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Séti ne les vit pas, mais il devina leur présence, il les sentit. Il voyait comme des ombres à l'intérieur de la maison qui dansaient sur les murs. Cela prenait des proportions gigantesques dans son esprit. Séti avait des pouvoirs surnaturels depuis son tout jeune âge. Ses parents, un peu effrayés, s'étaient efforcés de masquer ces dispositions, mais en vain ; cela déplaisait fort à certains dans le village, et son père avait cru bon de l'écarter pour mieux le protéger. Ainsi Séti passait le plus clair de son temps dans la forêt, avec la bénédiction de sa famille qui était seule à le regretter. C'était un petit « animal » curieux. Il pouvait repérer la présence d'êtres vivants, à sang chaud, à travers n'importe quelle matière, dans l'air ou dans l'eau, de loin, et puis il avait le flair d'un chien de chasse, et ce n'était pas tout ; pourtant il n'était pas parapsychologue, il ne pouvait expliquer ce qu'il ne comprenait pas ! Alors ceux-là, qu'est-ce qu'ils foutaient là ? Séti se le demandait bien, surtout qu'il n'y avait pratiquement qu'eux dans le village, où étaient passés, les autres ? A ce stade de réflexion, la pestilence remonta à ses narines, dans un tourbillon d'air, et il y avait tous ces cris de bêtes sauvages qui fusaient… Il perçut encore plus nettement l'agitation frénétique dans le bas. Dans la nuit, il s'approcha du village et repéra les cadavres qui gisaient un peu partout, ceux que les bêtes dévoraient. Il y en avait tout un tas près de l'église, mais il n'osa rentrer dans le village. Il entendait les chiens des autres gronder et leur chuchotements. Il avait  beau être invisible, il ne fallait s'y fier, les chiens ont des instincts supérieurs à leur maître. Des gens s'étaient installés dans sa maison et ils n'étaient pas bons ; ça, il en était convaincu, même s'il ignorait leurs intentions. Il entendit feuler le fauve qui raclait sa cage et hennir les chevaux. Tout le monde étaient énervés là-dedans et alentours. Comme il ne sentait pas les siens, ceux qui pouvaient être encore en vie, il décida de rebrousser chemin.


Après une troisième nuit de guet infructueux, les dompteurs du roi avaient les nerfs à vif. Ils étaient pourtant habitués aux longues attentes. Mais là,  l'environnement était déplorable et l'odeur de la charogne les incommodait ; en plus, avec cette faune qui couraient dans tous les sens et faisaient tourner en bourrique leurs chiens, ils avaient du mal à bien se reposer, chacun leur tour. La maison où ils gîtaient, était envahie par les rats. Ronchons et méfiants, il se prenaient même de querelle entre eux. Le Grand Sec s'ébroua ; comme à l'accoutumée, il résuma tout haut ce que ses frères pensaient, et  par la même occasion il proposa son plan de rechange :
- On va abréger… Ici, on ne fait rien à se morfondre sur place et en plus, c'est malsain, autant pour l'esprit que le corps, ça m'en coupe même l'appétit ! Après tout il n'est pas dit que le père ou le môme viennent, quelqu'un les aura prévenu du nettoyage, et je n'ai pas envie de vérifier cette hypothèse. On risque de tout perdre : d'abord notre temps, l'initiative, puis le fauve capturée, pourquoi pas la santé et les chiens aussi pendant qu'on y est, et notre belle fraternité par-dessus le marché ! Voilà ce que je propose : on va aller livrer le fauve tout de suite et on revient sur zone dans la foulée. J'expliquerai au roi, comme cela on aura des saufs-conduits en bonne et due forme : on ne sait jamais avec tous les bourricots qui tournent dans la région… Quant aux bandits, on en a vu de plus dur et on restera sur nos gardes…Comme ça, en passant, on aura empoché notre fric et refait le ravitaillement. Un « tiens » vaut deux « tu l'auras » : faut quand même pas oublier les bases !…
Il marqua une pause, en se lissant la moustache, sous l'œil attentif de ses frères qui attendaient la suite :
- Ensuite on piquera droit sur la forêt où on trouvera bien des traces, j'espère. J'ai confiance dans les chiens. Résumons : d'après nos renseignements donc, ce môme est un sauvageon : un peu comme nous dans notre jeunesse ; il vit à l'écart, passant le plus clair de son temps dans les bois ; il est un peu spécial, un peu sorcier, bon ! c'est encore à voir… Mais ce qui m'intéresse le plus, moi, c'est qu'il soit ravitaillé d'ordinaire par le père, à une cabane en lisière. On ne devrait pas avoir de mal à la localiser, celle-là, et de là, avec les chiens, on n'aura que l'embarras du choix pour se lancer sur une piste… Comme vous savez, c'est toujours par le ventre ou la queue, qu'on tient les bêtes ! En plus, j'allais oublier, on s'équipera avec une cage forte, quelques pots de miel, capuche, muselière et autres bricoles. Faut tout prévoir et on n'aura pas fait l'aller-retour pour rien. Vous êtes d'accord ? …
Les deux frères acquiescèrent sans un mot et chacun rangea ses affaires, sans attendre.

