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Reçu le 29 novembre 2022



LE POUVOIR DES MOTS



Par Fernando Sorrentino


Traduction en français par Lina Bouzelboudjen
Son profil et références



   1.
   Je m’appelle Susana Silvia Siciliano. Je suis professeure de langue et littérature au Collège Noble Bois Formateur (mixte, laïque, bilingue, et au salaire conséquent) du quartier de Belgrano R, dans la ville de Buenos Aires.
   Yasmín Magalí Corbatta, une de mes élèves de cinquième année, a participé à un certain concours télévisé de questions réponses, dont la spécialité était La littérature hispano-américaine. La jeune fille – malgré les prénoms épouvantables que ses parents lui ont infligés comme d’un péché originel – a toujours été une étudiante remarquable, et c’est pour cette raison que je l’estime hautement.
   Le conflit suivant se déclara.
   Yasmín Magalí dut choisir et citer trois œuvres publiées par l’écrivain équatorien Juan Montalvo devant le jury de la télévision. Puisqu’elle était bien préparée (en grande partie grâce à mon efficience pédagogique), elle répondit sans hésiter : Catilinaires, Géométrie morale et Sept traités. D’après ce qu’elle m’a raconté, les trois membres du jury (des moins que rien, écrivains de best-sellers) se sont regardés, ont feuilleté quelques documents, parlé à voix si basses qu’inaudibles et, finalement, le président du tribunal déclara que la réponse était erronée car, selon ses notes, Montalvo n’avait jamais publié d’œuvre intitulée Géométrie morale.
   Par conséquent, Yasmín Magalí fut éliminée du concours et n’eut pas accès à la deuxième étape.
   Mais ça n’allait pas en rester là.
   Quelques jours plus tard et suite à mon conseil, Yasmín Magalí, accompagnée du docteur Tomás Toledano (qui, en plus d’être avocat, se trouve être mon mari depuis bien une éternité), s’est présentée à la chaîne télévisée d’humeur provocatrice, une enveloppe format A4 en main. Son arrivée portait le juste signe de son indignation ; le document, lui, contenait deux photocopies. À savoir :
   1) La page 162 de l’Histoire de la littérature américaine et argentine de Fermín Estrella Gutiérrez et Emilio Suárez Calimano ; 2) la page 211 de Écrivains d’Hispanoamérique de Rodolfo M. Ragucci. On pouvait lire sur les deux copies que Juan  Montalvo avait en effet écrit une œuvre intitulée Géométrie morale.
   Les trois ignorants auteurs de best-sellers se sont donc consultés et, comme ils n’avaient pas la moindre idée de quoi faire, ils ont transmis la corvée aux autorités administratives de la chaîne qui, elles, promirent d’« étudier le cas et agir en conséquence ». Selon la métaphore footballistique utilisée par mon mari, ces soi-disant responsables ont « lancé la balle au point de corner », c’est-à-dire qu'ils essayèrent de se débarrasser du problème sans chercher de solution.
   Alarmé par les circonstances (entendez par là cinq documents-lettres menaçants, rédigés par Tomás, ledit mari avocat), le directeur général de la chaîne convoqua lui-même Tomás et Yasmín Magalí. Il baratina, à la manière d’un sophiste malicieux, que la fameuse question faisait référence aux œuvres publiées par Montalvo et que, puisque Géométrie morale était parue en 1902 alors que l’écrivain avait voyagé vers l’au-delà en 1889, la réponse de la concurrente ne pouvait pas être considérée correcte.
   D’après ce que m’a raconté Tomás, il avait immédiatement coupé le bec à l’insolent directeur qui prétendait l’embobiner avec un jeu de mots, et l’avait menacé d’engager ipso facto des procédures pénales contre le programme, contre la télévision et contre l’entreprise multimédia propriétaire de la chaîne. Par la même occasion, il laissa entendre que le redoutable Tirso Toledano, chef syndicaliste du Syndicat des Conducteurs de Bulldozers et Foreuses, n’était autre que son frère aîné.
   Subséquemment – toujours selon la version de Tomás –, le directeur se dégonfla et, pour ne pas envenimer la situation, il proposa une solution intermédiaire qui servirait en plus de publicité « culturelle » : Yasmín Magalí devrait se procurer un document rédigé par un académicien argentin qui certifierait que, selon lui, il n’y a ni ne peut y avoir de différence entre une œuvre publiée du vivant de l’auteur ou après son décès. En remplissant cette simple formalité, Yasmín Magalí pourrait se représenter au tournoi et passerait automatiquement à l’étape de laquelle elle avait été rejetée.

