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     Il y eut pourtant bien une personne qui accepta de confier ses impressions à Bruno. Suite à leur entretien téléphonique, elle le reçut en catimini chez elle, à une heure tardive, mais qu'elle avait fixé, elle-même. C'était une jolie personne, Hélène, un brin gironde dans ses vêtements moulants, noirs de haut en bas, avec des paillettes d'or sur le buste ; mais Bruno n'était pas là pour se distraire, même s'il ajustait volontiers les formes, et de préférence, in situ…
- Alors, vous me dites que Jean ne vous avez pas prévenu d'une venue prochaine ni même avant plusieurs mois ?
- Oui, il ne devait pas avoir de congé avant six mois ; enfin : pour revenir en France ! C'est comme ça pour la plupart des détachements outre-mer, ils ne reviennent pas souvent et il venait juste de partir…
- Ah bon ! C'est ce que j'allais vous demander… Mais pourtant on l'a retrouvé là…
Hélène piqua du nez dans ses mains, pour masquer sa douleur. Bruno l'entendit à peine murmurait :
- Je ne me l'explique pas, je ne comprends pas…
Sa question suivante devenant superflue, il l'escamota, un peu gêné :
- Dites-moi, les gens, dans le coin,  n'ont pas l'air très causants ; dès que l'on aborde le sujet, ils tournent le dos ; votre père, lui-même, n'a pas voulu me recevoir ou m'accorder un seul mot au téléphone, vous avez une explication à cela ?
- Oh, vous savez ici, les vues, c'est comme le ciel ces jours-ci : bas de plafond ! Mais d'ordinaire les gens parlent peu, juste pour le nécessaire et ce qui les regarde. Les véritables sujets qui dérangent, on les garde pour soi ou le confesseur… Quant à mon père, il a sans doute ses raisons, dont certaines sont peu reluisantes, je parie ; mais sachez aussi, qu'il n'aimait pas Jean, tout simplement. Il ne voulait même pas que je le vois, et nous sommes en froid à cause de cela, à cause de cette présomption, dans tous les sens du terme. Au moins nous nous ressemblons sur quelque chose…
- C'est à dire ?
- De ne pas se laisser dicter ses choix en général et encore plus dans les sentiments.
- Ah ! oui, effectivement, on peut voir les choses ainsi, et je suis de votre avis, si je peux me permettre… Mais, sans vouloir être indiscret, vous avez une idée sur le motif de son antipathie ?
- Beaucoup de choses qui ont trait à ses idées sur les gens en général : le métier, les ambitions, le caractère, etc. En outre Jean n'était pas de son bord politique, plutôt à l'opposé : un petit con et un fils de clerc, si vous voyez ce que je veux dire…
En revenant vers sa chambre d'hôtel, Bruno était songeur. La fille du maire lui avait dressé un tableau peu idyllique du patelin et cela n'avait rien à voir avec le ciel, mais bien avec les rapports sociaux ici-bas. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il y avait en cela une lutte des classes, avivée. En tournant dans la rue qui menait à l'hôtel, Bruno alluma une énième cigarette et aspira goulûment une bouffée. Il n'eut pas le temps de l'expirer, qu'il reçut un violent coup à l'abdomen et immédiatement un autre qui lui fit exploser le crâne. Il perdit sans connaissance…

*

     « Laisse tomber » : il y avait ces deux mots brefs sur le papier froissé, posé sur sa valise éventrée, celle-ci gisait sur le lit. La tenancière de l'hôtel, avertie par le veilleur de nuit, referma sans bruit la porte de la chambre derrière eux ; puis elle aida Bruno à s'asseoir. Il était encore tout groggy et elle l'avait accompagné par prudence ; d'autant qu'il n'avait plus sa clef : on lui avait fait les poches, tout piqué et même ses godasses. Il avait des chaussons d'emprunt.
- Vous ne voulez vraiment pas que j'appelle les secours d'urgence ? Ce n'est quand même pas joli, joli à voir ! …
Il secoua encore sa tête endolorie :
- Non, non, juste un médecin, s'il veut bien se déplacer, je suis un peu sonné, mais pas  plus !
- Oui, bien sûr. Je vais signaler aussi l'agression à la gendarmerie, comme cela, ils seront prévenus de votre passage, car vous allez déposer plainte, n'est-ce pas ?
- Cela vaudrez mieux en effet, ils m'ont tout pris : les papiers d'identité, les cartes de crédit avec, et même s'ils n'ont pas les codes…
- Bon ! je vais quand même appeler le SAMU pour connaître le médecin de garde, ça ira plus vite que de chercher sur le journal…
Bruno n'eut pas le courage de lui répondre, mais elle avait déjà tourné les talons et se rua dans l'escalier. Il songea alors que le climat était vraiment pourri ici, au sens propre comme au sens figuré, et il détestait subir comme ça, des avatars dès le début d'une enquête, mais c'était quoi au fait cette histoire de « laisse tomber », y avait-il un rapport avec son travail ? … Pas très clair tout cela et il n'était pas vraiment en état de se la creuser, sa pauvre tête amochée !

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     - Cela semble évident, je veux savoir, et vous êtes le seul à pouvoir me le dire…
En même temps qu'il parlait, le flic poussait du ventre la table vers Bruno. Après les gendarmes, plutôt revêches, ce matin, celui-ci commençait à en avoir plein le dos de la morgue des représentants de l'ordre. Cet inspecteur, aux manières incisives, qui avait sonné à sa porte, tout juste débarqué de la métropole régionale soi-disant, ne lui inspirait rien qui vaille.
- Que voulez-vous que je vous dise ? Je suis là pour faire mon travail, je ne rentre pas dans les détails, vous avez ma carte et vous connaissez le motif de ma présence…
- Mais que faisiez-vous dehors à une heure pareille ? Ce n'est quand même pas une heure pour interroger les honnêtes gens !

…/…