2006

L' OURS BLANC



Ils n'avaient cure des gémissements, de la peine ou de la souffrance : hommes ou bêtes, qu'importe, tout était pareil : des corps et des esprits qu'il fallait mettre à la merci ! On les appelait les dompteurs du roi, parce qu'ils le pourvoyaient en animaux sauvages ; en fait ils capturaient ceux-ci et les vendaient aux dresseurs officiels qui, eux, s'occuper vraiment de faire vivre le cirque du roi. Dans ce village où ils venaient d'arriver, transportant leur dernière prise : un magnifique léopard des neiges, pris dans les montagnes, ils étaient tombé sur un détachement de l'armée qui exerçait là des représailles au nom de la justice royale : une bien implacable justice , ma foi ! Paraît-il, les villageois étaient de mauvais payeurs : cens ou gabelle, et des éléments subversifs venaient se ravitailler chez eux ; aussi fallait-il trancher dans le vif, et là, c'est ce que faisaient, les soldats du roi, comme tous les soldats, partout dans le monde. On leur disait de tuer et ils s'exécutaient ou bien cela aurait été eux-même, les exécutés. Le bon sens populaire, qui n'est que la manivelle des puissants, vous dira qu'il vaut mieux faire le boucher que l'agneau… Au nom de cette morale, on a bâti bien des civilisations ! Les dompteurs étaient donc endurcis. Ils regardèrent faire sans sourciller. Les bourreaux en écorchèrent un, vif, sous leurs yeux.

Les dompteurs étaient frères. L'aîné des trois frères, un certain Jean dit « Grand Sec » alla féliciter le « charcutier » qui avait si bien officié. Celui-ci s'étant à peine essuyé les mains, était encore plein de sang, des pieds à la tête, et le Grand Sec semblait le renifler avec plaisir.
- Ah ben ! dis donc ! celui-là n'aura plus besoin de se laver : le voilà tout débarbouillé maintenant ! A-t-il parlé au moins ? Je ne l'ai entendu que brailler ! …
- Lui, non : une vraie tête de mule ! Quand bien même ! c'est pas ça qui l'aura fait plus résistant et il a bien dû ouvrir sa grande gueule à la fin… Mais question parler, si, il y en a qui se sont mis à table, et pas qu'un peu ! Comme ça, ils ont gagné à être plus vite expédiés… Ha ! ha ! c'est toujours un service de rendu !
Le Grand Sec ne perdait jamais le nord, son flegme était légendaire, il poursuivit donc sur un ton badin, il pensait toujours à son profit :
- Y en n'a pas dans le tas qui avaient des animaux de compagnie ? Comme qui dirait même, des rustauds qu'auraient domestiqué des animaux qui fallait pas ! La forêt est toute proche, alors je me dis bien, avec toutes ces crapules qui ont envie de s'amuser ! …
- Non, mon vieux ! On a fait main basse sur toute la basse-cour et on n'a rien trouvé de particulier, même pas un furet ! Il ne te reste plus que les rats à prendre si tu veux, et ceux-là, on te les laisse, ha ! ha !
Le Grand Sec ne releva pas la boutade. Celui-ci riait un peu trop facilement à son goût. Un des aides du bourreau se tourna pourtant vers lui d'un air inspiré, il souleva son fer pour mieux scander son dire :
- Mais au fait, pendant que j'y pense, on a ce vieux détritus là-bas, qui parlait d'une maison dont l'habitant n'était pas là : le père de l'enfant à l'ours soi-disant. On ne l'a pas encore trouvé celui-là, mais en attendant, vous pouvez toujours aller voir…
Et il montra vaguement un coin de l'église, sur la place aux sévices :
- Il n'a pas dû bouger, je crois, c'est un cul de jatte et il n'y voit goutte, mais il semble avoir de bonnes oreilles, on n'a pas eu besoin de lui couper pour qu'il parle ! Y a qu'à faire semblant de s'intéresser à lui, il connaît tout le monde par ici, à force de demander la charité…


Les dompteurs s'étaient installés dans la maison de l'enfant à l'ours, l'entretien avec le vieil infirme s'était révélé fructueux, et ils avaient reçu toutes les autorisations nécessaires. La troupe étant partie, il ne restait plus grand monde au village : il était pratiquement désert à part eux… Ils attendaient donc tranquillement, mais non sans impatience, la venue des représentants mâles de la maisonnée : le père et le fils, dans la nature, tous les deux ! Les femmes avaient été emmenées de force avec la majorité de la population encore valide, il ne restait plus que des vieillards et toute une collection de morts et d'agonisants : des mets de choix pour les corbeaux et d'autres charognards. « Bah ! » se disaient, les dompteurs : « ils reviendraient bien, ces deux-là, pour ramasser les restes ou prendre des nouvelles » ; aussi personne ne devait savoir qu'ils étaient là, ils s'étaient planqués « savamment » dans le logis et à proximité immédiate, il n'y avait plus un chat ! Rendez-vous compte ! Cet enfant les intéressait au plus haut point ; non seulement il connaissait un ours, mais en plus, c'était un ours blanc soi-disant : une vraie aubaine, si c'était vrai ! L'ours blanc était un animal fort rare, mythique, dont le roi de ce pays avait fait une obsession. Le dompteur qui lui présenterait cet animal pour dressage, se verrait attribuer toutes sortes de récompenses : son avenir serait pour le moins assuré !