   2.
   Étant donné l’excellente professeure que je suis et que, comme je n’ai jamais été mère, je considère que tous mes élèves sont en quelque sorte les enfants que je n’ai pas eus (à l’exception de quelques-uns qui, insupportables, m’auraient changée en infanticide), je me suis chargée d’obtenir la preuve disculpatoire.
   J’ai fait part de la situation dans la salle des professeurs et j’ai reçu, de la part de presque tous mes collèges (qui sont, pour la majorité, simplets), divers commentaires insipides qui ne me servirent à rien.
   Bien que professeure de matières aussi incompréhensibles que les mathématiques et la physique, Gabriela Irene Laguna est une bonne amie (en dépit de quelques défauts qui n’ont pas lieu d’être mentionnés ici) :
    –  Sans problème, Su ! – s’exclama-t-elle –. Justement, au croisement de ma rue habite l’académicien Benito Benvestiti. C’est un vieux chétif à moitié sénile qui fait ses courses chez le marchand de légumes et à la boulangerie. Il est sympa, il rit tout le temps et salue tout le monde, même si ça ne s’est jamais passé comme ça avec moi. J’imagine qu’il ne verra pas d’inconvénient à rédiger et signer le document. J’habite à la rue Picheuta et le vieux décrépit, à Barco Centenera.
   Même si, malgré mes connaissances en lettres, je n’avais jamais entendu ne serait-ce que le nom de Benvestiti, je me suis réjouie d’avoir trouvé une personne adéquate pour mettre en place notre plan si rapidement.
   Et en effet, la semaine suivante, Gaby m’annonça par téléphone qu’elle avait déjà obtenu un rendez-vous avec le « célèbre académicien » (elle l’avait appelé ainsi, en faisant une hyperbole). Il nous attendait le samedi 18 à onze heures du matin dans son appartement du sixième étage à la rue Barco Centenera, dans le quartier de Parque Chacabuco.
   Je reçus la nouvelle avec un mélange de joie et de mauvaise humeur ; la première, parce que notre objectif se profilait de manière efficace ; la seconde parce qu’étant donné que je vis à Olivos – à la rue Catamarca, pour être plus précise –, je n’ai pas de problème à conduire ma voiture jusqu’à notre collège de la rue Estomba, à Belgrano R ; mais j’ai horreur de devoir me déplacer jusqu’à des endroits d’une autre galaxie comme Pompeya, Soldati, Lugano ou, dans ce cas précis, Parque Chacabuco.
   Cependant, et après avoir consulté un plan de Buenos Aires et m’être renseignée sur la géographie auprès de mon mari (qui, bien qu'étant inutile pour beaucoup de choses, connaît plutôt bien les rues), j’ai pris le volant de ma voiture (nous en avons deux, une blanche et une autre noire, de la même marque et de modèle identique) et, aidée par mon gps, je me suis dirigée vers les appartements de la rue Picheuta. Je suis arrivée avec un peu de marge ; à onze heures moins dix. Sur le trottoir, Gabriela m’attendait.
   Elle dit :
 
   –  Tu ne veux pas monter boire un café ?
   Une invitation totalement inutile et contre-productive. Pourquoi allions-nous perdre du temps à prendre un café si l’académicien nous attendait à deux rues d’ici à onze heures ?
   En guise de réponse, je donnai trois petits coups sur ma montre avec mon index, puis nous nous mîmes en route en direction de la rue Barco Centenera.
   Sans même nous être consultées, Gabriela et moi avions soigné notre allure afin d’avoir un air séduisant, à la fois profond et intellectuel. Moi, je le fis, comme toujours, avec modération et qualité.
   Gabriela, que je n’avais jamais vue avec des lunettes, portait alors une monture noire formidable qui lui donnait un air indéniable de sociologue de gauche, style rehaussé par son choix de ne pas se colorer les lèvres et de se présenter les cheveux un peu dérangés. Toutefois, la combinaison de sa longue jupe Chanel avec une veste un peu rigide agrémentée de poches et fermetures éclair lui donnait dans le même temps une allure de nonne de cloître aspirant à entrer dans un corps de pompiers volontaires. En somme, dans ses limites, la pauvre Gaby est une bonne personne – mais toujours à deux doigts de frôler le ridicule.
   Habituée à mon chalet de style nordique d’Olivos, l’immeuble de la rue Barco Centenera, laid et grisâtre, typique de la classe moyenne et prêt à s’effondrer, me choquait désagréablement. Les données transmises par le portail électrique indiquaient que l’immeuble comptait huit étages. Comme Gabriela était de ce quartier, le plus adéquat était qu’elle se charge de presser sur la sonnette du sixième A.
   Elle n’utilisa pas son index, mais son pouce. Après une éternité qui dura au moins trois minutes, on entendit une voix faible :
 
