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Au détour de la rue, Marcel tomba sur la supérette. Son aspect quelque peu pimpant détonnait parmi les vieilles façades lugubres. Pas mal de gens l'avaient déjà envoyé bouler, il s'était trompé. Son premier interlocuteur, le vieux bonhomme sympa, était une exception. Donc les villageois avaient ici aussi la mentalité commune à bien des besogneux dans le monde entier : la suspicion envers l'inconnu et une hantise de se voir rappeler la précarité matérielle. On l'avait regardé par en dessous, de haut, renfrogné ou détournant les yeux, mais toujours fermé. La majorité de ces gens étaient des personnes âgées. Il s'y attendait un peu, mais bon ! il fallait bien essayer, rayonner ailleurs que dans les entrelacs urbains. Au moins ici, entre les rochers, ils pouvaient avoir des ressources vivrières et avoir envie de partager les surplus. Après, il irait à la mer, voir si les gens étaient du même bois... Les gens de mer, enfin, les vrais : ceux qui en vivent, sont toujours plus généreux, même si la Mer ne donne rien sans contrepartie. Marcel pénétra dans le magasin, il était correctement habillé et rasé de près ; encore heureux parce que le « caïman » qui était posté derrière sa caisse enregistreuse, le regardait déjà sans aménité. Cela devait être parce qu'il ne le connaissait pas, lui, « l'étranger » de passage ; oui, sans doute, était-ce cela, Marcel n'était pas dans le trombinoscope de la boutique...
- Bonjour monsieur, je travaille pour une organisation humanitaire qui vient en aide aux plus démunis. Auriez-vous des produits arrivant à péremption que vous pensez retirer de la vente bientôt ?
L'épicier l'examina des pieds à la tête et lui répondit avec aigreur :
- Parce que vous croyez que je m'amuse à courir ce risque dans la gestion de mes stocks ? … Hé bien ! monsieur, croyez-moi, ce n'est pas comme cela que l'on tient un magasin ! Je ne suis pas une grande surface, moi, qui paie ses fournisseurs un an après livraison ! Ce que je mets en rayon, je le paye cash, et il me faut le vendre tout et rapidement, pour retomber sur mes pattes. Quant à la charité, comme vous savez : bien ordonnée, elle commence par soi-même ! Il y en a un peu trop, des assistés, dans ce foutu pays, et certains vivent mieux que moi, les autres ne savent que tendre la main pour bouffer, alors... Mais pendant ce temps, ceux qui essayent de s'en sortir tout seul, eux, ils n'arrêtent pas de cracher au bassinet !
Marcel était las, pas découragé, mais las d'entendre toujours les mêmes doléances de ces simplistes qui cherchaient des boucs émissaires à leurs problèmes existentiels, mais se révélaient impuissants à en discerner les véritables causes ; d'ailleurs si le cas advenait, auraient-ils seulement eu le courage d'adapter leur comportement ?… Il prit congé tout sec pour éluder une discussion oiseuse.


***

Avec le maire, ce fut une autre affaire. Il était tombé sur lui sans le chercher expressément, alors qu'il venait prendre des renseignements sur la banque alimentaire, locale. C'était un bonhomme à première vue, engageant, dans la soixantaine, qui, après quelques propos échangés, l'invita à venir prolonger leur entretien dans son bureau. Marcel avait été bien inspiré, il était venu au jour et à l'heure de sa permanence d'élu. D'abord, il fallait être lucide et réaliste ; comme disait le maire, il n'y avait ici ni plus ni moins de méchants ou de braves gens qu'ailleurs, c'était tout le contraire à l'en croire, mais les petits moyens de nombre de ses administrés avivaient l'égoïsme et l'indifférence qui sont, à l'état naturel, presque un instinct de survie selon lui aussi. Il ne voulait pour autant pas excuser les aigris, si prompts à devenir réactionnaires. Marcel lui confiant l'indignation de l'épicier, avait provoqué un souffle d'ironie qui s'était terminé par une tape sur le bureau :
- Oh ! celui-là, vous savez ! mieux vaut ne pas en faire grand cas. Un jour qu'il pètera trop fort, il passera à travers ses chaussettes !
La boutade était tellement inattendue que Marcel, bouche bée, faillit en avaler sa langue, communiquant son hilarité au maire, fort content de son effet.
- Et malgré qu'il ne me sied point de faire le concierge, si je vous disais que ce monsieur, crèche du Port-Salut, est l'ancien bedeau dont même le curé se méfie, vous me croiriez ?
- Non ?
- Si !
- Ho ! ho ! ha ! ha !
- Comme firent les ânes, oui ! et il est toujours prêt à sonner la messe…
- Ah ! misère ! j'aurais dû lui dire qu'un évêque nous soutient, ça l'aurait peut-être porté à plus de sympathie.
- Vous parlez ! au mieux, il vous aurait refilé son eau de vaisselle, car en parlant de rat, c'en est un, celui-là, et qui joue les emmerdeurs en prime : j'en sais quelque chose ! Pour ce qui est du malheur des autres, il vous dira toujours qu'ils en sont les premiers responsables ; quitte à vous inviter ensuite à prier pour le salut de leur âme : cela dédouane et résout tous les problèmes, pardi ! Je vous le dis, ces gens aiment tellement leur prochain qu'ils ont besoin de l'enfermer dans leur bocal pour se rassurer eux-même ! C'est comme cela depuis le Moyen Âge et le pire, c'est qu'ils refusent d'évoluer d'un iota…
Se trouvant quelque identité de vue, en particulier sur le primat exagéré de l'économie, celle-ci, pervertie en instrument de domination, ils continuèrent sur la lancée, un bon moment, à parler d'une société passablement moisie. Chacun à leur rôle, ils le constataient tous les jours. Cela ne servait à rien de se lamenter, il fallait au moins que les esprits mûrissent ; mais là, pour le coup, les esprits en question, étaient plutôt en train de se pourrir la vie...

