LE PLAN ESCAMOTÉ- suite 4 -
Pendant deux jours, je fus fort occupé par mon
activité de chroniqueur judiciaire. Je n’eus pas l’occasion de voir mon
ami, qui sortait aux aurores et rentrait bien après que je me fusse
couché. Nous étions la veille du début des travaux, et le plan n’avait
pas encore été récupéré.
Leclercq avait convié Mlle Claire Eiffel, M. Adolphe Salles et le préfet de police. Le détective remplit cinq verres d’un vieux porto. Ses invités y portèrent les lèvres, mais le cœur n’y était pas. Etais-je en train d’assister à une veillée funèbre ? C’est l’impression que j’eus, tant nos hôtes arboraient des mines sombres. - Messieurs Eiffel et Dustrieux n’ont pas été invités ? hasardai-je. - Non ! Ils sont tous les deux en conférence avec le président de la République afin de définir la ligne à tenir quand le scandale éclatera, répondit le préfet de Police. Demain, je serai remercié, après vingt-sept années de bons et loyaux services. Quelle humiliation ! - Mon pauvre ami, je compatis, ajouta le jeune ingénieur. Ma carrière aussi s’arrêtera, à peine commencée. - Je ne vous abandonnerai pas, lui dit Claire Eiffel d’une voix aimante tout en lui serrant tendrement la main. - Votre père ne voudra plus que nous nous fréquentions. Il vous l’interdira, et me mettra à la porte. Privé d’emploi, ma réputation entachée par ce scandale, il ne me restera plus qu’à offrir mes services à une société brésilienne ou à m’exiler en Afrique. - Vous trouverez toujours du travail, M. Salles. On a besoin partout de bons ingénieurs. Tandis que moi, je ne sais rien faire en dehors du métier de chef de la police. Et je serai devenu un véritable pestiféré, se lamenta M. Villard. De dépit, il vida d’un trait son verre de porto, puis se resservit. - Je vous suivrai même si vous devez partir au Brésil ! déclara Mlle Eiffel avec conviction à son fiancé. - Allez-vous encore inspecter minutieusement l’appartement de Russmeyer cette nuit ? demanda soudainement Leclercq au policier. Ce dernier le regarda bizarrement, se demandant si mon ami ne se moquait pas de lui, puis après un soupir répondit : - Bien évidemment, et d’ailleurs pourquoi m’attarderais-je ici ? J’ai sottement répondu à votre invitation au lieu de préparer mon ultime perquisition. Leclercq, mes minutes sont précieuses et vous me les faites perdre ! Après que Villard se fût levé de son siège, et qu’il s’apprêtait à nous quitter, Leclercq lui dit : - Ne montez pas sur vos grands chevaux, mon cher préfet. Et accordez-moi encore quelques instants avant de prendre congé. Ce dernier se rassit de mauvaise grâce tout en grommelant. - Je crois, reprit Leclerc, que vous n’avez peut-être pas fait tout votre possible. Ou plutôt, que vous avez fait trop votre possible. - Que voulez-vous dire ? Est-ce encore l’une de vos phrases sibyllines ? - Eh bien, dit-il après avoir allumé sa pipe, vous avez peut-être trop bien travaillé. - Pardon ? - Vous avez oeuvré trop en profondeur, et cela fut insuffisant. - Quel non sens nous dites-vous là ? - Je n’aurais pour ma part jamais effectué tous ces sondages, ni pris toutes ces mesures. J’aurais agi avec beaucoup plus de simplicité. Droit au but ! Et je serais revenu avec mon trophée. - Vous n’avez qu’à y aller, si vous êtes si habile ! lança Villard avec colère après s’être levé derechef. - Qui vous dit que je n’y suis pas allé ? - Pardon ? demanda le préfet de police d’une voix atone. - Eh bien, oui, mon cher Villard, j’ai pénétré la nuit dernière juste après le départ de votre équipe et j’ai ramené un beau trophée, dit Leclercq avec un sourire énigmatique tout en se dirigeant vers son bureau. - Se pourrait-il que … murmura le policier qui avala la moitié de sa phrase. - Le voilà ! annonça triomphalement Leclercq en tendant un rouleau de papier. - Le plan ! hurlèrent le préfet de police et l’ingénieur à l’unisson en bondissant vers lui. Fébrilement, les deux hommes le déroulèrent sur le bureau de Leclercq. C’était bien le plan de la tour de M. Eiffel. - Oh, mon Dieu ! laissa échapper Villard en se laissant tomber sur son siège, les jambes coupées par l’émotion. - M. Leclercq, vous êtes un génie ! déclara M. Salles. - Je reconnais que vous êtes un maître ! Bravo, mon ami ! renchérit le préfet de police. Leclercq ne répondit pas, mais esquissa un bref sourire. Je voyais qu’il se contenait, mais je devinais qu’il jubilait intérieurement de ces éloges. M. Villard reprit vite son sang froid. Il lança à M. Salles : - Vite ! M. Salles, rendons-nous au ministère pour y apporter ce document ! - Vous avez raison ! Hâtons-nous ! Accompagnez-nous, Claire, afin de rassurer votre père. Après nous avoir salués brièvement, les deux hommes se ruèrent au rez-de-chaussée afin d’y héler un fiacre. - Encore merci, M. Leclercq, dit Mlle Eiffel qui serra chaleureusement les mains de mon ami. Vous avez droit à toute ma gratitude, messieurs. Elle alla rejoindre les deux hommes qui trépignaient d’impatience sur le trottoir. - Alors là, Leclercq, vous nous avez mystifiés. Allez-vous enfin m’expliquer ? Le détective se servit un second verre de porto qu’il porta à sa lèvre. Il dégusta le liquide doré puis dit : - Mon cher Dubois, la police parisienne est fort habile dans sa spécialité. Il est pour moi hors de doute que les agents de Villard ont perquisitionné dans l’appartement de Russmeyer avec une minutie extrême, et que pas un millimètre carré d’espace n’a été oublié, mais cela uniquement dans le cercle de leur entendement. - Dans le cercle de leur entendement ? demandai-je. - Si Russmeyer avait caché le document dans le cercle de leur entendement, ce dernier n’aurait pas échappé aux limiers du préfet de police. Ou exprimé différemment, si Russmeyer avait dissimulé le plan dans une cachette imaginée dans le même esprit que celui des représentants de la police parisienne, ces gaillards l’auraient immanquablement trouvé. En effet, dans leur façon de penser, une cachette la meilleure possible doit être nécessairement la plus profonde, la plus dissimulée, la plus « cachée », la plus inaccessible qui soit. Or, notre voleur imagine hors du cercle de l’entendement des policiers parisiens. C’est un poète qui pense différemment, tout simplement dans un autre ordre, à un autre niveau si sous préférez, dans un autre cercle, hors d’atteinte de la réflexion de nos chers limiers officiels. - Et vous avez atteint cet autre cercle. - Bien évidemment, mon ami ! N’oubliez pas que Russmeyer est un mathématicien dans sa méthode, mais aussi un artiste, un poète, un mystificateur. Et il ne faisait pour moi hors de doute que le document se trouvait sous le nez des policiers, mais hors du cercle de leur entendement. Depuis le temps qu’il joue au chat et à la souris avec eux, il connaît à la perfection leurs méthodes de penser et leurs pratiques. - Et vous avez décidé d’agir comme lui. - Pas exactement, plutôt de le contrer à son niveau, avec néanmoins un petit avantage : sa vanité. Sa faiblesse est qu’il s’imagine être le seul à avoir cette hauteur de point de vue. Aussi, j’allai hier en début d’après-midi lui rendre une visite de courtoisie. - Sans vous être dissimulé sous quelque déguisement ? - Tout à fait. Il me connaît, mais il ne connaît pas ma valeur, n’ayant jamais eu l’occasion de m’affronter. Il m’a reçu avec une sorte de dédain ironique, s’amusant à jauger cet adversaire de piètre valeur. Illusion que je ne manquais pas d’alimenter, en faisant mine de me mettre en colère, trahissant ainsi mon inaptitude à raisonner sous le coup d’une trop forte émotion. Toute cette scène se passa dans son cabinet de travail. J’étais convaincu que le plan se trouvait dans son « poste de commandement », et au vu de tous. Pendant que je m’emportais, je regardais attentivement la configuration des lieux et les objets s’y trouvant. La pièce était meublée avec goût : bureau style Empire en acajou et bois d’érable, guéridon Louis XV aux piétements galbés, commode Louis Philippe en ronce de noyer et pendule en or et albâtre. Souvenez-vous que c’est un homme aux goûts raffinés, grand amateur de belles et onéreuses choses qu’il acquiert grâce aux fruits de ses nombreux cambriolages et escroqueries. J’aperçus donc quatre tableaux accrochés aux murs de son cabinet. Et tout de suite une sorte de disharmonie, une manière de fausse note attira mon attention. En effet, trois d’entre eux étaient de belle facture, une aquarelle de Turner, un Delacroix et un portrait de Jean-Baptiste Isabey. Alors que le quatrième était fort médiocre, un banal paysage semblant peint à la hâte. Le plan était là ! - Mais, Villard dit avoir retourné tous les cadres de l’appartement, et ce plus d’une fois. - En effet ! Le plan ne se trouvait pas derrière le tableau, mais « dans » le tableau. - Dans le tableau ? - Oui ! Ce rusé Russmeyer avait fait faire ce tableau par l’un de ses complices, sans doute l’un de ces peintres qui contrefont des tableaux de maîtres. Sûr de mon analyse, je quittai son bureau en claquant la porte, ayant à l’esprit le narquois sourire de triomphe qu’il esquissa quand je pris congé. La nuit, je me glissai dans son cabinet de travail et subtilisai le tableau. De retour ici, je grattai la couche de peinture et découvris… - Le plan ! m’exclamai-je. - Non, pas le plan, mais une toile étanche derrière laquelle était dissimulé le plan, lui-même posé sur une seconde toile. Et voilà, Russmeyer était refait et nos amis sauvés de la honte et du déshonneur ! - Bravo, mon cher Leclercq ! J’imagine le visage déconfit de notre ami, en constatant le vide laissé sur son mur. - Ah non ! Il m’a semblé inconvenant de laisser un espace blanc. Aussi avais-je fait l’acquisition l’après midi d’un tableau que j’accrochai scrupuleusement au mur. Mon expédition nocturne ne devenait plus un vol, mais un échange, acte infiniment moins répréhensible. - Et quel est ce tableau qui orne fièrement son cabinet de travail. - Oh, il s’agit d’une copie de "L’Escamoteur" de Jérôme Bosch. Cela m’a paru de circonstance. Et il y a gagné au change. ©
Laurent SAUZÉ, 2010
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