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rose rouge symbole parfum



PARADIS PERDU

*


         - Votre foie avait un vice de forme, dit le technomicien. Pensez-vous à faire les auto-contrôles réguliers de vos synthorgs ?
    - Bien sûr, répondit Rubert.
    - Je constate que vous n’avez fait que quatre révisions en tout.
    - C’est exact.
   - Sachez qu’une révision annuelle est recommandée. La majorité de nos concitoyens viennent la passer à leur clinique, mais des autocliniques peuvent être installées dans chaque enclave.
    - Je ne possède pas les crédits suffisants, dit Rubert.
   - Lors de mon intervention, j’ai procédé à une révision complète de tous vos synthorgs externes comme internes. J’ai changé votre revêt. Pensez à le traiter régulièrement. Bon, veuillez créditer, maintenant.
Rubert inséra la synthomain dans la crédofiche, et ne la retira qu’une fois l’opération de paiement effectuée. Il prit alors congé du technomicien. Arrivé au centre de recherche, un message ultrasonique l’avertit que le directeur l’attendait. Leur entretien se ferait donc sur cette fréquence. «Ce sera confidentiel», pensa-t-il.

         A peine avait-il pénétré dans le bureau de son supérieur que ce dernier déclara :
    - Il n’y aura pas de seconde expédition sur Terre.
    - Pourquoi donc ? demanda Rubert.
   - Viaformer cette planète est impossible. Telle est la conclusion de la     première mission.
    - Mais son but n’était pas exclusivement sa viaformation.
    - Toujours votre théorie ! Elle a été pourtant invalidée. Effacez donc cette idée de votre cerveau. Ne soyez pas comme ces adeptes ineptes du « Paradis perdu ». C’est du passé. Ils ont disparu de l’univers, leur organisation s’étant auto-détruite ; il ne plus reste que le désert glacé.
« Je sens venir l’hiver de qui la froide haleine
D’une tremblante haleine fait hérisser ma peau » pensa alors Rubert.
Son supérieur poursuivit :
  - Vous partez pour le système de Procyon dans quinze jours. Les probabilités de viaformation de sa quatrième planète sont de 92 %. Pensez à vous y préparer.

          Après cet entretien, Rubert emprunta le tube agravifique pour se rendre au sixième sous-sol. Il pénétra dans son laboratoire. Son collaborateur était en train de projeter une holimage par ses synthosyeux. Elle représentait un artefact fort complexe utilisant un large spectre électromagnétique. Averti de l’entrée de Rubert, il interrompit la projection, puis dit :
    - Trop instable, elle s’est molécularisée puis atomisée.
    - Je pars dans quinze jours, nous devons réussir la biosynthèse avant.
   - Nous ne possédons que quelques données éparses, et l’échantillon est totalement desséché. Comment réussir ? J’ai balayé le champ de toutes nos techniques actuelles, et appliqué les rares connaissances d’avant l’exode que nous possédons. Découvrir une bioplanète, voilà ce qui nous aiderait.
    - Ce n’est plus en projet. Je pars pour le système de Procyon.
 - Je vais recommencer, dit son collaborateur. Mais son spectre d’autorégénération est impossible à modéliser.
« Que du matin jusques-au soir », pensa Rubert. Puis il dit :
  - Nous devons garantir sa stabilité pendant 12 heures. Je refais un transfert encéphalique. Exploite toutes les données enregistrées, même les plus insignifiantes.
 
