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     Ostéguine, incrédule d'abord, dut reconnaître l'indiscutable : une situation fort critique ! Le comte de Hartecourt l'avait entraîné dans les souterrains du château, derrière un porteur de torche, une torche qui fumait et les asphyxiait presque dans le courant d'air qui les abordait de face, bientôt nauséabond. Le capitaine d'armes, penché sur la margelle d'un vaste puit, constata qu'il était absolument inutilisable. Argument rédhibitoire, la surface liquide, à une toise et demi de profondeur, dégageait une odeur pestilentielle qui signalait à bonne distance un fait inconvenant. Elle était chargée d'une bouillie de cadavres de rat en décomposition. Ostéguine retira sa tête, dégoûté, et se pinça le nez. Il en avait vu des choses sordides dans sa vie, mais celle-là dépassait la mesure :
- Pouah ! Atroce, répugnant et cauchemardesque, comte de Hartecourt ! Cette vision parle d'elle-même et nourrit les pires craintes. Allons-nous en maintenant avant de tomber en pâmoison ; ce qui serait le plus bénin ! J'espère que vous avez fait condamner l'endroit !
- À qui le dites-vous ! Personne ne s'y risque ! …
Peu après, le seigneur de Hartecourt se comporta en noble hôte et leur fit l'honneur d'un superbe déploiement culinaire, arrosé d'un muid de bon vin de Cahors au moins ! Ils festoyèrent et le repas fut gai. À la fin, des musiciens et des jongleurs vinrent les divertir. Ostéguine, Archimbault et les autres cavaliers du roi, oublièrent un moment les vicissitudes d'une troupe soldatesque en campagne et le malaise ambiant. Le capitaine qui avait bu sobrement, écourta la veillée sous prétexte d'un départ à l'aurore. Quelques heures de repos étaient bien méritées. Comblés et repus, les hommes d'armes prirent congé poliment. Le capitaine remercia le châtelain et sa dame : Yolande du Puech, comtesse de Hartecourt. Celle-ci, blonde aux yeux verts, minaudait gentiment. Elle lui souhaita bonne nuit et toute réussite dans leur mission. Il répondit qu'il lui en savait gré et se fit conduire, avec son second, dans les quartiers dévolus aux visiteurs de marque.

*

     Quelle ne fut pas la surprise d'Ostéguine, quand une main secouant son épaule, le tira du sommeil profond qui l'avait gagné sitôt allongé sur sa couche ! C'était le chef à valetaille et il chuchota :
- Messire ! réveillez-vous !
Ostéguine grogna et s'éleva sur un coude :
- Quoi ? Qu'y a-t-il encore ?
- Messire, en mon âme et conscience, je dois me soulager d'un secret qui fait grand peine à dire…
- Il faut qu'il soit bien lourd et d'intérêt pour me réveiller à cette heure, en pleine nuit, coquin ! J'espère qu'il me concerne et qu'il vaille la peine d'être entendu justement !
- Je confesse, noble chevalier, qu'il me met bien dans l'embarras et me rend complice malgré moi d'agissements abominables que l'envoyé du roi doit entendre…
- Soulage-toi, l'ami ! Mais je te préviens, je ne suis pas un prêtre pour entendre ta confession et encore moins, je puis te donner l'absolution de tes péchés !
- Il s'agit de grande forfaiture et de l'esprit du Malin qui s'empare de notre seigneur, comte de Hartecourt, sous l'empire de sa dame Yolande…
- Arrght ! Prends garde à ce que tu dis, menu ! Sache que si tu insultes en vain ton seigneur et maître, je te couperai la langue et ce qui te sert d'oreilles, et par les saints apôtres, je jure que je ne plaisante guère de la sorte ! …
Ostéguine en apprit de belles cette nuit-là et si bien qu'à la fin, il se leva et Archimbault à la suite, pour suivre le chef à valetaille. Sous l'empire de graves accusations et vu la qualité des personnes en cause, Ostéguine voulait d'abord s'assurer de la véracité des dires et vérifier l'existence de certaines sources qui auraient alimenté une entreprise criminelle.