A la cour du roi, les dompteurs faisaient des rares apparitions, ils préféraient passer par un intermédiaire qui n'était même pas un dresseur, mais un maquignon qui excellait dans l'art des transactions. Ce n'est pas qu'ils avaient spécialement des atomes crochus avec le personnage, mais il parlait comme ils l'entendaient, c'est à dire d'une manière rude et simple, sans détours. Il ne cherchait pas spécialement à faire des affaires sur leur dos, et d'ailleurs il valait mieux : les trois frères étaient non seulement d'efficaces dompteurs, mais réputés pour être des revanchards, d'une extrême férocité, quand on jouait avec eux. En plus ils étaient de redoutables bretteurs. Tout cela contribuait grandement à la défiance et au peu d'estime dont ils bénéficiaient à la cour ; car si dans leur ensemble, les courtisans appréciaient les hommes forts, ils ne prisaient guère les sauvages qui font un plat de tout et rien, pour cent ans ; tant eux, ils passaient leurs journées à s'esquinter et à se rabibocher le lendemain, croyant sans doute que le monde civilisé se distinguait à ces manières… Cependant et aussi à cause de cela, le roi, lui, appréciaient fort bien ce trio de dompteurs ; car jusqu'alors ils étaient ses meilleurs pourvoyeurs en fauves, et dans le fond, il leur ressemblait : il préférait la rusticité aux mondanités. Il les avait même suivi plusieurs fois en expédition pour parfaire sa connaissance des animaux sauvages, et il était plutôt bon élève. Mais cette-fois-ci, dès qu'il fut averti de leur retour, il exigea de les voir en personne et au plus vite.

Le Grand Sec et ses frères furent introduits dans un cabinet, richement tapissé, attenant à la salle du trône. Le roi les y attendait, visiblement satisfait de leur venue. Ils lui rendirent un hommage sincère, bien que maladroit ; ce qui, ajouté à leur diligence, accentua son sourire. Le roi, fidèle à ses habitudes et sans cérémonial, alla droit au but :
- Me voilà bien aise de vous voir, les amis ! Qu'est-ce donc ? On me rapporte que vous êtes sur la piste d'un ours blanc ?
- Oui, Sire, nous avons entendu parler et il se pourrait bien. Mais nous n'avons aucune preuve de son existence. Il faut y retourner, ce que nous comptons faire dans les plus brefs délais.
- Où est-ce exactement ?
- Cela serait dans la forêt du Grand Paon, aux pieds des Aléolès. Un gamin soi-disant le connaît bien, mais nous n'avons pu le vérifier par nous-même.
- Les Aléolès, ce repaire de brigands !
- Vos mercenaires ne font guère mieux, Sire, je regrette de devoir vous en informer…
- Je sais. Les pendards, ils ne paient rien pour attendre ! Ils ont dépassé la mesure, cette fois-ci, et je m'en fais quelque souci ; mais c'est un autre sujet. Revenons à nos moutons ou plutôt à notre ours blanc : je ne serai pas ingrat, si vous réussissez là votre coup ! Cet animal manque depuis longtemps à ma collection. Quel est votre plan ? …
Le Grand Sec réitéra ses vues et ses projets, et le roi sembla apprécier sa logique ; en tout cas il leur accorda tout son soutien, tout de suite, et pour accélérer les démarches, il les accompagna lui-même chez les scribes où il leur fit carrément rédiger un ordre de mission permanent, qu'il signa sur place. Ils furent également défrayés et reçurent un bon prix du léopard des neiges, plus un petit bonus pour fidèles services. C'était plus qu'il en fallait pour convaincre les bonnes volontés. Cette fois-ci, nos trois gaillards ne s'accordèrent même pas une nuit de libations au retour de chasse, ils se ruèrent faire leurs préparatifs.


Séti, roulé dans sa peau de bique, s'était rendormi, à l'abri dans sa caverne ou plutôt celle de son ami, l'ours. Après un dernier coup de langue sur le visage de l'enfant et un grognement amical, l'animal était parti aux premières lueurs du jour, chercher son repas. Séti le rejoindrait après. En bas du rocher où s'ouvrait l'antre, bouillonnait une rivière. Les saumons y remonter le courant pour aller frayer plus haut, dans des lacs de montagne. Otto, c'est ainsi que l'avait surnommé Séti, avait son poste attitré que plus aucun de ses congénères ne venait lui disputer. Il s'agissait de deux quartiers de roc qui formaient un goulet d'étranglement, sur un bras de la rivière, au pied du logis : un poste idéal en somme. A la saison, Otto s'en donner à cœur joie et happer tous les poissons qui passaient à portée de patte. De temps en temps, quand Séti était là,  il en envoyait un vers la berge et ne ratait jamais un coup de chistera ! Ainsi l'enfant ne mourrait pas de faim : ça, plus tout ce que la forêt pouvait offrir de ressources, il pouvait se passer du ravitaillement paternel. Il se payait même le luxe de faire la cuisine, en plein air, sur des pierres chaudes. Pour le moment, dans l'inconscience de son jeune âge, son angoisse s'estompait, et puis il y avait son ami l'ours qui le rendait plus assuré. Ici au moins, il se sentait en sécurité. Demain serait demain et on aviserait bien… La précarité de sa situation lui échappait. Otto, lui aussi, n'était pas très vieux, mais c'était déjà une belle bête, capable d'assommer un loup, d'un coup de patte. Il était blanc, mais c'était une facétie de la nature ; autour de lui, tous les ours avaient le poil fauve. Etait-cela qui en faisait un animal à part ? Toutes les réponses sont dans la nature, paraît-il, et beaucoup de pensées n'en cherchent qu'une… Lui, malgré les apparences, était un ours comme les autres, et comme tout être fort, il avait ses faiblesses : Séti en était une assurément ! Mais l'ours et l'enfant formait une belle équipe, une de celles dont la Mère Nature a le secret et qui marche à tous les coups pour la survie. Les loups et tous les autres bêtes féroces, dans la forêt vierge, n'avaient qu'à bien se tenir. Il est des « citadelles » qui résistent à tous leurs ennemis.
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