          Au bout de 5 h 37, le transfert achevé, Rubert quitta le centre et gagna son enclave. Arrivé chez lui, son niveau énergétique étant à 35 %, il s’installa dans son alimac, puis programma les divers pourcentages des nutriments. Ayant appareillé le tube à sa captobouche, il ingéra la nutromatière. Alors que la pâte se répandait dans son système digestif, et que les éléments nutritifs alimentaient ses synthorgs, il se remémora sa mission sur Terre. Le but de cette expédition était de savoir si cette planète du système de Sol pouvait être viaformée. Mais lui espérait découvrir de nouvelles données sur les hommes archaïques et leur organisation. Car il ne restait plus que de rares écrits fragmentaires sur eux. Qui étaient-ils ? Comment vivaient-ils ? Autant de questions qui le hantaient. La Terre s’avérait impropre à la viaformation, désertique et bombardée en permanence d’une gamme étendue de rayons et d’ondes de toute nature. Elle ne possédait ni eau, ni atmosphère. Quelques rares métaux se trouvaient dans son sous-sol. Elle ne présentait aucune activité magnétique, et sa température était excessivement basse. Pendant que les scientifiques étudiaient, Rubert avait parcouru en tous sens la planète, sondant le sol. Il découvrit enfin, trois jours avant le départ, à 27 mètres sous la surface, les restes d’une construction. La quantité de matériaux était si faible qu’il fut impossible de reconstituer le bâtiment. Mais il trouva une boîte contenant les feuillets de deux livres. Grâce à sa connaissance des langues mortes, Rubert découvrit que le premier traitait d’une ancienne science, le jardinage, et l’autre contenait d’énigmatiques textes courts qui suscitèrent moult débats entre les membres de l’équipe. Il se souvint de leur dernière discussion :
   « - Rubert, je sais pourquoi l’humanité d’alors a disparu ; ils étaient atteints de ce dysfonctionnement qu’on nommait la « folie ». Ecoutez ce passage :
     « Il n’a cervelle, ni cerveau,
     C’est pourquoi si haut crier j’ose :
   Qu’on mène aux champs ce coquardeau ». Un mal devait détruire leur encéphale, avait avancé le spécialiste en rayonnement thêta.
   - Sans compter que des perturbations cosmiques ont du modifier radicalement leur environnement, trop de radiations, chute brutale de la température. Ecoutez :
 « Je sens venir l’hiver de qui la froide haleine
 D’une brillante horreur fait frissonner ma peau ». La peau était leur revêt d’origine, qu’ils conservaient. Suite à ces perturbations qui lésèrent leurs organes biologiques, les survivants se sont exilés dans l’espace ; ils ont alors commencé à les remplacer par des synthorgs, et ont inventé à cette époque le revêt en carbosite, avait dit le particulogue.
   - Mais peut-être ces textes ont-ils un autre sens ? avait alors opposé Rubert.
    - Allons Rubert, en les lisant, on déduit d’après leur imprécision et leurs nombreux non-sens que ceux qui les ont écrits n’arrivaient plus à raisonner. C’est essentiellement cette altération des facultés cognitives qui a perdu la grande majorité des hommes archaïques et a contraint les autres à s’exiler dans l’espace. C’est grâce à ces survivants raisonnables que nous sommes là. Allons, Rubert, rapportez ces quelques feuilles comme témoignages, mais cessez de poursuivre ces vaines études. »
Après avoir revécu mentalement ces moments passés, Rubert se mit en veille pour la nuit.

***

    Le lendemain, dans une enclave de la ville :
    - Alors, vous n’avez pas encore abouti ?
    - Non, Nedron ! répondit Rubert.
   - Il convient de réussir, car nous verrons si ma théorie est exacte. Par les plantes, nos ancêtres possédaient un secret qui leur permettait d’atteindre un état de fonctionnement optimum. Et cet état, d’après mon hypothèse s’appelait « la jeunesse », dit Nedron, puis projetant une holimage, lut : « Cueillez, cueillez votre jeunesse ». Cueillir n’est-il pas l’acte d’assimiler les vertus de la plante ?
   - Non, vous êtes dans l’erreur, intervint Trévor. Nos ancêtres étaient non bipèdes, mais quadrupèdes. Ecoutez ceci :
« Entre les loups cruels j’erre parmi la plaine
 ...Si ne suis-je pourtant le pire du troupeau ». Cela doit être partiellement exact, car les hommes archaïques souffraient d’une peur, c’est-à-dire une forme de paralysie des fonctions vitales, d’une peur des loups, donc de devenir loup, n’est-ce pas Rubert ?
    - C’est-à-dire...
    - Non, les plantes, voilà l’élément fondamental ! reprit Nedron.
Mais Rubert n’écoutait plus les divers arguments de ses compagnons ; ils s’étaient d’ailleurs désignés ainsi, « les compagnons », en référence à un texte très ancien. Il fit ouvrir par les doigts précis du manipode les pages du livre de jardinage qu’il avait apporté de la Terre, et qui était conservé sous vide dans un coffret protecteur. Alors qu’autour de lui, ses compagnons argumentaient d’importance, il regarda longuement la moitié de fleur séchée se trouvant entre deux pages. C’est à partir de l’autre moitié que son collaborateur tentait la biosynthèse de la plante d’origine.

