merveille, déclara Emma. Je suis amoureuse de ma maison de  famille,  juste  à  côté  de  celle-ci,  mais  je  dois dire  que votre  villa m’a  toujours  fascinée,  depuis  mon enfance.  Avez-vous dîné,  monsieur Labrot ?  Demanda-t-elle d’une voix délicieuse et accueillante. 
   -  Non,  mademoiselle  Menguy,  répondit-il.  Appelez-moi Denis. Je vous avoue que j’ai fait, d’une traite, la route depuis la  région parisienne. Je me sens affamé. Y-a-t-il un restaurant ? Je serais heureux de vous y inviter.

   Il  s’avança  vers  elle  et,  sans  comprendre,  il  frémit  en respirant  le parfum  délicat  et  naturel  qui  émanait  de  la  peau bronzée de cette beauté. Quant à Emma, elle le laissa venir si près que, comme il était de haute taille, son visage se trouva au  niveau du torse  de l’homme.  Sous la chemise blanche impeccablement repassée, derrière  la  cravate soigneusement coordonnée,  elle devinait  de solides  muscles  et  surtout une douceur fascinante de fauve apprivoisé. Elle faillit se plaquer, malgré elle,  contre  lui  et l’enlacer étroitement  pour  l’aimer tendrement,  dans un  élan  de folie.  En  quelques  minutes,  elle venait  de  tomber amoureuse profondément,  d’une  passion inexplicable et aussi soudaine qu’une pluie d’orage en été. 
    -   J’accepte   volontiers   Denis,   murmura-t-elle,  dans  un souffle court de femme défaillante. 

   Il  lui  prit  le  bras  et  ressortit  en  sa  compagnie.  Il  se dirigèrent  vers le  restaurant  de  l’hôtel  de  la  plage  où  la cuisine était réputée  pour  sa succulence  et  son  prix  très raisonnable.

    Après  un  tête-à-tête  très  intime qui dura jusqu’à la tombée de la nuit, elle le raccompagna à la porte de sa maison. Tandis qu’ils se parlaient encore  un  peu, comme pour faire durer ces merveilleux instants aussi longtemps  que  possible, les  vaguelettes emplissaient  le port  d’un  léger bruissement, interrompu seulement par les  cris  des goélands. Un dernier bateau  gagna sa bouée de mouillage dans le raffut magique de son vieux moteur diesel. Une fois encore, elle lui murmura : « au-revoir », puis, n’y tenant plus, elle lui dévora la bouche dans un baiser torride et passionné. Emma chancela. Denis trembla de tous ses membres. Que se passait-il ? Comment  pouvaient-ils  s’aimer aussi  vite ? Totalement débordés par les sentiments qui emportaient leurs âmes dans une chute vertigineuse, ils décidèrent   de   se   revoir   le lendemain, au plus tôt, mais de rester prudent cette nuit-là. Ils ne devaient pas céder trop facilement à cette folie amoureuse. Ils allaient repenser à tout cela dans la calme matinée, afin de ne pas gâcher ce formidable amour qui était en train de naître. 


***


Souvenirs vivants


    Denis se leva, les pièces de la maison avaient toujours leur charme suranné  au  doux  soleil  de  la  matinée  naissante.  Il  se fit   un déjeuner copieux.   Emma   avait   prévu   tout   un assortiment   de   provisions, avant   son   arrivée,   avec   une gentillesse et une obligeance étonnante. 

   Labrot choisit un très sobre ensemble sport puis sortit dans le magnifique   jardin.   Il   reçut   un   choc.   Le   village   avait toujours  son charme,  mais  en  une  nuit,  il  s’était  modernisé. Les bateaux avaient des coques de plastique et des hors-bord comme  moteur.  De beaux  breaks modernes  occupaient  le rutilant  parking  flambant  neuf  du  port. Quelques  maisons s’étaient ajoutées sur les deux pointes qui encadraient le petit pays. 

    Avait-il  tout  rêver ?  Devenait-il  fou ? Au restaurant même, hier, il avait dû payer en francs. Aujourd’hui, de son jardin, il voyait  la façade de l’hôtel  de  la  plage.  Il  lisait  aussi  les  prix des chambres écrits en gros, sur une affiche publicitaire. Les sommes étaient données en Euros. 

