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illustration pour zombies des eugénistes


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DESTIN PARTICULIER

- 1997 -

(Texte élaboré à partir d’un rêve)


    Dans la clarté lunaire, une silhouette suit le chemin de fer. Le pont de Cheniguen enjambe la rivière. Dans cette gorge profonde, Martin Letensec devine plus qu’il ne voit le ruban d’eau qui se prélasse dans la pénombre. Il est minuit, il rentre à son domicile : une maisonnette troglodytique à côté d’une pile de l’arche, près du radier. Il prend donc le sentier qui mène vers ce havre, un sentier petit et rocailleux, en pente sèche. Martin est artiste et solitaire, un peu marginal. Il peint des aquarelles l’été et sculpte des santons l’hiver, il aime cueillir des fleurs, ramasser la luzerne avec son voisin, fermier. Il se promène tard le soir pour ne rien entendre que le chant des eaux, du hibou, et la forêt craqueter.

Alors qu’il racle ses souliers sur le sentier, distrait par sa rêverie, il repère une lueur qui semble filtrer à travers la paroi. Il s’approche et constate bientôt, à sa grande surprise, des fumerolles et des petites bulles qui sortent d’un placard de roches : « qu’est-ce donc cela ? Cet endroit est si tranquille d’ordinaire ! » … A peine a-t-il le temps de s’interroger qu’un engin énorme sort des entrailles de la terre. Absolument sidéré, il voit cette espèce de soucoupe volante entourée, comme Saturne, d’une irisation. Elle s’élève en l’air dans un chuintement. Il est effrayé, la peau granulée. La soucoupe reste en sustentation à deux encablures au maximum de sa personne. Il distingue par les hublots éclairés, des créatures sans visage, habillées en flic humain, l’une d’elle est en train justement de s’apposer un masque : une souple peau d’être humain ! Martin détale et remonte vers le pont, il trébuche dans la nuit, il faut prévenir l’Etat-Major ! Il a peur d’être déjà repéré en n’ayant pris garde, il rentrait tout simplement chez lui… La soucoupe, soudain, se propulse d’un jet, elle libère l’espace au-dessus de sa tête et disparaît, éteignant ses lumières. A peine, entend-t-il un glissement feutré vers le pont, et au-delà, vers les lumières de la ville.

Arrivé en haut, Martin Letensec, paniqué, dérape sur la passerelle, il glisse sur le séant, bobsleigh humain. Une poutrelle passe dans l’entrejambe et bloque son aine ! La douleur est atroce, lancinante, elle remonte à travers son ventre. Ses jambes pendent dans le vide. Une éternité passe et rien ne se passe. Il se relève péniblement et, courbé en deux, entreprend cette fois de redescendre à son nid. Il se frotte à chaque enjambée, le souffle court, il parvient au prix d’un glorieux effort à se ressaisir et termine son retour.

***

Martin compose le numéro des Renseignements « Vingt-quatre sur vingt-quatre » au cadran du téléphone. Une femme lui répond, il s’exprime mal et s’embrouille. Le ton de la politesse standard à l’autre bout du fil s’effrite. Sèchement enfin, la femme des Renseignements lui rétorque avec impatience : il faut préciser une fois pour toutes la nature du correspondant recherché :
- L’Etat-Major ! Mais quel état-major, monsieur ? Celui des cousins germains, des peaux rouges ou des religieux épistatiques ? Ou encore celui de la jurisprudence du carême ?
- Vous n’y êtes pas ! L’Etat-Major du bizarre, je veux le préposé aux phénomènes surnaturels…
- Ah oui ! Les prolégomènes de mort naturelle ?
- Mais non, vous dis-je, les premières nouvelles ! Euh non ! Le pas naturel, quoi !
- Vous avez dit bazar ?
- Non, j’ai dit bizarre !
- Je vais vous donner le numéro du bazar de l’hôtel de ville, attendez ! voilà, c’est…
- Non ! Mais assez à la fin ! Je vais me servir moi-même !
Et Martin Letensec raccroche brutalement, tout gris de fureur, tout tremblant de rage : « tous des planqués et des fumiers dans cette administration ! Ils ne comprennent que le ploc-ploc du pâté dans la gamelle, si c’est pas une misère ! J’aurais pu éviter quand même de m’exploser les couilles, en allant chercher ce « shérif » ! (il pensait se rendre au bureau de police local avant de déraper…) Mais laissons tomber, cet ostrogoth est nul ! Il m’aurait certainement pris pour un mauvais farceur qui aime briser celles des autres : j’en étais quitte pour passer demain à la moulinette et ronéotype ! »

Il s’empare de son minitel et martyrise le clavier, il trouve les coordonnées recherchées au bout de quelques minutes et appelle à la rescousse l’Etat-Major du bizarre… Une voix paterne d’être humain lui répond : ce n’est qu’un planton, tout l’Etat-major est en vacances ou dort consciencieusement, pas de chance ! Martin Letensec décide cependant de signaler l’apparition, après tout, il n’y a que les fous pour avoir des visions et ne pas les transmettre ! L’autre ne pipe pas un mot à part oui et non, poliment. Atterré, Martin abrège, dit le bonsoir et raccroche. Agité, il tarde à s’endormir, jette quelques couleurs sur papier fort, finit par piquer du nez…

***

Pendant la parenthèse du sommeil à Letensec, les évènements se précipitent et du coup se précisent, dans une manière de consécution que n’aurait pu prévoir Martin ni sa correspondante des Renseignements. Une caravane des forces de l’ordre débarque sur la ville, se répand dans le pays, avec des moyens de transports terrestres et des hélicoptères. Les flics ont l’air gentils et prétextent un plan ORSEC, déclenché à la suite d’une fuite très importante de produits toxiques dans une usine voisine. La population doit être évacuée avec diligence mais sans précipitation ; car la contamination est déjà effective et n’entraîne pas de danger de mort imminent. Des hauts-parleurs itinérants sillonnent la ville, après l’annonce générale de ces « bonnes nouvelles » dès l’aube par tous les médias et moyens de communication :
- Habitants d’Arzonium, en raison d’un risque majeur pour votre santé et en attendant les mesures appropriées, pour votre propre sécurité, veuillez-vous diriger vers les centres de regroupement que vous indiqueront, les membres des compagnies de sécurité, postés dans chacune de vos rues. Tout renseignement utile vous sera donné à ces endroits, en ces circonstances. N’emportez que le strict nécessaire, vos affaires devront être décontaminées avec vous. Nous vous donnons assurance de veiller à l’intégrité de vos biens et propriétés en votre absence. Vous serez pourvus des moyens convenables pour les récupérer par la suite…

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