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Dans un hôtel-restaurant du port, Marcel déjeunait avec un ami qui était aussi un confrère dans l'assistance humanitaire. Il l'avait trouvé là, en mission pour des réfugiés. Il pleuvait, le ciel était de suie et la bourrasque giflait les vitres. Le temps est très variable dans ces régions maritimes, encore plus au changement de saison ; mais ils en étaient venus à parler d'une autre tempête, sociale, celle-là, qui agitait tout le pays, pris dans une de ces tournantes électorales qui donnent le tournis à la raison. Se léchant les doigts sur les bigorneaux, d'une main à l'autre, tandis qu'ils piochaient dans la paella à côté d'eux, les deux hommes s'échangeaient une véritable tartine sur les méfaits du conformisme ambiant qui atteignait même la dignité de ceux qui essayaient d'en limiter les effets : - Tu sais ! Je ne recherche pas la reconnaissance ou les médailles en chocolat. J'en ai rien à foutre de tous ces gens qui s'érigent en censeurs et contrôleur de gestion pour imprimer les goûts et les valeurs… Le pote à Marcel s'esclaffa, il en rajouta une louche : - Tous ces connards d'utilitaristes qui monopolisent l'intérêt général et définissent le Bien et le Mal selon leur goût, je les conchie, d'abord parce qu'ils emprisonnent les réalités et le sens de l'être ! - Que veux-tu ! Le seul sens qu'il trouve à leur vie, c'est de se faire exploiter ou d'exploiter les autres. - Hé oui ! parce qu'ils oublient une chose fondamentale : ce qui qualifie l'Homme, c'est de s'élever au dessus de sa condition : matérielle s'entend ; partant de là, ils ne valent pas mieux et même moins que les esclaves qu'ils transforment à leur service ! … Ils en étaient là quand passa un flash d'info à la radio. Au début Marcel n'y prêta guère attention, mais lorsqu'il entendit le nom du patelin où il était hier en collecte, il dressa l'oreille. Le présentateur y indiquait un crime particulièrement odieux : on avait assassiné le curé du village qui faisait l'unanimité pour lui, en le découpant en morceaux, dans des circonstances et pour des motifs encore obscurs, on n'avait retrouvé ce matin qu'une partie de son corps, l'enquête ne faisait que commencer. Marcel resta abasourdi un moment, sa cuillère suspendue devant la bouche. - Que se passe-t-il ? Tu as l'air étrange… - Tu as entendu à la radio ? L'autre acquiesça. - Merde, c'est pas vrai ! J'étais là-bas hier, j'ai parlé avec lui : un chic type comme on aimerait en rencontrer tous les jours… Sans bien réfléchir, il décida sur le champ de se rendre en « pèlerinage » au village pour en savoir un peu plus et s'il se pouvait, rendre un dernier hommage à l'homme qui l'avait si bien accueilli. Intrigué sinon alarmé, son ami décida de l'y conduire.
Rendus sur place, ils allèrent directement à l'église. Marcel pensait bien aller se renseigner à la mairie, mais quelque chose l'incitait à venir d'abord ici : une curiosité malsaine, un besoin de se mettre en condition ou de la nostalgie, qui sait ? Leur véhicule ne put même pas pénétrer sur la placette qui précédait le parvis de l'église, l'accès en était bloqué par des barrières. En passant devant, Marcel reconnut l'épicier du village qui discutait avec un des deux gendarmes en faction, à l'entrée de l'impasse. - Tiens, voilà maître corbeau, il est comme les charognards, celui-là ! S'il a laissé son fromage, c'est sans doute pour venir humer les mauvaises odeurs… - Tu veux parler de qui ? - De l'autre andouille qui parle avec le flic, c'est l'épicier du village : un rat et pas seulement d'église ! - Ah bon ! tu as pu l'apprécier à sa juste valeur ? - Eh oui ! cette blague ! Il est bon pour la morale et en plus, je te le donne en mille, c'est l'ancien carillonneur de service… - Qu'est-ce à dire ? Il sonnait les cloches pour la messe ? - Tout à fait, stricto sensu ! C'est l'ancien bedeau dont ce curé ne voulait plus. André, le pote à Marcel eut un bref regard, un sourire en coin. - Mais dis donc ! il reprend peut-être justement