    Une  voix  douce,  qu’il  aurait  reconnu  entre  mille,  bien qu’elle lui vienne d’une soirée insensée, l’appela :
    - Monsieur Labrot, vous êtes arrivé cette nuit donc ?
Il  se  retourna  vers  le  jardin  de  ses  voisins.  Une  version moderne d’Emma, aussi belle, au  corps aussi merveilleux, le regardait  en souriant dans  un  charmant  petit  ensemble  d’été en toile blanche.
    - Emma ? Murmura-t-il, abattu.
   -  Ho !  Vous  avez  connu  Maman,  monsieur  Labrot.  Il  est vrai  que je lui  ressemble  beaucoup.  Peut-être  êtes-vous d’ailleurs  un cousin éloigné ? Nous portons le même nom. Je m’appelle Gwendoline Labrot. Emma Labrot était ma mère et Denis Labrot était mon père.

    Il  lui  fallut  fermer  les  yeux  et  se  contracter  pour  ne  pas vaciller et tomber sur le sol. Le choc était épouvantable, que s’était-il donc passé, la nuit dernière ? Il annonça malgré lui :
    -  Mademoiselle  Gwendoline,  je  m’appelle  aussi  Denis.
C’est  vraiment  étrange.  Il  lui  fallait  d’urgence  trouver  une explication à  sa  méprise,  il  continua  avec  des  hésitations.
   - Quand  je  venais  ici  en  vacances,  lorsque  j’étais  enfant,  j’ai connu votre maman. Effectivement, j’ai cru la revoir en vous apercevant. Comment va-t-elle ?
   -  Elle  est  malheureusement  décédée,  il  y  a  deux  ans, répondit  la jeune  femme.  Je  comprends  que  vous  m’ayez confondu avecelle, malgré la différence d’âge. Jusqu’à la fin de  sa  vie,  elle  s’était  efforcée de  rester  pimpante  et  fraîche pour  rejoindre  papa  telle qu’elle  l’avait connu  un  soir  de 1965, lorsqu’il est venu habiter votre Villa. 

    Denis Labrot devint gris et dut s’appuyer sur le parapet de pierre  du perron.  La  jeune  femme  le  regarda  avec  anxiété  et s’avança  vers lui. Sans  hésitation,  elle  prit  la  main  de  son nouveau  voisin  qu’elle trouvait  particulièrement  séduisant  et lui demanda avec une familiarité venue naturellement :
    - Vous êtes souffrant Denis ? 
    -  Non,  Gwendoline,  je  pense  que  c’est  le  voyage  d’hier, mentit-il.
    -  Venez  prendre  un  verre  chez  moi.  Je  vis  seule  mais  j’ai toujours un  bon  whisky  dans  mon  bar.  Si  par  hasard,  un prince charmant comme vous avait besoin d’un remontant en passant  près  de  ma  porte, je  ne  voudrais  pas  être  prise  au dépourvu, plaisanta-telle. 

    Il   accepta.   Elle   avait   la   même   douceur   et   la   même gentillesse que  sa  mère.  De  plus,  si  l’aventure  que  vivait Labrot  était étrange, elle  n’était  pas  désagréable  au  point d’inspirer la terreur. 

    Quand  ils  furent  installés  dans  le  salon  de  Gwendoline, dont les fenêtres donnaient sur la mer, Denis bût son verre en écoutant avec intérêt, son hôtesse lui raconter l’histoire de ses parents. 
    -  Papa  et  Maman,  après  leur  rencontre  en  1965,  exposait-elle, vécurent  un  amour  exemplaire  durant  huit  ans.  Je  suis née, moi-même,  en  1970.  Ils  s’étaient  installés  après  leur mariage  dans cette  maison-ci  et  avaient  vendu,  avec  regrets, la votre à un patron pécheur. Vous l’avez achetée au fils de ce dernier  d’ailleurs.  Un  soir  de 1973,  papa  qui  travaillait  dans un petit chantier à Vannes, comme architecte naval, rentra en voiture  sous  une  tempête.  Il  possédait  une magnifique  403, identique à celle que vous avez restaurée.  Il l’entretenait avec soin.  Malheureusement,  sur  la  route,  un  arbre  céda  aux rafales de vent et tomba sur la voiture de mon père. Il fut tué ainsi.  Maman  ne se  remaria  pas.  Elle  m’éleva  seule  et  resta fidèle  à  la  mémoire  de celui  qu’elle  avait  follement aimé, sans jamais le trahir. Vous vous êtes souvenu de la beauté et de  la  jeunesse  éternelle  qui  rayonnait  d’elle. Elle  semblait  ne plus vieillir  depuis  son  mariage  avec  Papa.  Elle  est partie  de mort  naturelle,  sans  souffrance.  Je  l’ai  trouvée  dans  son  lit, comme endormie,  un  matin.  Ce  jour-là, elle était si belle et si jeune dans la mort, qu’elle semblait être ma sœur jumelle. 

