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locomotive en gare

poignée de main entre amis


version PDF de retrouvailles

RETROUVAILLES




      - Louis, serre bien ton cache-nez ! ordonna la vieille dame à son mari qui s’apprêtait à prendre le train.
   - Mais oui, Marie ! ronchonna Louis.
   - Et porte ton chapeau quand tu sortiras du wagon ! C’est toujours par la tête que l’on attrape froid ! Et souviens-toi de l’hiver dernier ! Nous avions cru te perdre ! dit-elle en ajustant le cache-nez autour du cou de vieil homme.
   - Marie, voyons ! Ce n’est pas à un ancien médecin que l’on apprend les règles de bonne conduite en matière de santé !
A cet instant précis, on entendit retentir la cloche du départ, alors qu’une foule dense se pressait sur le quai.
  - Marie, le train va partir. Je dois gagner mon compartiment. Venez, toutes les deux, que je vous embrasse !

  Deux femmes élégantes, accompagnées de deux enfants, se rapprochèrent de Louis et de Marie.
    - Papa, quelle idée de faire ce voyage à ton âge ! le gronda gentiment sa fille tout en l’embrassant.
    - Il le faut, tu le sais bien, Mathilde, je te l’ai déjà expliqué. Venez, Camille ! dit-il alors en s’adressant à sa bru.
    - Faites un bon voyage, et revenez-nous vite ! fit cette dernière.
   - Ne vous tourmentez pas, mon fils rentrera bientôt de l’hôpital, la rassura Louis.
    - Oui ! Mais dans quel état ! sanglota Camille.
« Mais vivant, au moins », pensa le vieil homme en songeant à son gendre qui était tombé dans les tranchées de Verdun. Il vit alors sa fille qui contenait difficilement ses pleurs. Puis il lança joyeusement :
    - Allez, les petits ! Venez embrasser votre grand-père !
Un petit garçon et une petite fille coururent vers lui, et malgré ses douleurs rhumatismales, il les enlaça tous les deux.
    - Pierre, en mon absence tu restes le seul homme de la maison ! Alors, je compte sur toi,  n’est-ce pas ? Tu veilleras sur ces dames ! lui recommanda-t-il, l’air faussement grave.
    - Oui, grand-père ! Couvre-toi bien, il fait encore plus froid à Metz qu’à Nancy, c’est notre maître qui l’a dit ! annonça fièrement le petit garçon.
    - Brave petit ! Tu seras un savant, plus tard !
Une seconde fois, la cloche du départ retentit.
    - Allez, au revoir tout le monde ! dit le vieux monsieur à sa famille.
Puis il entra dans le wagon qui était décoré comme tous les autres des couleurs bleu-blanc-rouge. Dans le compartiment, après avoir brièvement salué les autres voyageurs qui, du reste, discutaient d’importance, il s’assit. Le train se mit en marche, direction plein-nord, alors que des quais noirs de monde montaient des centaines de vivats.

    Louis restait sourd aux chants et aux chansons que poussaient ses compagnons de voyage. Il semblait absent, ne participant pas à la liesse qui vibrait dans tous les wagons, aussi palpable que les trépidations du train filant sur les rails. Il relut pour la nième fois la lettre qu’il gardait précieusement sur lui. C’est elle qui le guidait vers son but. Il regarda sa poitrine. Oui ! Il n’avait pas oublié d’y accrocher sa petite tige de houx.

     Des images surgissant du passé défilaient dans son esprit : les batailles de la guerre de 1870, son départ de Metz, ses études à Nancy, ses années passées comme médecin colonial en Afrique, son mariage, sa famille s’agrandissant et les années qui s’écoulaient.