*

     En catimini donc  et dans l'obscurité la plus complète, avec leurs seuls yeux de félin, les deux soldats du roi suivaient leur guide à petits pas. Revêtus de leurs chausses et pourpoint, sans chaussures pour plus de discrétion, ils frissonnaient dans l'air vif ; pourtant leur tête était tout échauffée à la perspective de l'ignominie. Ils arrivèrent bientôt devant un bâtiment, dans la haute cour près de la chapelle. Deux hommes d'armes à la solde du seigneur en gardaient l'accès. Ostéguine et Archimbault leur sautèrent dessus par surprise, chacun le sien, les étranglèrent à moitié et les assommèrent. Là-dessus, ils rentrèrent avec précaution et furent accueillis par un bruit d'eau qui sourdait dans des vasques. Il y avait trois fontaines. Il fallait bien se rendre à l'évidence, le chef à valetaille avait raison. Les sources existaient bel et bien. Ostéguine chuchota à son second :
- Prenons nos gredins dehors et forçons-les à boire de cette eau. Tant qu'à faire, je veux m'assurer qu'elle n'est pas dangereuse comme les autres, et si rien de fâcheux ne s'avère au bout d'une heure, il se confirmera ce que je crains et nous passerons à l'action immédiatement, avant le petit jour. Le cas échéant, il faut arrêter sans délai ce couple infernal et tous leurs complices possibles céans ; de mieux, procéder à une enquête serrée ! J'en prendrais la responsabilité par devant le roy !
Et ce qui fut dit, fut fait. Au bout d'une heure, il ne s'était rien passé. Les deux soldats, ligotés et bâillonnés, roulaient des blancs d'œil effaré dans la nuit, mais respiraient bien fort. Ostéguine et Archimbault étaient assis dessus pour suivre au plus près le phénomène, le chef à valetaille faisait le guet. Alors ils se levèrent et allèrent réveiller les autres.

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     Impensable, que l'on se rende compte ! Si le puits du château était infecté, c'était par la main même du seigneur de ces lieux qui possédaient d'autre part ces sources cachées, intarissables. On leur avait monté une comédie et par raison, car la vérité pouvait être pire encore, le serviteur en veine de confidences les avait estomaqué sur place. Tout le paradoxe éclatait, c'est d'ici qu'étaient censés partir, les empoisonneurs à travers le pays et derechef aussi, les porteurs d'eau qui trafiquaient sur le dos de la population, mais achetaient auparavant au comte, à prix d'or, la seule eau buvable et disponible de la région. En fait, c'est Dame Yolande qui manigançait tout ça depuis sa chambre, dans le donjon où personne ne rentrait à part son mari et une servante, là où elle tenait ses comptes et où elle fabriquait ses idées à poison. Le seigneur Ghislain de Hartecourt qui se faisait presque passer pour un héros hier soir, n'était en réalité qu'un porte-manteau et l'agent expéditionnaire des visées de sa femme. Il apparaissait cupide et stupide et elle devait être une sorcière, cynique et dénuée de scrupules. Tous les deux, avec une poignée de comparses et de sicaires, n'avaient pas hésité à mettre en péril toute une communauté pour satisfaire une envie de lucre.

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     Le chevalier-capitaine mit en réclusion le comte et son épouse en premier, puis fit arrêter nombre de leurs sujets présents en ces lieux. Par la question approfondie, il obtint d'abord des aveux de ce petit peuple et des soldats vassaux. Ils vinrent corroborer les assertions du maître à valetaille et mieux encore, la troupe du roi apprit que le seigneur de Bronéguil et sa dame travaillaient en sous-main pour le compte des anglais, afin de déstabiliser la région plus sûrement. Ostéguine, abasourdi, comprit mieux d'un coup la force, la perfidie et la détermination du clan et des intérêts qui mettaient à mal le pays de Quercy, en l'assoiffant. Les gens du roi, voulant maintenir l'ordre, étaient considérés comme de vils brigands et ravageurs patentés.

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     Convaincu de traîtrise, forfaiture et monopole frauduleux, qui portaient atteinte à la réputation et aux droits de son suzerain, le comte félon, Ghislain de Hartecourt, échappa à la corde de par son rang, mais fut décapité en place publique, après un jugement sévère. La comtesse Yolande du Puech, pour les mêmes choses, mais plus outre déclarée possédée du démon, fut livrée à la justice ecclésiastique qui l'envoya au bûcher comme hérétique. Tous ceux accusés de complicité active, de spéculation et de commerce contraire à la morale chrétienne, et reconnus coupables de façon probante, furent arrêtés et pendus souvent là où on les prenait, après délibération sommaire. Les gibets s'élevèrent ainsi un peu partout dans le pays. Enfin, le château de Bronéguil fut livré aux flammes, et toute cette péripétie n'empêcha pas qu'un jour l'Anglais revint ; pas pour longtemps, heureusement, par la grâce du Tout-Puissant qui fit tant souffrir les bonnes gens du Quercy pour leur propre salut !


© Jean-Jacques REY, 1997