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          - Faites attention, mon cher Louis : qu'il y ait des ajustements à faire quelque part, je n'en disconviens pas, mais mettez-y les formes… Que celle-ci, on ne la voit pas aussi comme une de vos protégées, vous les exposez salement ! On se comprend ? …Par contre, il faudrait faire le ménage au secteur veille et marketing : j'en ai marre de ces deux cons : ils roupillent après bouffer, c'est une règle, et cela ne fait pas de repères, surtout avec les NTIC ! Il faudrait prendre des jeunes « Fifis » quelque temps, en double avec eux, et en profiter pour numériser toutes nos archives, après, hé ! hé ! on trouvera bien une oubliette ! …
- Ha ! ha ! cela ne sera pas si dur, ils ont déjà une mentalité casanière et plongeraient tout habillés  pour se faire oublier !
- C'est des boulets, ces ronds-de-cuir de l'époque ramollo, avec eux, on serait encore en train de mâcher du papier buvard ! …
Décidément, il y avait de la rumba dans l'air. Comme il disait, Le « Zorf » aimait bien jouer aux quilles avec ces « chiens » qui cherchaient l'assurance tous risques, et il s'accordait autant de coups qu'il fallait ! …

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          Là, dans l'eau du lac, Germain se mirait. Pensif, il passait au travers des apparences. Il tenait encore son « réveil » à la main. Ce campos, prévu de longue date, était gâché, définitivement gâché… Il préféra ranger ses cannes à pêche tout de suite. Certes, le père Fratousi n'était pas son père, et il n'éprouvait guère de sympathie pour lui ; mais tout de même, il était le beau-père de ses demi-sœurs : cela n'était pas si anodin ! En plus, finir ainsi : pétrifié dans une bétonnière, quelle mort horrible avait-il eu ! Il l'apprenait maintenant, une fois les obsèques passées, et en concevait une vague tristesse, teintée de dépit : même à ce moment tragique, sa belle-mère Bianca avait maintenu l'ostracisme… Pourtant Marie ou Christine auraient pu le prévenir. Ces dernières années, il avait dû recevoir de leur part, en tout et pour tout, trois ou quatre cartes pour les fêtes et quelques courriels convenus…Ne voilà-t-il pas qu'une de ces deux « oublieuses » l'appelait maintenant à la rescousse, pianotant sur leur fraternité d'enfance, excitant sa nature de justicier ! Et pourquoi donc ? Bougre Dieu ! Rien moins que d'éventer les dessous d'une sale affaire, d'un meurtre peut-être. Cela en avait tout l'air en tout cas : difficile de croire qu'un homme coule de lui-même dans le béton, surtout quand il commande de le faire couler… Ainsi il n'avait pas la garantie d'échapper à des complications : même avec de gros moyens ! Germain rangea son attirail dans le coffre de la voiture. Un voyage était dans l'air. Oui, bien sûr, il allait agir et d'abord, passer au bureau : il y avait deux ou trois choses à regarder que ne regardaient que des initiés, et qui n'étaient pas stockées dans ses mémoires… Cela attendrait bien un jour de plus. Peut-être aussi, qu'il devrait mettre d'autres gens dans la confidence, à commencer par Norbert, son équipier.

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          Ils arrivèrent dans la soirée en ville, juste sortis d'une réunion de travail au Q.G.. Ils n'avaient pas mis longtemps à descendre de Paris et tant pis pour les radars : le taulier en ferait son affaire, cela importait peu pour la discrétion ! Parce qu'il faut le dire : ils débarquaient sans tambour ni trompette, en double et en mission. En fait l'atmosphère était plutôt malsaine dans le bled et pas que dans l'air et sur les chantiers de construction… Qui plus est, la flicaille locale, faisait mal son boulot et orientait l'enquête vers un conflit interne à la profession, mais il y avait mieux… Le taulier s'était laissé convaincre sans problème au vu de quelques éléments, provenant de la brigade financière. Sitôt dans les boulevards, ils foncèrent directement au domicile de la « cible » qu'ils avaient fixée. Ils comptaient se mettre en planque jusqu'au petit matin devant chez lui pour vérifier une information toute fraîche… Ils n'eurent pas longtemps à attendre. Ils avaient à peine déballé leurs sandwichs qu' ils le virent sortir, la tête baissée, et se mettre au volant de son coupé sport.
- Merde alors ! pas moyen de casser une graine…
Germain avança une clope au bec de Norbert :
- Pleure pas, Nono ! N'y pense pas et colle- moi au cul de ce gus ! Je n'ai pas envie de rater son prochain rendez-vous…
- Il a l'air pressé !
- Tant mieux ! On perdra moins de temps.
Les voitures se faufilaient entre les camions. Les feux farcissaient les langues de bitume et rien n'était moins fraternel, malgré l'approche des jours de fête. Toute cette frénésie était plutôt un barbecue géant où fondaient, dans des coulisses reptiliennes, l'idée même d'une considération attendrie. Germain se demandait bien ce que foutait, ce type avec sa belle-mère. Ce nouveau mari était un redoutable escroc, mêlé à des trafics en tout genre qui débordaient sur des règlements de compte politiques, pas une fréquentation de tout repos ! Il fallait espérer qu'elle en sache le moins possible, cette pimbêche ! Norbert tapota son volant, irrité par les à-coups de la circulation, il peinait à suivre le coupé sport :
- Qu'as-tu ? Tu perds ton self parce qu'il te promène ?
- C'est une vraie anguille, ce type, et je te signale qu'il a de la ressource sous le capot, au cas où tu l'ignores…
- Je sais bien et crois-moi, il en fait délirer d'autres et pas que sur la route !

