|
Dans la forêt vierge, au pied des montagnes, les trois frères avançaient au hasard, au milieu d'un entrelacs épouvantable, si bien que deux rayonnaient à pied, avec les chiens, autour du troisième qui progressait tant bien que mal, avec leurs montures et bêtes de bât. Ils avaient remonté ainsi trois pistes, successivement, depuis la cabane - repérée, elle, sans problèmes - et ces pistes les avaient conduits partout au milieu de nulle part, sauf à buter contre des parois. Il y avait des trous et des cours d'eau partout, dans des ravines ou des combes. La forêt ressemblait à du gruyère. Les chiens semblaient déboussolés, dans cette atmosphère saturée d'humidité, et les hommes, encore plus… Ils avaient perdu ainsi un jour entier à revenir sur leurs pas, pour ne pas en perdre encore plus. Ce matin, ils étaient encore dans l'impasse, tournant en rond dans le lacis. « Putain de pays, j'y passerai pas la noce ! » : maugréait le Grand Sec, dans son for intérieur. Soudain il heurta une souche, masquée par la végétation ; en retirant son pied coincé dedans, il distingua des poils sur la circonférence : ils étaient blancs ! Il inspecta autour et releva à ce moment le chamboulement du tapis végétal, puis des traces de griffures, très caractéristiques, sur un tronc. Il pensa bien qu'il avait de la chance : découvrir cela par hasard, quand même c'était une chance ! Le Grand Sec avait la baraka comme on dit dans le langage des soldats, et cela depuis tout petit. Il prit soigneusement ses repères, avant de redescendre vers la caravane et rejoindre ses frères. Il rappela alors les trois chiens qui l'accompagnaient et clabaudait devant. Il leur fit sentir la piste qu'ils avaient ignorée et stoppa leur élan consécutif. Ils redescendirent. C'était le bon moment pour la pause casse-croûte. - Hé ! ça y est : je crois que j'ai trouvé quelque chose d'intéressant… La trogne du Grand Sec était un « monument » moins austère que d'habitude. Les deux autres en oublièrent leur fatigue.
Quand ils le virent, les trois frères, regroupés, surent qu'ils n'avaient pas chercher en vain. La bête était splendide, complètement albinos : un ours brun tout blanc, une rareté ! Le roi allait donner cher pour cela. Présentement, l'ours se pourléchait les babines, après un revers de patte sur le museau. Il était encore accroupi derrière les reliefs de son festin. Le gosse était plus haut, à se balancer comme un singe savant. Ils formaient une drôle de paire, ces deux-là ! Ce n'était pas facile de faire taire les chiens qu'ils avaient emmenés et tenaient en laisse. Raymond avisa l'entrée de la caverne plus haut, il chuchota à l'oreille des deux autres : - Bon ! maintenant qu'on sait où ils crèchent, ce n'est pas la peine de nous faire repérer. On sera plus tranquille pour agir… - Ouais, t'as raison ! Surtout que le vent peut changer et j'aime pas toutes ses sautes d'humeur dans la montagne. - Vous êtes dans le vrai, les frangins, décampons ! replions-nous vers les chevaux sans tarder. Ils risquent pas de se barrer, va ! Avec la nasse qu'ils ont aux pieds, ils ont à bouffer pour la saison… - Et comme ça, on va pouvoir préparer la cage à Nounours : la future mascotte de la cour, ha ! ha ! - Tu m'en diras tant ! Le moral des frères avait remonté en flèche, dès le début de la piste, mais là, il était monté au plus haut. Ils avaient déjà en tête de ne pas rater leur coup, quitte à prendre le temps qu'il faut, et on pouvait compter sur eux !
Séti les avaient sentis venir, il se doutait bien qu'ils viendraient. Ils étaient venus tout de suite. Du haut de son perchoir, à l'entrée opposée de celle de la rivière, il vit passer les opposants au roi, ceux qu'on appelait, les brigands. Mais en fait, ils ne s'en prenaient qu'aux gens du Pouvoir en place et échangeaient toujours pour leur subsistance, avec les paysans. Tout le monde le savaient dans la région, et personne ne les haïssaient à part les hommes liges. Ils lui firent des signes de main en passant, et Séti souriait, silencieux, s'essoufflant à faire des moulinets de bras à n'en plus finir. Ils disparurent dans la forêt ! L'enfant embrassa l'ours qui ne semblait pas inquiet.
Les pisteurs, même en prenant leurs précautions, ils n'avaient pas échappé au « radar » de Séti qui s'était dépêché de prévenir ses voisins et amis dans la forêt. Il avait laissé un message à l'endroit convenu, en pleine nuit, accompagné du fidèle Otto. Les opposants tombèrent dessus les dompteurs du roi, sans crier gare, après avoir fixer les chiens, qui décidément n'avaient servi à rien. Roulés et saucissonnés, les trois frères furent déposés sans autre forme de procès dans la cage qu'ils destinaient à l'ours. Le leader de leurs ravisseurs vint alors les narguer un instant, avant que la colonne ne s'ébranlât vers leur repaire : - Vous cherchiez la « petite bête » hein, les apôtres ? Hé bien, pas de chance ! Terminée, la baraka, Grand Sec, faut le croire ! Maintenant, vous êtes nos prisonniers, et le roi devra payer cher pour vos gueules, sinon… et le « bandit » d'un doigt, fit un signe explicite ; puis il leur banda les yeux. Les dompteurs du roi n'en menaient pas large et c'était peut-être bien la première fois que ça leur arrivait. Mais tout homme solide et d'abord ceux qui croient fort en eux, savent que la roue de la fortune ne saurait être commandée, enfin : normalement ! … Parce que bien peu le retiennent à vrai dire, et c'est ainsi qu'on passe fréquemment du jour à la nuit, en se faisant surprendre.
© Jean-Jacques REY, 2006
|
|