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LE PLAN ESCAMOTÉ

- suite 3 -



    Le lendemain matin, Leclercq s’était levé d’excellente humeur, signe qu’il avait résolu l’énigme du vol. Après un copieux petit déjeuner, il se mit à interpréter au piano les premières mesures du "Clavier bien tempéré" de Jean Sébastien Bach. Alors que je me servais un café bien odorant, les notes résonnaient harmonieusement dans leur enchaînement logique. Le Cantor de Leipzig était le compositeur préféré de mon ami. Ses œuvres avaient la précision d’une démonstration mathématique. Et pour Leclercq, si Dieu était logicien, Bach s’exprimait vraiment dans la langue céleste.

    Malgré la beauté rigoureuse de cet environnement sonore, je ne pouvais m’empêcher de penser à notre soirée de la veille. Bien que brûlant d’interroger Leclercq, je ne pouvais l’interrompre alors qu’il dialoguait avec la musique des sphères. C’est à cet instant de mes réflexions intérieures que Mme Beltsung annonça le professeur Dupuys du Muséum d’Histoire Naturelle. La musique s’arrêta net.
    - Vite, faites le monter ! s’empressa de dire Leclercq.

    Un petit homme vêtu d’un manteau chiffonné et le chef couvert d’un petit chapeau rond fit son apparition. Il portait une petite barbiche blanche et ses yeux pétillaient derrière ses lunettes rondes.
  - Alors, il provient bien d’un Cercopithecus Sabaeus ? demanda le détective.
    - Non mon ami ! C’est celui d’une Erythrocebus Patas.
    - Oh, je n’étais pas loin.
   - Oh si ! Le Cercopithecus Sabaeus est de la famille des cercopitecidae et vit dans les milieux humides de l’Afrique sub-saharienne, alors que le Erythrocebus Patas, bien que de la même famille...
   - Je vous remercie, mon cher Dupuys, l’interrompit le détective. Et je vous promets que cette affaire finie, je viendrai visiter vos dernières acquisitions à la galerie de zoologie. Bon, Dubois, votre manteau et votre chapeau, et rendez-vous chez M. Eiffel !

