2009

UNE TORNADE



         Elle bifurqua. Le vent sifflait à ses oreilles maintenant, il balayait la rue, en poussant les feuilles mortes devant elle. C'était le premier jour, elle se rendait au bureau. Elle avait pris un petit boulot merdique, oui, mais c'était mieux que rien ! Et puis il fallait le dire, au point où en étaient, les choses, elle aurait pris n'importe quoi, pour garder un semblant de dignité. Elle avait perdu ses illusions sur la reconnaissance du mérite. Le monde professionnel ennoblissait rarement l'Homme ; mais c'était encore plus vrai à l'heure actuelle. Il y avait des idiots, prêts à tout pour justifier la domination des uns sur les autres. Ils appelaient cela une sélection « naturelle », comme si la compétition économique, dans le monde moderne, avait nécessairement trait à la survie… N'empêche ! Ces idiots commençaient à lui tanner le cuir : après avoir mystifier les beaufs, ils transformaient la société en cloaque.

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          La cuillère tinta dans la tasse, Eugène en avait fini avec son café. En face, Tristan finissait sa pêche melba.
- T'as vu la nouvelle qu'ils ont pris au service d'accueil ?
- Ouais, tu parles ! Encore une qui finira par porter les tasses et lever les jupes…
- Surtout avec le gros Louis…
- Il s'en sélectionne toujours des girondes qui n'ont plus grand chose à perdre, lui…
- Ha ! ha !
- Celle-là, ma foi ! je ne sais pas comment elle danse, mais elle a assez de relief pour s'y pendre !
- Hé ! hé ! si elle veut conserver sa place quelque temps, il faudra bien qu'elle partage…
- Oui, oui, je crois ça, et de savoir recevoir les compliments en temps utile par exemple !
- Ha ! ha !
C'était des hommes, des « vrais » : en libido, s'entend ; du genre qui parlaient facilement des femmes, à la mode tartare, quand ils ne montent pas en groupe, eux-même ! Dans le fond, cette pause repas, ils l'appréciaient aussi pour ça : se laisser aller, confortablement assis, à parler de tout et de rien, sans risquer grand chose, avec leurs fantasmes exposés à l'air libre, enfumé, dans la chaleur du verre et de la chère.
- Il paraît qu'elle est diplômée de l'université ou quelque chose comme ça, tu vois ! …
- Ah ! Ouais ? Tu parles : le prodige ! Cela ne veut plus dire grand chose. En sortant de cette fabrique à titres, qu'ils l'aient ou non leur papier certifié, après il faut tout leur apprendre, de A à Z, pour travailler, quand ce n'est pas à lire et à compter, tout simplement. La plupart, ils ne savent que se faire plaisir si tu vois ce que je veux dire !
- Et à faire les malins…
- Et encore ! Ils ne savent même pas s'y prendre !
- Ha ! ha ! Tiens ! c'est bien vrai. En parlant de ça, plus près des pieds que de la tête, l'autre jour, j'en ai vu un de ces niais s'en prendre une bonne : il pédalait à côté de son scooter pour aller plus vite, mon vieux ! … Résultat, il s'est mangé un trottoir en face, au premier rétrécissement, et le bus, derrière, a failli lui passer dessus en prime. C'était quand même dommage pour la pizza !
- Ha ! Ha ! c'était presto gamelle, je sers plus vite !
Quand les deux hommes eurent fini de relever la misère morale  chez les autres, ils avaient passé en revue moult occasions de s'en réjouir : après tout, il y avait beaucoup plus mal loti qu'eux !
- Quand même ! ces diplômés qui prennent tout et n'importe quoi, au rabais, c'est un problème : cela ne laisse guère de chances à ceux qui ont juste le niveau.
- Tu crois ça ? Hé bien ! non ! D'abord, seuls, les gagne-petits vont accepter n'importe quoi, et puis après ils n'ont que ce qu'ils méritent, du moins ceux qui veulent bien travailler… Deuxièmement, il y aura toujours des petits boulots qui servent à tout le monde, dont la société a besoin, et c'est du pain béni pour les cloches !

