vers page 1 bas de page retour vers sommaire



illustration pour contrôle des captifs



DESTIN PARTICULIER

- suite -




    La population, abasourdie mais peu encline à protester, s’exécute sans méfiance à l’égard de ces flics transformés en bon samaritains du service de la prophylaxie ! Elle embarque docilement sur les camions des sauveurs qui organisent une noria pour rationaliser les opérations d’évacuation. On transporte ces gens on ne sait où, à Voisy le Boroutre ou Tombouctou, en tout cas, loin de la zone critique ! Ils posent quelques questions, obtiennent des réponses évasives du genre :
- Ne vous tracassez pas… Nous n’allons pas loin… Vous serez hébergés, ravitaillés, tout est prévu… Cela ne durera pas longtemps, une histoire de deux-trois jours ! …
Rien sur le polluant, rien sur ses dégradations, ses effets éventuels sur les organismes vivants, rien ! … Que des assertions gratuites, une raspoutitsa de banalités, des convenances factices ! Mais les familles ne sont pas séparées, bien au contraire ! Les amis, les voisins se réunissent, ils montent sur les mêmes véhicules qui sont nombreux, qui partent ensemble : roulement régulier bien distribué ; alors si la destination n’est pas très claire, les gens sont plus rassurés. Dans l’émoi et la précipitation générale du départ, bien peu se soucient ou s’étonnent de l’absence de certains, d’untel qui n’est pas de ses proches , qui doit être sur un autre camion, rallié près de son lieu de travail, qui n’a pas jugé utile, pris le temps ou la liberté de revenir près des siens.

***

Par la route qui longe la rivière, Martin Letensec arrive dans les faubourgs d’Arzonium en pédalant énergiquement. Sa bicyclette siffle au vent. Il voit tout ce remue-ménage à temps et prudemment se dissimule dans un bosquet, en bordure d’un lotissement. Les flics et leur déploiement de force ne lui inspirent pas confiance. Plus que son antipathie innée, c’est la scène observée à travers le hublot de la soucoupe, la veille, qui attise ses soupçons : « ils ne sont pas de notre planète, ces types ! » Alors qu’il épie le mouvement des « costumés » et le départ consécutif de deux camions, perplexe devant la passivité apparente des résidants, il surprend, derrière la grande baie vitrée d’une façade pavillonnaire, un événement peu ordinaire : une empoignade subreptice entre un flic et une femme, semble-t-il. Soudain le flic saisit un bras de son vis-à-vis, l’attire et lui pointe sous le nez un objet oblong, instantanément, la femme s’écroule sur le plancher. Terrorisé, Martin s’aplatit encore plus au sol. Peu après survient, un camion-tube : une sorte de frigorifique jaune moutarde, une équipe de quatre créatures travesties en descend… « Je suis sûr que ce sont mes aéronautes de l’autre soir, dans leur citrouille ; mais qu’est-ce qu’ils manigancent et où ils ont pris ce matériel ? » se dit Martin… Le lotissement est maintenant vide hormis quelques « flics ». Les quatre pénètrent dans le pavillon et deux ressortent aussitôt, avec le corps de la femme à bout de bras ; puis le camion-tube se déplace et les quatre continuent leur manège, ils embarquent d’autres victimes en différents endroits du lotissement. « C’est quoi, ce cirque ? C’est quand même pas une opération de nettoyage ou un génocide ! Qu’est-ce qui se passe ici ? » : interdit, sidéré, Martin ne sait plus que faire, se demande quel est ce nouveau calvaire. Alors qu’il mesure, à l’aune de son impuissance, l’insolite et le précaire de sa situation : « et dire que je voulais leur raconter ma salade aux autres du bizarre ! J’ai l’impression qu’ils l’ont vu de plus près que moi… », Martin entend un bruissement dans son dos, il se retourne, a juste le temps de voir une forme et prend un nuage dans le nez : des gaz qu’il respire et qui lui foudroient le conscient…

***

Sous une lampe, Martin Letensec reprend ses esprits, il est allongé sur une banquette, dans un réduit d’à peine deux mètres carrés avec une hauteur comparable : un vrai cercueil ! Il est tout nu : émoi ! Il touche la paroi, elle est métallique ; d’ailleurs tout l’intérieur est en métal ! La lampe est encastrée au milieu du plafond, inaccessible et protégée par un hublot de verre très épais. L’ouverture de ce qu’il convient d’appeler une cellule, est condamnée par une grille aux barreaux luisants, il regarde à travers et voit en face toute une rangée de grilles, identiques à la sienne, sur plusieurs niveaux. L’allée centrale reçoit la lumière d’une verrière et il distingue vaguement plein d’autres êtres humains dans leur cage à poule, mais la vision dans l’intervalle est floue, comme si elle prospectait par le filtre d’une vitre embuée. Tout est silence dans ce tunnel hormis un discret ronflement qui filtre de l’extérieur, apparenté à celui d’une salle des machines : « bon sang ! c’est quoi ce local à réclusion et tous ces box en stock ? Serait-on dans la cale d’un navire ? »

Martin veut parler aux autres en face, interpeller ces frères du genre humain, mais aucun son ne sort de sa bouche, il essaye encore et sa bouche happe l’air du vide qui dessèche plus vite ses muqueuses : il est muet ! … Les autres aussi sans doute : « mais qu’est-ce qu’ils nous ont fait, mon Dieu ! » Il palpe sa gorge et sent une petite pastille greffée sur sa pomme d’Adam, il veut essayer de l’extirper et ressent une décharge électrique qui le laisse les bras ballants. Alors il agite la main en deçà des barreaux et reçoit une grêle de particules qui la transperce et l’irradie de douleur. Choqué, il met plusieurs minutes à s’en remettre. Par une suprême tentative de dialogue, impulsivement, il multiplie par saccades les gestes à l’intérieur de sa cage, presque aussi grotesque et pitoyable qu’une bête découvrant sa captivité. Une semblable, en face, se met alors à singer ses façons, ils parviennent à se communiquer leur détresse. Martin ne discerne que ses formes sveltes et de longs cheveux foncés, son visage est trop loin, dans le brouillard, pour qu’il l’explore bien ; peut-être pleure-t-elle, peut-être lui sourit-elle, il ne sait pas au juste ! Il peut juste deviner ou imaginer. Il commence à réaliser l’affreuse condition de leur détention, et l’avenir joue aux billes entre les points de suspension… Il ne savait pas tout, il s’en faut de beaucoup et pour cause ! …

***

Martin Letensec, ainsi que tous ses compagnes et compagnons dans la cale, a finalement compris ce qu’il advenait d’eux. Il est passé, pieds et poings liés, devant un étalonneur de la cybernétique qui leur a déclaré d’une voix automatique qu’ils avaient été « choisis ». En raison de leur faculté d’intelligence et de leur corps sain, on leur créait un nouveau sort. « On », c’était eux : des êtres occultes et pleins de puissance qui décidaient de l’ordre des choses dans l’Univers. Tous les autres, d’Arzonium ou d’ailleurs, par malheur non « choisis », avaient été éliminés. Les « flics », se masquant et démasqués par notre artiste, étaient en fait des zombies au service des eugénistes de l’état supragalactique. Sans âme ni conscience et caméléons de l’univers, les zombies étaient les enzymes gloutons de l’imperfection des organismes vivants. Ils avaient mis Martin Letensec, réservé pour autre planète, dans un vaisseau de l’espace : un vaisseau-fantôme, évidemment ; parce qu’on ne les voit jamais voler, ceux-là, et encore moins arriver ! …


© Jean-Jacques REY, 1997





retour vers page 1haut de pageretour vers sommaire