    En arrivant rue Pasquier, nous croisâmes Mlle Claire Eiffel qui était catastrophée :
    - M. Leclercq, vite ! Ils vont arrêter Adolphe !
Je m’apprêtais à la rassurer, quand le détective bondit jusqu’au bureau du jeune ingénieur. S’y trouvaient ce dernier et l’inspecteur Loiseau. Nous voyant entrer, le policier dit triomphalement :
    - Ah ! M. Leclercq, vous arrivez à point nommé. J’allais arrêter M. Salles.
   - J’arrive effectivement à point nommé afin de vous éviter de faire une erreur judiciaire ! annonça mon ami.
   - M. Leclercq, cet homme pense que j’ai volé le plan ! C’est totalement faux ! s’insurgea M. Salles.
    - Vous avez découvert les dettes de M. Salles, n’est-ce pas, inspecteur ?
   -  Tout à fait, mon cher Leclercq ! Voilà le mobile ! M. Salles avait toutes les facilités pour effectuer le vol. Le plan se trouvait dans son bureau. Il l’a tout bonnement emporté dans sa serviette, et ni vu ni connu !
    - C’est totalement faux ! s’emporta le jeune ingénieur.
    - Calmez vous, le tempéra Leclercq. Puis, à l’endroit de Loiseau, continua : Pensez-vous que M. Salles soit un sot ?
   - Grand Dieu non ! C’est un ingénieur de grand talent qui a préféré résoudre ses problèmes d’argent par la voie du crime.
   - Pensez-vous alors que s’il avait commis ce larcin, il n’eût pas essayé de nous fourvoyer en nous lançant sur de fausses pistes, détournant ainsi nos investigations de sa personne, en semant par exemple de faux indices ?
    - Des indices ! Des indices ! Vous savez qu’il n’y a pas l’ombre d’un indice !
    - Erreur ! En voici un ! annonça Leclercq triomphalement.
    - Un cheveu ? demanda l’inspecteur.
    - Non, un poil ! Et plus exactement le poil d’un Erythrocebus Patas !
    - Un quoi ?
   - Un Erythrocebus Patas, appelé aussi singe rouge, primate qui vit dans les forêts de l’Afrique sub-saharienne de l’ouest.
    - Un singe ?
   - Un singe, bien sûr ! Mais je vous rassure, cher inspecteur, ce singe n’était qu’un homme de main. Le véritable cerveau de cette entreprise criminelle a dressé cet animal afin qu’il subtilise le plan.
    - Vous croyez vraiment qu’un singe sait reconnaître un plan d’un vulgaire chiffon de papier.
    - Quand le vol a été commis, seul ce plan se trouvait sur la table à dessin. Son maître, sachant cela, a envoyé l’animal à ce moment-là.
    - Et comment ce fameux maître a-t-il pu le savoir ?
    - Tout simplement parce qu’il travaillait ici, et qu’il l’a su en entrant dans le bureau de M. Salles.
   - C’est donc un des employés. J’avais donc raison ! cria sans vergogne l’inspecteur Loiseau. Oui, mais lequel ?
    - Mais évidemment le seul qui ait depuis disparu.
    - M. Lamote, le chef comptable ! s’écria le jeune ingénieur.
   - Bon, certes, mais comment le vol a-t-il été réellement commis ? Comment le singe est-il entré, et par où est-il sorti ? demanda l’inspecteur.
   - Le singe est sorti par l’un des panneaux supérieurs en vitrail multicolore, seule « fenêtre » qui était ouverte quand M. Salles est revenu de déjeuner. En outre, il a rejoint son maître, ou l’un de ses complices, qui jouait de l’orgue de Barbarie dans la rue. C’est d’ailleurs cette musique qui a déclenché dans le cerveau du singe l’ordre d’accomplir son forfait. Il a été conditionné pour y obéir.
    - Mais comment le singe est-il entré ? demandai-je.
    - Là-dedans ! dit Leclercq en pointant son doigt.
    - Dans le poêle !
   - Dans le poêle qui a été installé le matin du vol, et commandé par le chef comptable. C’est à l’intérieur de celui-ci que j’ai trouvé ce poil. Venez voir.
Leclerc prit une grande feuille de papier qu’il enroula, d’une longueur à peu près égale à celle du singe, ouvrit une petite porte sur le côté du poêle, et y glissa le rouleau. Puis il ouvrit le vantail supérieur et nous invita à regarder.
    - Mais où est passé le rouleau de papier ? s’exclama l’inspecteur.
    - Plongez-y le bras.
   - Mince ! cria-t-il, alors qu’il ne put y entrer que la main. Quelle est cette diablerie ?
   - Un jeu de miroir qui donne une impression de profondeur. Sous le premier fond se trouvait le singe, qui en sortit par la porte latérale, laquelle se referme automatiquement.
    - Mais qui est ce voleur qui fabrique de tels mécanismes ?
    - Tout simplement un illusionniste qui se fait nommer « le Grand Flamelli ».
    - Je ne connais pas ce monsieur, dit simplement l’inspecteur.
    - Oh que si ! Mais sous son vrai nom.
    - Et quel est son vrai nom ?
    - Russmeyer ! Le bandit international !

~o~

    Après cette démonstration, M. Salles fut totalement lavé des soupçons qui pesaient sur lui. Le jeune ingénieur en fut fort soulagé, ainsi que sa fiancée. Mais il ne regagna pas pour autant la confiance de son employeur, bien qu’il fût montré que la perte de ce plan fondamental n’était pas due à une négligence de sa part. Il devenait urgent de récupérer ce document au plus vite.