*


          Dans la salle où les ordinateurs chauffaient, l'ambiance était feutrée et la lumière, tamisée. À la porte, appuyée au chambranle, un gobelet à la main, une employée dissertait auprès de son homologue, plus en retrait, dans le couloir. Adeline, envoyée photocopier un rapport pour le service des ressources humaines, percevait l'essentiel de leur conversation. Elle stationnait dans un réduit contigu. Une des deux femmes, presque une adolescente, acquiesçait à tout et riait de tout, comme les oies… Après les considérations générales et un topo sur la mutuelle maison, les voilà qui embrayèrent avec les inévitables potins ; tout cela sous le regard atone des caméras, installées depuis quarante-huit heures, et sans faire lever alentour un cil ! Adeline n'en revenait pas de tant de désinvolture. Il est vrai que dans ces bureaux, jusqu'à maintenant, il n'existait pas de contraintes usinières, soi-disant ; mais qui sait ce que réservait l'avenir, avec ces mouchards partout… Après tout, les grands coups de vent qui balayaient la « haute atmosphère », ne pousseraient pas que des feuilles mortes sur le trottoir, et cela viendrait soudainement, si on le préparait longtemps à l'avance, ce genre d'exploits… Alors, valait mieux ne pas se faire remarquer pour rien, pensait, Adeline. La grande blonde qui faisait cariatide, était bien délurée. Elle tenait apparemment la chronique intestine :
- Tu sais quoi ! Marc, du service courrier, le caniche à l'intendance, celui qui se croit irrésistible avec sa belle gueule et ses frisettes, hé bien ! Isabelle l'a séduit pour voir…Laisse tomber ! Il n'a pas une once d'esprit et ne pense qu'à la fourrer : le genre obsédé, quoi ! Et il deviendrait violent, d'après…
- L'animal complet, alors ? Quelle horreur ! …
- Oh ! puis tu sais ! la nouvelle, celle qui fait la bonne à tout faire à l'accueil, hé bien ! il paraît que c'est une grosse tête : bac plus dix ou à peu près, et elle se contente de ça. Je me demande pourquoi elle a fait des études alors. Elle aurait pu viser plus haut quand même ! Dans le fond, ils vont peut-être la caser ailleurs après son rodage… 
- En plus, elle doit être payée à coup de lance-pierres…
- Encore heureux qu'elle ne travaille pas pour la gloire ! Au service compta, ils utilisent régulièrement des stagiaires pour faire les opérations courantes, et ils peuvent en trouver tous les mois !
- C'est pas décent, ce dumping social ! Après toi, si tu la ramènes, je te dis pas comment tu es reçue !
- Si c'est avec le Pinsec, il y a toujours un truc à faire, c'est d'arriver en minaudant et de lui accorder un petit extra dès qu'il s'avance…
- Oh ! Dis donc ! comme tu y vas…
- Bof ! tu sais, avec lui, tu peux te contenter de laisser faire, il fait sur lui rien qu'en te pelotant …
- Mais tu as déjà essayé, ma parole !
- Oh ! non, pas moi, spécialement, mais j'en ai entendu parlé, il préfère avec des bas, en te léchant, et il ne se déshabille même pas !
- Beurk ! Qu'est-ce qu'il est laid, je le vois pas m'y mettre les pinces…
- Hi ! hi !
La revue continua ainsi sur les appariages éphémères, et Adeline, peu réceptive, retourna à sa rêverie. Dans son coin, elle ballottait sur l'onde d'un trouble diffus, et ce n'est pas la rencontre prévue ce soir, qui y mettrait bon ordre.

*

          Ils riaient bien. Le « Zorf » et Louis Le Pinsec : le DRH. Le « Zorf », c'était le surnom du patron de la boîte qui faisait dans les assurances. Le « Zorf » était de la race des épaulards, chassant le gros poisson aussi bien que le menu fretin, avec son stick de prospecteurs. Du moment qu'il y avait assez de filets à tailler et à mettre en conserve, il était prêt à tout négocier, même sur le lit de mort… Faut dire qu'il s'en tirer pas mal avec ses contrats, et les étages supérieurs de la pyramide appréciaient le courant continu qu'il envoyait à la pompe à finances. Le « Zorf », il savait aussi rire de tout, en battant froid, et il adaptait son jeu à toute évolution, dans n'importe quel domaine…
- On a fait une bonne affaire avec cette petite lapine de la zone, je crois. Elle a du caractère, de la sensibilité et encore des illusions : à cet âge-là, comme tous les gens de son espèce, quand on sait s'y prendre avec eux, on en fait de bonnes cordes… Il suffira de la tendre un peu pour en tirer le meilleur son, et même, elle vous étonnera, mon cher Pinsec ; ceci dit sans vouloir vous faire la leçon !
- Oh ! Monsieur, je le prends ainsi, elle est en « cabine d'essayage » pour le moment, mais c'est un pion en réserve. En fait je prévois de la faire monter à l'étage, il se pourrait qu'elle convienne à d'autres tâches…
- Où ça, dites-moi ?
- Au contentieux ou chez les rédacteurs…

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