     Une scène revenait sans cesse, prenant possession peu à peu de toutes ses pensées.
    "- Jacques, tu ne peux pas rester ! Ce serait une trahison ! affirma Louis.
    - Comment peux-tu m’accuser de la sorte ? Ne crois-tu pas que partir est une forme de lâcheté ? lui rétorqua Jacques.
    - Ecoute, je ne t’ai pas sauvé la vie à la bataille de Spicheren pour que tu restes avec les Prussiens !
Les deux jeunes hommes discutaient ferme dans le petit appartement de Jacques, rue Mazelle, à Metz. Le traité de Francfort donnant à l’Empire Allemand l’Alsace-Lorraine était signé depuis un ans déjà. Les deux amis d’enfance avaient été démobilisés quelques semaines auparavant. On était en mai 1871, et les Français demeurant dans la zone annexée ne bénéficiaient plus que de quatre mois pour prendre une grave décision : rester et prendre la nationalité allemande ou opter pour la France et tout quitter. Louis avait choisi cette solution, alors que Jacques  avait décidé de rester à Metz.
    - Voyons, Louis ! C’est dans ces terribles instants qu’il ne faut pas partir ! Nous devons rester ici, rester français jusqu’à la libération !
    - Qui arrivera quand, après notre mort ? Non ! Franchement, Jacques, je ne supporterai pas de rester un jour de plus !
    - Mais tu vas abandonner ta famille, tes amis !
    - Sûrement pas ! Toute ma famille est patriote. Mon père a déjà trouvé un logement à Nancy ! Jamais nous ne deviendrons sujet de Guillaume 1er ! Je suis citoyen français, et je tiens à le rester !… Allez, Jacques, viens avec nous ! Tu n’as plus de famille qui te retienne ici.
Tu ne vas tout de même pas vivre tout seul dans le déshonneur !
   - Comment oses-tu parler de déshonneur ? Ce sont tous ces généraux qui nous ont vendus à l’ennemi qui se sont déshonorés ! Moi, je me suis battu jusqu’au bout ! Je t’interdis de parler ainsi !
   - Alors... Je ne crois pas que je vais te faire changer d’avis... Mon train s’en va dans deux heures... Je ne sais pas si nous nous reverrons un jour...
   - Fais ce que tu as à faire ! fut la dernière phrase que dit Jacques à son ami Louis."

      - Etes-vous sûr de vouloir rester tout seul, Jacques ?
    - Oui ! Oui ! j’ai besoin d’être seul ! répondit le vieil homme. J’attends ce moment depuis plus de quarante ans !
   - Mais, je ne vous comprends pas ! Regardez là-dehors ! Depuis 1871, c’est la première fois que les rues de Metz sont pavoisées aux couleurs de la France ! Une foule considérable manifeste sa joie, et vous restez ici à siroter votre café dans cette brasserie, lui rétorqua son collègue de quinze ans plus jeune.
   - Je vous ai dit que j’attends ce moment depuis plus de quarante ans. J’ai besoin de souffler un peu ! Je n’aimerais pas mourir d’une trop grande émotion, ce serait trop bête, ne croyez-vous pas ?
   - Le train arrive dans moins d’une heure, tous ceux du Lorrain attendent sur le quai. Vous êtes le plus vieil employé du journal ! Et vous avez été le premier à y défendre notre identité dès sa création. Ce serait normal qui vous veniez avec la délégation. Nous allons être reçus par le président Poincaré lui-même. Imaginez ! Nous allons aussi serrer la main de Georges Clémenceau, quel honneur !
    - Ne me parlez pas d’honneur, vous voulez bien. Excusez-moi, Mathieu, mais je suis fatigué. J’ai besoin de me reposer un peu.
    - Bon ! D’accord, mais vous nous rejoindrez !
    - Oui , Oui, plus tard !... J’attends moi-aussi un train, mais il n’arrive pas de Paris... dit alors le vieil homme, le regard perdu.
    - Oui, je sais, reconnut Mathieu, vous attendez ce moment aussi depuis plus de quarante ans... Je comprends... Allez !... A plus tard !
    - C’est ça... A plus tard... répondit distraitement Jacques à son collègue qui enfila son manteau, se coiffa de son chapeau, et quitta la brasserie.

     Jacques regarda autour de lui. L’établissement était presque vide. Tout le monde était dans les rues en train de fêter la victoire ou d’attendre à la gare le train officiel qui venait en grande pompe de la capitale. Bien que son cœur vibrât aux accents patriotiques de cette journée, Jacques attendait un autre train, celui de Nancy.
« J’espère qu’il a bien reçu ma lettre... J’espère qu’il n’a pas raté son train... Comment sera-t-il ?... Ah ! J’espère qu’il n’a pas oublié le signe distinctif... », pensa Jacques. Il jeta un regard au patère, et vit avec satisfaction, sous sa casquette, son manteau au col duquel était épinglée une petite branche de houx.

     Depuis ce jour fatidique de mai 1871, il n’avait plus revu son ami Louis. Il avait bien essayé de le contacter. Il avait écrit à ses parents qui lui avaient appris que leur fils s’était rendu en Afrique afin d’y exercer la profession de docteur de brousse. Jacques s’était alors consacré corps et âme à son apostolat au journal Le Lorrain, comme ouvrier imprimeur. Puis il avait gravi les échelons, devenant vers la fin journaliste. Ce quotidien, ainsi que Le Messin, étaient les seules feuilles d’information de langue française en Lorraine Annexée. Ceux qui y travaillaient avaient à cœur de faire vivre la langue et la culture françaises, mission difficile face à la vaste opération de germanisation que mirent en place les vainqueurs.