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          Mardi soir, la brume échenillait la banlieue. En ce jour crépusculaire, jour sans saveur, une voiture s'arrêta à trois pas de la place de la République. Un homme en complet sombre s'en extirpa. Il longea des barres d'immeubles, sales, et se dirigea au-delà, vers la tour qui jouxtait la place, celle de la compagnie d'assurances AS… Il se présenta devant l'entrée, et le gardien lui ouvrit la grille, obséquieux :
- Bonjour, monsieur Zorifedjan.
Condescendant, le « Zorf » lui répondit, vite expédié :
- Bonjour, Gaspard. Comment va ? Il est toujours là ?
Sans même attendre la réponse, il entama la pelouse à côte de l'allée principale, et tricota au pas de course vers la tour. La clef pointée, il pénétra dans le hall et monta par un escalier, au lieu d'utiliser un ascenseur…

Dans cette tour, logé dans la pénombre, la face à peine trahie par une luminosité bleuâtre, fantomatique, un autre homme se penchait sur l'écran d'un moniteur. Les stores baissés masquaient les larges baies du bureau. Il soupira, cliqua et se leva d'un coup. Discrètement, il écarta un peu un store et observa le parking en contrebas : les véhicules y étaient rares, le sien y était toujours. Il plissa une joue, d'un air entendu, et revint derrière le micro-ordinateur. Il lut un message qui clignotait, et retira alors un disque. Il l'emballa, le mit dans sa poche. Une fois fait, il s'étira, l 'échine concave, puis se gratta la nuque un instant. Il leva le camp…

Le Zorf arriva à l'étage, la bouche sifflante, et progressa dans le corridor, à pas de chat. Il tenait maintenant une torche à la main, mais éteinte : les veilleuses dispensaient une clarté suffisante. Il se dirigea droit vers le bureau où visualisait le travailleur vespéral. Mais soudain, il s'engouffra dans le bureau attenant, il était temps… Dans l'entrebâillement, il observa. Un sillon creusait son front. L'homme qui sortit, n'était pas un sous-fifre et encore moins, un quidam : il s'agissait du chef comptable, mais il sortait à l'instant d'un autre bureau que le sien : celui du responsable « d'études et prospection ».


Le Zorf prenait son temps. Son client « escapé », il s'était mis en devoir de pointer ce qu'il avait cherché ; éventuellement aussi, ce qu'il avait copié : facile à vérifier ! Le service informatique avait reçu des consignes : depuis le constat de fuites, préjudiciables à l'entreprise, en accord avec le grand patron et à l'insu des employés, chaque ordinateur, y compris le serveur interne, listait ses activités, jour par jour, heure par heure ; et ; le service de sécurité épluchait, puis rendait compte…Il trouva vite : le chef comptable avait consulté le dossier du démarchage en direction des collectivités locales et des élus : domaine confidentiel s'il en était, dont l'accès était filtré. Il avait copié en outre leurs résultats pour certains caciques et leurs « fiefs ». Les modalités des accords passés avec la plupart était plutôt contraignantes pour AS… ; un peu spéciales, même dirons-nous ! …

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          Au tintamarre du dehors, suivaient les tintements des couverts. Ils étaient autour d'une table ronde, dans un box, ceints de plantes vertes. L'endroit était chaleureux, du moins paraissait-il à Adeline qui se remettait petit à petit de son travail insipide, dans ce restaurant. Germain, en face d'elle, ne pouvait s'empêcher de plonger de temps à autre, un regard coquin dans son décolleté ; là où il entrevoyait des dessous pigeonnants. L'affaire était simple : cette jeune femme, au demeurant fort sympathique, était une mine de renseignements sur les coulisses de la compagnie AS… Mise au parfum par Marie, mise en confiance par la parenté avec les Fratousi, Adeline était loquace, une énergique commensale en quelque sorte si, paradoxalement, elle faisait montre d'un piètre appétit. L'ex-collaboratrice du défunt promoteur en apprenait aux compères de la P.J. plus qu'ils n'espéraient, et d'abord confirmait une solide réputation : celle du Zorf ! Le dirigeant d'AS… n'était pas seulement cynique et intriguant, mais en plus il était vil et goujat : bref ! une ordure de première. Adeline parlait de lui avec réticence, la mine révulsée, et Germain et Norbert suspectaient des raisons bien particulières, la suite le confirma...

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