Savamment planqué, cela ne veut pas dire coincé dans un placard ! Le Grand Sec, un pied sur la table, dégustait son salami, une outre de vin à portée de main. Son frère Gaspard, calé contre la cheminée, forcément sans feu, faisait grise mine. Il ne pouvait aller à sa guise et en outre, il fallait se forcer à la plus grande discrétion, malgré les sens développés de leurs chiens qui, probablement, les préviendraient à temps de l'approche de quelqu'un ; aussi murmura-t-il, et cela résonnait déjà fort dans la pièce principale du rez-de-chaussée :
- Encore heureux qu'ils nous aient laissé le mobilier, ces cons !
- Oh ! c'est des gagne-petit, ces hommes de pied. La rapine chez les crève-la-faim, ce n'est pas ça qui enrichit, et elle ne suffit même pas à compléter leurs mois sans solde ; alors ils peuvent toujours faire les beaux : m'impressionnent pas ! Si ça se trouve, demain, c'est eux qu'on enverra au gibet…
- Ouais ! surtout que le roi, quoiqu'ils en disent, n'avait pas demandé une hécatombe. Un ou deux occis pour l'exemple, passe encore ! mais tout un village « jardiné » à la planche, c'est l'excès : c'est pas ça qui fera rentrer l'argent dans les caisses de toute façon !
- C'est bien vrai ! le gabelou, l'autre jour, me l'a dit. La terre ici est plus pourrie qu'un marécage ! Elle ne peut rapporter de quoi vivre décemment.
- Notre bon roi Émilien est bien mal servi par tous ces pendards : ponctua, Raymond, l'autre frère, mais que faire d'eux ? Si on ne les occupe pas, ils s'en iront jouer les grandes compagnies sur tous les chemins, et avec leurs talents, cela sera pire que les deux ou trois brigands qui lui font le pied de nez dans les parages.
- C'est justement ça le problème, s'il n'y avait pas ces corniauds, il serait moins courroucé, le roi ! C'est eux qu'il faudrait étriller, et pas les vilains, même si ceux-là ont besoin d'un bon coup de pied au cul, de temps à autre, pour leur rappeler les bonnes manières ! …
Puis le silence s'installa à nouveau, chacun retournant à son ruminement, comme souvent lorsqu'il n'y avait rien à faire. Les frères étaient peu bavards de toute façon et ils n'en avaient pas besoin pour leur boulot.


Le soir venant, Séti s'approcha du village, il était encore à bonne distance, mais il percevait quelque chose d'anormal. « L'enfant à l'ours », puisque c'était lui, y venait peu souvent à vrai dire ; mais cette fois-ci un mauvais pressentiment l'avait poussé jusqu'au bercail. D'abord son père qui lui apportait régulièrement à manger, dans sa cabane à l'orée du bois, n'était pas venu depuis trois jours, et puis il avait eu beau la scruter, il n'avait vu personne dans la campagne environnante ni même de fumées s'élever au-dessus de la colline qui masquait le village ; or c'était le printemps : la saison où tout le monde d'ordinaire s'affairaient au dehors… Par contre il y avait toutes sortes d'oiseaux dans le ciel, même des grands et des solitaires, qui venaient rarement et survolaient plutôt les montagnes. Séti fut d'abord surpris par l'étrange fourmillement qui régnait alentours, il n'y discernait rien d'humain. Puis une pestilence rentra par vagues dans ses narines, elle effaçait les effluves familières. Il sentait la mort : une chose qui arrive rarement dans la nature sauvage ; car les cadavres y sont vite recyclés. Séti ignorait ce qu'était un charnier. Dans la forêt, la mort rôdait, mais elle ne laissait guère de traces… En outre les pires prédateurs : les loups, qui chassaient en bande, savaient se limiter au strict nécessaire. Il n'y a guère que les troupeaux domestiqués qui excitent les envies de carnage chez les carnassiers… Séti se courba donc et se fit plus petit dans la végétation. Comme s'il en avait besoin, lui qui devait ressembler à un courant d'air aux yeux extérieurs : il s'était fait invisible !

Il contourna la colline par un petit val où serpentait l'Ourbe : un ruisseau qui traversait le village en son milieu. Ce faisant, il passerait par les jardins avant d'aborder les premières maisons. Le famille y tenait un potager où il ne manquait pas d'ouvrage à cette saison, en sus des travaux aux champs. Mère et fille venaient régulièrement l'entretenir, après s'être occupées du ménage et de la basse-cour, à la maison. Mais ce n'est pas elles qu'il trouva dans l'enclos, ce fut le père, massacré : son corps était transpercé de partout ! Le choc fut immense et s'il ne s'était pas rendu invisible, on l'aurait vu pleurer, avant que de pouvoir faire un pas, tout apeuré. Il attendit ainsi jusqu'à la nuit, guettant et veillant sur la dépouille de son père, éloignant des bêtes par trop curieuses ; puis ; comme il n'était pas trop fort, il se contenta de l'ensevelir provisoirement, avec les outils qu'il avait trouvés sur place. Il ne savait pas encore ce qui était arrivé, mais il avait décidé de passer, avec un maximum de précaution, à travers champs, en montant sur la colline, pour épier tout mouvement dans le village. La vérité, c'est que les soudards avaient passé au fil de l'épée son père, avant même que de s'en prendre à la population du village : comme ça, gratuitement, pour la mise en exercice, puisque le roi voulait une punition, et ce paysan, avait eu la mauvaise idée de leur faire face : peut-être qu'il n'avait rien à se reprocher, mais c'était pareil ! …/…