     L’occupation, au départ sévère, devint tout-à-fait supportable. A Metz, les deux tiers des habitants d’origine qui avaient gagné la France furent remplacés par des Allemands. Au fil des années, les défenseurs de la culture française devinrent moins ardents, se faisant vieux. De plus, l’Administration Impériale apporta de nombreux progrès : des immeubles modernes furent bâtis, l’équipement urbain fut modernisé, le réseau d’eau fut étendu et amélioré, une centrale électrique fut construite. Et c’est dans ce nouveau Metz du quartier de la gare qui portait les marques de l’architecture germanique que Jacques attendait. Il avait fallu cinq années de guerre et des millions de morts pour qu’il s’asseye dans une de ces nouvelles brasseries qui, il y a peu, résonnaient encore des rires et des chants des anciens maîtres de la cité messine.

   Malgré la victoire, peut-être à cause de l’âge, Jacques n’avait pas spécialement envie de retrouver la foule qui attendait la venue des deux dirigeants français. Son esprit était ailleurs. Il voguait quarante-huit ans plus tôt, le 6 août 1870, sur un plateau situé à l’extrême Est du territoire français, près du village de Spicheren.

    "La compagnie d’infanterie du capitaine Mangin subissait depuis une heure un terrible bombardement d’artillerie, un véritable déluge de feu et d’acier. Les terribles canons Krupp se turent alors. A moitié assommés par le bruit assourdissant qu’ils avaient enduré, entourés des corps de leurs camarades morts ou blessés, les Français virent les farouches soldats de la 14e division d'infanterie du général Kameke se lancer à l’assaut de leurs positions.
    - Allons, secoue-toi ! hurla Louis aux oreilles de son camarade qui semblait comme tétanisé. Secoue-toi, bon Dieu ! Ils arrivent !
Le caporal Jacques Evrard sortit enfin de sa torpeur. Il lui sembla qu’il était à moitié sourd. Il arma machinalement son fusil, et à travers le brouillard de poudre et de poussière, il vit les silhouettes des attaquants qui se rapprochaient. Comme tous ses camarades encore valides, il tira. Il vit une forme tomber. Il tira à nouveau, puis une troisième fois. Les balles sifflaient à ses oreilles, maintenant entièrement débouchées. Il entendit quelqu’un crier : «  Attention, ils vont nous déborder ! ». Jacques regarda à gauche, Louis avait disparu. A droite, il vit  son voisin s’écrouler, mortellement atteint. Regardant devant lui, il distingua alors un fantassin allemand, le visage noir de poussière et le regard farouche. Jacques n’eut pas le temps de réagir ; son adversaire lui enfonça sa baïonnette dans l’épaule. Il crut alors sa dernière heure arrivée quand soudain, le prussien tomba lourdement, abattu d’une balle en pleine tête .
    - Allons, vite ! vite ! Il faut s’en aller !
C’était la voix de Louis qui semblait émerger d’un rêve. Jacques se sentit alors soutenu, et c’est dans un état de semi-conscience qu’il gagna les positions de repli. La dernière image qu’il vit avant de s’évanouir fut le visage de Louis qui lui souriait."

     En ce 8 décembre 1918, le train de Nancy était à quai depuis quelques minutes. Les derniers passagers se pressaient vers les escaliers, afin de gagner le hall. Tous avaient hâte de rejoindre la place d’Armes où le Président de la République allait faire un discours historique. Ils étaient aussi empressés de parcourir les rues de cette ville de Metz qui avait vécu tant d’années à l’heure allemande. Ils pressentaient qu’ils allaient vivre une expérience inoubliable.

    Il ne restait plus sur le quai que quelques cheminots et deux vieux messieurs qui s’observaient. Le premier, à la mise élégante, portant chapeau et le cou ceint d’un cache-nez, se tenait près de la locomotive ; le deuxième, vêtu plus modestement, et le chef couvert d’une casquette, le fixait des yeux.
     Tous les deux arboraient à la boutonnière une petite branche de houx.
    Ils se tinrent ainsi, immobiles, une minute entière. Des larmes perlèrent aux yeux de Jacques, qui prononça simplement :
    - Louis.
Les yeux de ce dernier s’embuèrent aussi, et c’est d’une voix tremblante qu’il parla à son tour :
   - Jacques, c’est toi ?
   - Bien sûr, mon vieil ami.
Alors, les deux vieux messieurs se rapprochèrent enfin, et tombèrent dans les bras l’un de l’autre, le cœur empli d’une émotion trop longtemps contenue. 


© Laurent SAUZÉ, 2011








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