   –  Qui est-ce ?
   Pour montrer à quel point elle était déterminée, Gaby – toujours histrionique – sourit comme si elle était sur une scène et, avec une voix chantante de soprano, dit d’un air juvénile :
 
   –  Les profs qui viennent vous consulter pour l’affaire de Juan Montalvo !
   L’indicateur de déverrouillage retentit. Nous avons alors poussé la porte et nous sommes entrées dans un vestibule exhalant une odeur de soupe aux ditalini. Nous avons décidé de prendre l’ascenseur – sur un mur, quelqu’un avait écrit celui qui lit ça est un pédé – ; nous sommes arrivées au sixième étage.
   L’académicien, vêtu d’une espèce de kimono miteux couleur rat d’égout, nous attendait en fumant à la baie de la porte de l’appartement. C’était un homme de petite taille, grisonnant, décoiffé, portant une barbe désordonnée et négligée. Une odeur terrible de cigarette arrivait jusqu’au palier.
   Il nous tendit une main blanchâtre comme un filet de merlu et il nous fit geste de nous asseoir sur un canapé plutôt délabré.
   Le vieux fumait ce qui devait probablement être sa onzième cigarette de la journée. Il y avait, dans un cendrier à la forme de pneu de tracteur, au moins dix mégots de filtre brun. À côté, une photo encadrée : l’écrivain dans sa période paléolithique avec une femme au visage maléfique, probablement sa défunte conjointe.
   Autant Gabriela que moi étions « pécheresses repenties » : anciennes grandes fumeuses dans notre jeunesse ayant abandonné ce vice pour toujours, nous ne pouvions même plus supporter la simple odeur d’une cigarette allumée à vingt mètres de nous. Et c'était encore moins le cas dans ce petit appartement, sans doute assez sale et je dirais même sordide, où nous naviguions comme dans les ténèbres.
   Gabriela commença à tousser, bien qu’avec discrétion, afin que l’homme ne pense pas que la fumée de ses cigarettes la dérangeait.
 –  Bien, mesdemoiselles ou mesdames, expliquez-moi ce qui vous amène ici. Je vous écoute.
   Et il nous lança un regard sévère.
   Comme c’était moi la professeure de littérature, je me suis sentie obligée d’expliquer.
 
   –  Nous sommes professeures au Collège Noble Bois Formateur…
 
   –  Oui, je le sais déjà. La personne importune qui, à l’heure de la sieste, m’a obligé à me lever de mon lit pour répondre au téléphone me l’avait dit.
 
   –  Excusez-moi, c’était moi – intervint Gabriela.
    –  J’ai juste fait référence au péché. Ça ne m’intéresse pas de savoir qui fut le pécheur ou la pécheresse. Continuez votre histoire, je n’ai pas toute la matinée à perdre avec de bêtes détails !
 
   –  Alors, comme je disais – je recommençai, un peu apeurée –, au Collège Noble Bois Formateur, je suis professeure de langue et littérature, et Gabriela, de mathématiques.
   L’académicien agita sa main droite :
   – Vite, vite, vite ! Les autobiographies ne m’intéressent pas et encore moins les curriculum vitae, qui ont tendance à être, en plus, débordants de mensonges et de fausses informations.
   J’avalai ma salive :
 