Marcel était finalement arrivé devant l'église, elle était bien au sommet du centre, celle-là ! Respirant un bon coup, il commença par regarder les oiseaux qui tournaient autour du clocher, dans le ciel bleu... S'il n'avait été que de lui, il n'aurait pas ressenti la nécessité de monter jusqu'ici, mais le maire l'avait poussé un peu, histoire de compléter la liste, après l'avoir aidé en personne, à charger quelques provisions dans le fourgon. « Ce curé, ce n'est peut-être pas une lumière qui deviendra cardinal, mais au moins il honore son ministère » : disait-il, et encore : « il est de bonne écoute et il sait parler aux gens, je gage qu'il vous trouvera encore quelque chose »… Alors voilà, cette recommandation en tête, Marcel allait se lancer, quand il vit arriver un véhicule sur le parvis. Un homme en sortit, habillé simplement, et il se chargea de deux sacs, avant de se diriger vers une demeure, attenante à l'église, qui semblait être le presbytère. Il rentra et ressortit peu après, se trouvant nez à nez à Marcel qui s'était décidé à le suivre. Il tenait encore un sac à la main.
- Bonjour, vous désirez quelque chose ?
- Oui, bonjour, monsieur, je cherche le curé de la paroisse…
- C'est moi-même !
La réponse avait fusé, énergique. L'œil était vif mais bienveillant. Marcel essuya son front d'un geste distrait avant de se présenter, mais le curé le devança, demandant à brûle-pourpoint :
- Nous connaîtrions-nous par hasard ? Il me semble vous avoir déjà vu quelque part…
- Ah ça, mon père, c'est fort possible et me faciliterait la tâche ! Je vais donc aider un peu votre mémoire. Je travaille pour…
- Ah ! j'y suis : pour certains « Restos », je crois. Je vous ai vu à la ville, ce matin, au marché principal, place des Grands Hommes, n'est-ce pas ?
- C'est bien ça !
Et sans plus de cérémonie, le curé tapota l'épaule de Marcel :
- Alors, qu'est-ce qui vous amène ? Voulez-vous partager mon sac de madeleines ?
En riant, il ouvrit son sac et montra le contenu à Marcel, il y avait effectivement plein de viennoiseries et biscuits en sachets à l'intérieur.
- Je vais à un goûter pour des enfants, vous ne voulez pas venir avec moi ? on demandera aux parents de faire un geste pour les pauvres : c'est une occasion rêvée, et, tiens ! pendant que j'y pense, j'ai la quête dans l'autre sac, je vais vous en donner une partie…
Il se retournait déjà vers la porte, Marcel se sentit devenir cramoisi :
- Ah mais ! c'est que justement, mon père, je ne viens pas demander l'aumône, mais récupérer les surplus, ce qui ne sert plus ou va être jeté ; autrement dit, je fais de la prophylaxie contre le gaspillage !
Il avait dit cela avec émotion, Marcel avait un peu honte, en même temps que très chaud au cœur : c'est qu'il était bien, cet homme d'église, le maire avait parfaitement raison ! Le curé retourna quand même à l'intérieur et, à sa grande surprise, vint lui remettre un gigot d'agneau dans les bras. Marcel n'en croyait pas ses yeux, mais alors là, notre saint-bernard de service était vraiment aux anges ! Le brave curé ne s'y trompa point et sembla apprécier la simplicité de sa réaction ; levant les yeux au ciel à son tour, il lui dit alors d'un air entendu : 
- En voilà un de surplus, mon ami, et ne me dites rien, cela me fait tellement plaisir de partager avec vous que vous m'insulteriez si vous y voyez de la compassion…


***

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