1997

L'Eau


     L'eau ! L'ost en rêvait la nuit. Ostéguine et ses cavaliers parcouraient la contrée, sous les ordres du roi. L'eau potable était devenue si rare que des petits malins en faisaient un commerce éhonté. Un maléfice étrange condamnait le pays à la soif. Les puits étaient contaminés, les fontaines, les ruisseaux avec, jusqu'au Lot ! Des milliers de rats crevés et des cadavres plus gros : des animaux de toutes sortes, flottaient à la surface des eaux et même les poissons, le ventre en l'air ; à croire qu'ils eussent tous ingurgité quelque poison. Les humains qui ne savaient pas ou qui avaient cédé à la tentation, l'esprit en feu, l'avaient payé cher, morts en d'atroces souffrances. Le phénomène n'avait épargné ni la populace des campagnes ni les bourgeois ou les châtelains, le Quercy souffrait la mal-mort. Ostéguine et sa troupe étaient en vue d'un clocher et ne remarquaient personne sur les soles. C'était surprenant en cet après-midi de printemps naissant où le soleil dorlotait d'ordinaire le sang bouillant dans les champs. Ostéguine chatouillait des étriers et la troupe arrivait au galop. Quand ils pénétrèrent avec force et vacarme sur la place de l'église, ils trouvèrent les habitants massés en cercle autour d'un vendeur d'eau, lui « célébrait la messe » derrière deux barriques, une louche à la main et faisait face aux cavaliers du roi qui venaient, leur bannière fleurdelisée en tête. Sitôt qu'il les aperçut, son visage s'allongea de consternation, il fit volte-face avec frayeur et, abandonnant séance tenante son commerce, s'échappa dans la foule qui l'absorba en succion de rangs. Les cavaliers fendirent manu militari l'attroupement, bousculant les manants et frappant de la hampe au passage les trop lents ou récalcitrants. Le chenapan qui n'avait pas demandé son reste, disparut et laissa son bœuf, sa basterne et ses barriques. Ostéguine s'adressa alors à son second :
- Archimbault ! Charge-toi de faire la distribution, qu'il y en ait pour tout le monde, à commencer par les plus faibles et moribonds ! Moi, je vais poursuivre ce gueux et l'écorcher vif, pour peu que le Tout-Puissant me le procure sous la main à son profit !
Puis au reste des cavaliers :
- La moitié des gens avec moi, sus au trafiquant !
Et Ostéguine s'envola à la poursuite de l'archéoptéryx aux dents longues, qui, sans doute, courait à travers champs pour éviter son tourment. Il pensait  : « si seulement notre gredin faisait partie d'une confrérie d'aigrefins reconnus, mais non ! n'importe qui s'en mêle, le moindre faquin s'improvise spéculateur, indécelable avant qu'il ne se manifeste, et nous pouvons passer notre temps à sillonner les chemins, nuits et jours, pour réclamer décence et faire baisser les prix, ils recommencent à peine notre dos tourné ! J'ai l'impression que tout le monde est de mèche ou mauvis dans ces fiefs ! » Ostéguine maudissait cette mission, tantôt désabusé tantôt fulminant ; pas que de jouer le redresseur de torts ne lui déplaisait tant, mais plutôt qu'à jouer prévôt, il eût préféré assurer le redressement sur un champ de bataille, contre un ennemi bien déterminé et consistant qui aurait été plus digne de lui. Ils repérèrent le marchand en si mauvaise conscience qui trébuchait dans les labours et s'enfuyait vers les bois tout proches. La troupe s'enfonça dans l'ouche retournée et piétina les mottes, ventre à terre. Le chenapan n'avait qu'une avance ridicule : entre deux ou trois cents toises. Ostéguine se faisait fort de le ramener par la peau des fesses et qu'il avoua d'où il prenait son eau et ses ordres éventuellement ; puis de  l'envoyer promener éternellement, au nom du roi, dans les oubliettes du seigneur, haut justicier sur ces terres : le comte Ghislain de Hartecourt, au château de Bronéguil.