          Pendant les quatorze jours précédant son départ pour le système de Procyon, Rubert prépara méthodiquement sa future tâche. Mais chaque matin, avant de se rendre au centre, il passait voir ses compagnons, surtout pour regarder la moitié de fleur séchée. Bien qu’il possédât une totale maîtrise de ses ondes cérébrales, chaque fois qu’il regardait la plante, cette phrase tirée du second livre découvert sur Terre venait à son esprit : « Respire-en sur moi l’odorant souvenir ». S’il tenait tant à réussir cette biosynthèse, c’était pour des raisons qu’il n’arrivait pas à conceptualiser rationnellement. Par moment, il émettait l’hypothèse que grâce à certains de leurs organes d’origine, les hommes archaïques pouvaient capter les pensées de leurs congénères. Comme on remplaçait systématiquement, dès l’extraction de la matrice de croissance, les bio-organes atrophiés par des synthorgs, hormis le cerveau que l’on conservait, les hommes de son époque ne possédaient plus cette faculté ; telle était son idée. Parfois il pensait de manière fort peu sensée, fort peu discursive, à ses lointains ancêtres inconnus. Et toujours revenait cette phrase : « Respire-en sur moi l’odorant souvenir ».

          Le jour du départ pour le système de Procyon, Rubert téléchargeait dans sa mémoire annexe les dernières données relatives à sa tâche future, quand un message ultrasonique provenant du sixième sous-sol lui demanda de rejoindre son collaborateur. Rubert coupa brutalement le téléchargeur et se précipita hors de son bureau.
    - Alors, ça y est ? demanda-t-il en pénétrant dans le labo.
    - Oui, voyez ! lui dit son collaborateur.
Derrière la paroi transparente du biosyntheur, la fleur était là, toute rouge.
« Sa robe de pourpre au soleil » pensa Rubert. Il ouvrit la vitre, et aussi délicatement que lui permettait sa synthomain, saisit la rose par la tige. « Respire-en sur moi l’odorant souvenir » pensa-t-il alors. Il la porta sous son captonez, et alors que le bord des pétales en était à quelques millimètres, il en inspira l’effluve.
    - Eh bien ? demanda son collaborateur.
Rubert remit la rose dans le biosyntheur, puis sans rien dire, quitta le labo. Et sans finir le téléchargement  interrompu il y a quelques minutes, se rendit à l’astroport.

          Le casque de contrôle encéphalique sur la tête, installé sur son siège, en compagnie des quinze autres membres de l’expédition, dans l’habitacle du vaisseau qui fonçait vers le système de Procyon, Rubert n’arrivait plus à raisonner. Quand il avait inspiré l’effluve de la rose, il avait détecté des molécules d’eau, des atomes d’oxygène et d’azote, du dioxyde de carbone, des molécules d’alcools terpéniques, d’alcool phényléthylique et d’esters, des molécules d’acétate de linalyle, d’aldéhyde aliphatique et quelques autres composés en quantité infinitésimale, et rien d’autre ; et c’était tout. Il avait en cet instant le sentiment terrible que l’expérience était un échec. Tout ce qu’il avait imaginé, espéré, « le parfum enivrant », « l’odorant souvenir », rien de tout cela n’avait eu lieu quand son cerveau avait analysé la composition de l’effluve de la rose. Il eut alors soudain un sentiment nouveau, envahissant, douloureux, comme si l’univers entier disparaissait. Un vide atroce, une solitude insupportable, une déception immense, une détresse effroyable, l’envahirent pour la première fois de sa vie, et il comprit enfin les mots :
« ...Les rose envolées
Dans le vent à la mer s’en sont toutes allées.
Elles ont suivit l’eau pour ne plus revenir.»

          Une sonnerie se mit à retentir. Ses ondes cérébrales présentaient un tracé inconnu qui alarma le contrôleur encéphalique. Car en cet instant, si Rubert avait pu physiologiquement le faire, il aurait pleuré, pleuré d’une insondable tristesse.


© Laurent SAUZÉ, 2002








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