du service pour l'occasion. - M'étonnerait ! D'après le maire, le curé avait placé sa confiance dans un autre type, il trouvait celui-là un peu trop zélé, si tu vois ce que je veux dire, et puis, il n'est pas là où il devrait être de toute manière ! - Hé bien ! mon vieux ! Ils ont bien de la chance, les curés par ici, d'avoir à choisir celui qui sera le plus apte à remplir ce rôle, j'en connais ailleurs qui peuvent toujours se gratter, ils ont moins de candidats ! - Ouais ! c'est une chance plutôt relative à mon avis ; au demeurant, elle ne semble pas être une garantie pour les bonnes mœurs ni de disposer d'un troupeau entièrement sain… - Ça, oui, tu l'as dit, il y a des allumés dans le secteur ! Le pauvre homme, personne ne mérite une fin aussi atroce ! Ils finirent par garer la voiture en contrebas du vieux centre et se dirigèrent à pied vers l'église. - Tu y tiens vraiment ? Et si on allait voir d'abord ton copain, le maire : il doit bien avoir des renseignements de première bourre. - Non ! c'est idiot certainement, mais j'ai envie de me recueillir un instant avant, sur place, là où je l'ai vu, vivant… Marcel se retourna alors vers son pote : - Ce qui n'exclut pas que tu aies entièrement raison ! En contournant un pâté de maisons, ils empruntèrent un escalier, assez raide, qui menait devant l'église par la corniche. Sur la place de l'église, il y avait des attroupements malgré le temps maussade. Marcel qui, pour la circonstance, préférait passer inaperçu, s'en trouvait plutôt gêné. Rabaissant sa capuche d'imperméable sur le nez, il s'avança directement vers l'édifice, entraînant son ami. La porte était ouverte, ils y rentrèrent, vite, comme dans un refuge.
Dans la pénombre, la vue des deux amis mit un certain temps à s'adapter, ce n'était pas qu'il fît beau dehors, mais le jour y était cru. Pour se donner bonne contenance, ils entamèrent un tour dans la maison du Seigneur. Elle était richement dotée sous ses apparences modestes à l'extérieur. Alors qu'il regardait distraitement les vitraux, un détail attira Marcel. Il n'y aurait pas fait attention en temps ordinaire. C'était juste que le visage n'avait pas la même couleur que le corps, et on le voyait d'autant mieux qu'il faisait tache parmi les morceaux de verre luisant autour de lui. Il s'approcha. C'était en hauteur, mais il le distingua bien net : - Nom de Dieu ! … - Quoi ! Qu'est-ce qu'il y a ? André regarda à son tour en l'air. C'était la tête du curé supplicié qui les « attendait », les yeux bien ouverts et qui semblaient encore en vie. Le vitrail avait été fracassé et on y avait incrusté la tête du curé, juste à la place de celle de Jésus sur la croix… Ils entendirent un bruit. En tournant la tête, ils virent des haillons sanglants qui pendaient en haut d'un chapiteau. Plein d'effroi, ils s'enfuirent et se retournant, ils virent qu'on suivait leurs pas… De tous les hommes qu'il y avait sur la place, il n'y en avait pas un qui faisait le poids, c'était une vraie bête ! Il fallut l'abattre. Marcel s'en chargea avec un bac de fleurs qu'il arracha à la pelouse devant lui. Il l'envoya à la volée, dans les pattes de l'autre en plein élan, et l'acheva d'un coup de pied au menton. La hache de son poursuivant lui avait frôlé le corps. Les gendarmes en poste devant les barrières, alertés par les cris, arrivèrent à la rescousse quelques secondes plus tard, ils ne purent que constater les faits et ils immobilisèrent pour de bon l'énergumène. L'enquête avait avancé d'un grand pas, un qui avait failli être fatal à nos deux amis ; mais l'embuscade aurait pu en concerner d'autres... Le gars avait tout simplement fondu les plombs, il avait subitement tourné mal, comme certains à qui la société donnerait le bon Dieu sans confession, et qui de ce fait, en sont plus sollicités par le diable. C'était le bedeau en titre, un ancien rugbyman, devenu bûcheron ; à croire qu'il ne voulait plus se contenter de branler les masses !
© Jean-Jacques REY, 2006
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