    L’inspecteur Loiseau fit faire une enquête discrète sur le grand « Flamelli », qui prouva la justesse de l’hypothèse de Leclercq. Nous pensions en avoir fini avec cette affaire, quand trois jours plus tard, le préfet de police vint nous voir, l’air dépité.
   - Alors, mon cher Villard, pourquoi cette tête de tragédie grecque ? demanda mon ami.
    - Leclercq, vous aviez raison sur toute la ligne, c’est bien Russmeyer qui possède le plan de M. Eiffel.
    - Donc, vous n’avez pas réussi à le récupérer ! avançai-je.
    - Et voilà le hic, M. Gallois, soupira le pauvre préfet.
   - Prenez place, et installez-vous confortablement. Fumez si vous le désirez, et racontez-nous ça, dit alors Leclercq qui présenta à notre visiteur une excellente pipe, et lui roula un fauteuil.
    - C’est un drôle de jeu qui se joue entre ce sinistre individu et nous. Nous savons qu’il sait, et il sait que nous savons qu’il sait… Pour que ce vol ne s’ébruite pas, et c’est miracle que les journalistes ne l’aient pas encore découvert, nous ne pouvons intervenir officiellement. Le ministre Alain Dustrieux ainsi que M. Eiffel sont intransigeants sur ce point. Nous savons que le plan se trouve dans l’appartement que Russmeyer occupe rue de Rivoli. J’ai, comme vous savez, des clefs avec lesquels je puis ouvrir toutes les chambres et les cabinets de Paris. Tous les soirs, quand notre ami donne son spectacle au théâtre Montmartre, une équipe de spécialistes de la Sûreté commandée par l’inspecteur Loiseau fouille son appartement.
    - Ne pensez-vous pas qu’il ait caché le document ailleurs que dans sa propre maison ?
    - Non ! Nous avons appris qu’il a écrit des billets à différents acheteurs potentiels précisant qu’il allait les réunir rue de Rivoli où il organisera une sorte de vente aux enchères.
    - Peut-être a-t-il toujours le document en sa possession ?
   - Impossible ! Sa loge a été « visitée » plusieurs fois. En outre, je l’ai fait arrêter par des faux voleurs à deux occasions, et sa personne a été scrupuleusement fouillée sous mes propres yeux.
    - En quoi a consisté votre fouille dans son appartement rue de Rivoli ?
    - Elle a été minutieuse, croyez-moi. Nous avons cherché partout, faisant un examen approfondi et systématique de toutes les pièces. Nous avons ouvert tous les tiroirs possibles. Pour un policier bien dressé, il n’y a pas de tiroir secret. Nous avons sondé les pieds des meubles afin de trouver d’éventuelles cavités. Nous avons regardé derrière les miroirs et les tableaux.  Toutes les chaises ont été démontées. Nous avons examiné les murs et les plafonds, fouillé les lits et les rideaux. Nous avons enlevé chaque tapis et examiné les lattes du parquet. Chaque paquet, chaque boîte a été ouverte. Tous les objets, bibelots et autres œuvres d’art ont été examinés sous toutes les coutures. Les livres ont été minutieusement inspectés. Mais ce diable d’homme se joue de nous. Il sait évidemment les efforts que nous avons entrepris.
    - Hé oui ! C’est un véritable artiste en son genre, précisa Leclercq. Un poète qui plus est, au goût parfait mais à la morale élastique.
    - Désirez-vous un cordial ? me hasardai-je à l’endroit de notre visiteur.
    - Non merci, mon cher ami, mais la nuit approche et mon équipe va se mettre en campagne. Il ne reste plus que quelques jours avant que ne commencent les travaux de la tour de M. Eiffel. Si le plan n’est pas récupéré avant, le scandale qui éclatera sera gigantesque : M. Eiffel déshonoré, la France humiliée et ma carrière, compromise.
Le préfet prit alors congé de nous, plus accablé et plus découragé que jamais.

~o~








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