    Denis  comprit  alors  les  événements  de  la  veille.  Il  était arrivé normalement, le soir même, dans sa maison. La fatigue et  le  sommeil aidant,  il  avait  revécu  des  émotions  ainsi qu’une  splendide  histoire d’amour,  vieille  de  40  ans,  si intense    qu’elle    s’était inexplicablement    inscrite    pour l’éternité  dans  la  pierre  de  sa  villa. De  plus,  sa  403  avait  été achetée  à  Levallois,  dans  une vente  aux enchères.  Elle  était pratiquement  intacte,  hors  un  angle  de  l’habitacle et  le  siège du coté chauffeur, qui avaient été dévastés par la chute d’un arbre. Cette voiture, après ce triste accident, avait été oubliée durant  trois décennies  dans  un  dépôt  de  la gendarmerie  de Vannes. En fait, Guillaume De Lalande avait pris, par hasard, afin  de  couvrir  sa  fuite, l’identité  de  l’ancien  propriétaire de sa voiture de collection. Il avait aussi acheté, sans le savoir, la maison  dans  laquelle  ce  dernier  avait connu  l’amour  de  sa vie. C’était  une  suite  de  coïncidences hallucinantes.  Sans doute,   cet   incroyable   enchevêtrement   de circonstances, l’avait  amené, d’une  manière  ou  d’une  autre,  peu importait l’explication  scientifique  exacte  du  phénomène,  à  revivre dans  un  songe de somnambule au réalisme extraordinaire, la première soirée amoureuse de Denis et d’Emma. 

    Il   terminait   son   verre   d’alcool   lorsque   Gwendoline, charmée  par le  physique  et  la  simplicité  de  Labrot,  lui demanda :
    - Avez-vous faim ? Midi approche. 
    - Certes oui, admit-il.
   -  Je  vous  invite  au  restaurant  de  l’hôtel  de  la  plage, annonça-t-elle, radieuse.  Laissez-moi  quelques  minutes  pour me  maquiller, afin  que je  fasse  honneur  à  votre  élégance.  Je vais vous mettre de la musique pour vous faire patienter. Elle ouvrit un vieil électrophone qui siégeait sur un meuble range-disque. Elle posa, ensuite, sur le plateau de celui-ci, un 78 tours de Lucienne Delisle. 
    -   J’espère   que   vous   aimez   ces   antiquités,   s’excusa Gwendoline. Moi, j’en raffole. 

   Denis répondit par un sourire et un signe de tête affirmatif. Il  ne parvenait  plus  à  parler  tant  son  émotion  était  intense  et son  cœur emballé  par  la  nuit  qu’il  venait  de  traverser. Pendant  que  la  voix mélancolique,  chaude  et  sensuelle  de  la chanteuse,  s’élevait au-dessus des  faibles  craquements  du vénérable disque,  sa  délicieuse  hôtesse disparut  vers  les étages supérieurs de la demeure. 

   Légèrement assommé par son aventure fabuleuse, écoutant avec attention  madame  Delisle  qui  interprétait  avec  virtuosité la bande originale du film de Jacques Tati : « les vacances de Monsieur    Hulot », Labrot    pensa    qu’il    dirait    tout    à Gwendoline, un jour. Pour l’instant, il profitait de la magie de ce moment, bercé par les paroles de la chanson aux couleurs des  chaudes  vacances  reposantes  et d’un humour léger, rafraîchissant comme un papillon multicolore posé sur votre épaule.
 
     Quel temps fait-il à Paris ?
     Vous m’avez dit : « il fait gris »,
     En riant, de vos yeux bleus….
 
Au  large,  la  mer  scintillait  sous  le  soleil  d’été,  l’histoire d’amour recommençait pour Denis Labrot…



TGV Rennes-Paris, le 24 mai 2005. - FIN-
© Guy RICHART, 2005
son site :
http://www.ecritguyrichart.fr/








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