*

     Ils ne retrouvèrent pas leur oiseau, évaporé dans les halliers, et ils ne possédaient pas de chien. Ostéguine, dépité, envoya un messager prévenir Archimbault de les retrouver avec le reste de la troupe au château, ce dernier étant distant de trois ou quatre lieues. De toute manière la réputation « d'honeste homme » du trafiquant allait en pâtir notoirement. On finirait par connaître son identité en soulignant sa tare d'exploiteur. Ses biens seraient saisis et il risquait d'y regarder à deux fois, avant de recommencer un prochain « commerce ». Ils parvinrent donc, après leur course-poursuite échevelée, devant les murs du seigneur de Hartecourt. Ils rentrèrent sans problème dans l'enceinte fortifiée où ils furent accueillis fort civilement, la bannière à fleurs de lys étant la meilleure des ambassades et nullement contestable ; du moins pour ceux qui la respectaient !  Ils avaient soif naturellement et à bon escient, mais le chef à valetaille qui les reçut, s'empressa de s'excuser et leur offrit du vin en remplacement de l'eau fraîche demandée. Bien que cette proposition fut du meilleur effet, Ostéguine, au nom des siens, s'en étonna :
- Comment ! Êtes-vous aussi dans le manque et ne disposez-vous pas de citerne ?
- Hélas ! Messire, nous sommes dans le même état que la plupart des personnes dans la région : nos citernes sont à sec, notre puits, souillé, et le ravitaillement, à compte-gouttes !
- Voilà qui est regrettable ! Rien ne vaut un peu d'eau pour se désaltérer après une rude chevauchée. Et nos destriers ! … Que boiront-ils alors ? … Une quelconque marinade ?…
Silence embarrassé et puis le serviteur, un brin loustic, se hasarda :
- Non, Messire ! Mais nous pourrons les contenter d'un pichet de cidre ou de cervoise !
- Hein ? …
Ostéguine, maugréant, se désolait dans son fond intérieur. Il voulait s'entretenir au plus vite avec le sieur de Hartecourt, présent fort à propos dans son lieu d'établissement :
- Dites à votre seigneur que j'aurais un vif plaisir à me présenter au plus tôt qu'il lui sied. J'ai mission au nom du roy de France !
Le chef à valetaille partit sur le champ en rendre compte.

*     

     Après un temps qui eût été trop long, couronné par vaine attente, Ostéguine obtint enfin son entrevue. Le seigneur était occupé, disait-on, et Ostéguine se demandait à quoi, pour quel dessein, par quel calcul, dans son travers inné de suspicion. Il se retrouva en face d'un homme fluet, au profil d'un vénitien d'enluminure, au teint vert cadavérique, avec de longues mèches de cheveux raides et noirs et le haut du crâne dégarni :
- Le ciel m'en est témoin, comte, me voilà bien aise de vous rencontrer. Nous étions aux trousses d'un maraud qui faisait commerce illicite d'eau. Il a réussi à se soustraire par ingéniosité à la prise de corps et doit battre sa peau de bique, à défaut de sa coulpe, dans vos forêts. C'est heureux pour lui, car je lui réservais plus que tonlieu, une sacrée punition doublée du cachot qui continue à faire exemple mieux qu'amendes et sermons ! Nous n'avons malheureusement pas bien eu le temps de le voir, mais je compte, dans votre seigneurie, sur votre appui et vos gens, pour mettre fin à ces pratiques qui insultent la loi de Dieu et vont à l'encontre de la volonté de son représentant sur terre, sa majesté très chrétienne, le roi Charles…
- Vous me voyez, capitaine, bien marri de votre chasse bredouille, et vous pouvez compter sur notre aide à l'avenir. Mais je crains assez de manquer moi-même pour lancer sur mes terres, force vassaux sus tous les perfides que soulève le fléau de la soif dans nos feux. Je suis à l'évidence bien en querelle avec le sort funeste qui nous accable et nous rend tant perclus, que bouger par trop, serait-ce pour les bouter dehors, devient une gageure à nulle autre plus déplaisante.
- Qu'ai-je appris ! Vous manquez à ce point d'eau buvable ? Comment est-ce possible ? Votre puits aussi serait hors d'usage, si bien protégé !
- Par tous les diables ! C'est pourtant bien vrai ! Voulez-vous vérifier le fait ?
- Je suis votre obligé, mais j'avoue que la curiosité m'y pousserait volontiers !
- Allons donc ! Venez voir par vous-même, chevalier !

*