   –  L’histoire est qu’une de mes élèves a participé au fameux concours Qui sauraplus organisé par la chaîne de télévision 73bis Joie Contagieuse.
    –  Je ne comprends pas pourquoi vous appelez « fameux » ce concours – dit l’académicien–. Je n’en ai jamais entendu parler. Et il n’y aucune raison pour que je m’intéresse à ces stupidités qui plaisent tant au peuple vil et ignorant !
   Il y eut un instant de silence. Je fournis un effort énorme et je continuai :
 
   –  Et donc, là-bas, ils lui ont demandé de nommer trois œuvres de Juan Montalvo et comme il y eut une espèce de discrépance entre la réponse de mon élève et les attentes du jury, ils ont requis, tel un acte de médiation, la présentation d’un document certifiant l’authenticité, sinon exacte, approximative, de ladite réponse qui était entrée en collision avec les données collectées par les membres du jury de sources peut-être douteuses, mais…
   Le vieux se leva et, pendant quelques secondes, couvrit ses oreilles avec ses deux mains :
    –  Comment voulez-vous que j’arrive à comprendre ce charabia insensé, ce labyrinthe d’élèves, de jury et de documents ? Puisque vous dites être professeure de littérature, la moindre chose que nous pourrions vous demander est que vous sachiez vous exprimer avec un minimum de clarté.
   Le feu de la honte mangeait mes joues qui rougissaient alors qu'une cascade de transpiration glissait sous mes aisselles. En revanche, une pâleur macabre avait recouvert le visage de Gabriela.
 
   –  En résumé – effort colossal pour reprendre le discours –, ce dont nous aurions besoin, si vous le voulez bien, est que vous rédigiez un document certifiant que Juan Montalvo…
    –  Ça suffit ! – s’exclama-t-il–. Tout ça est une terrible moquerie qui m’est dirigée, et je vais vous dire pourquoi. En premier lieu, la seule chose que j’ai essayé de lire de  Montalvo fut un livre marmoréen dans lequel il inventait je ne sais quelles nouvelles aventures absurdes de Don Quichotte et il m’a paru si mauvais que j’ai abandonné la lecture à la page dix. Comme vous le voyez, je ne peux rien vous dire à propos de cet écrivain insupportable.
 
   –  Excusez-nous – intervint Gabriela –, ce n’était pas notre intention de vous déranger. Nous sommes juste des enseignantes qui…
 
   –  En second lieu, je n’ai pas l’impression que vous soyez professeures de quoi que ce soit. Vous êtes deux escrocs, probablement recherchées au niveau international. Et si, avec l’ignorance dont vous faites preuve et l’aspect ridicule qui émane de vos personnes et de votre accoutrement, vous êtes réellement professeures, je plains vos élèves qui ne vont jamais pouvoir tirer quoi que ce soit de vos enseignements !
    –  Dans ce cas…
 
   –  Dans ce cas, rien ! La meilleure chose que vous puissiez faire est sortir de chez moi et ne jamais revenir avec ces absurdités, ces fabulations, ces folies de concours, montalvos et nobles bois.
   Abasourdies, effrayées et indignées, Gabriela et moi avons saisi nos sacs comme si chacun d’eux étaient des ballons de rugby et, comme si nous courrions en direction du try, nous avons abandonné, en mode ruée, l’immeuble de la rue Barco Centenera.
   Nous avons marché une cinquantaine de mètres. Gabriela avait récupéré ses couleurs et elle avait les mains en poing, les doigts crispés sur ses paumes.
    –  Retournons-y – elle dit–, j’ai oublié quelque chose.
   Elle ne me précisa pas de quoi il s’agissait, mais j’ai réussi à comprendre son intention. Par expérience, je sais que Gaby peut être brave.
   Son pouce pressa longuement sur la sonnette de l’appartement du sixième étage A. Après une autre éternité d’au moins trois minutes, on entendit à nouveau la même voix faible.
    –  Qui est-ce ?
   Afin de montrer à quel point elle était déterminée, Gabriela sourit à nouveau comme si elle était sur une scène et, avec une voix chantante – cette fois de baryton –, elle dit :
    –  Est-ce que je parle avec M. Benvestiti ?
 
   –  Lui-même. Que voulez-vous ?
    –  Ce que je veux ? Que tu ailles te faire foutre chez la putain de mère de merde qui t’a engendré, vieux croulant, décrépit, sénile, moribond et fils de mille putes !
   Nous ne sûmes pas si l’insulte fut assez suggestive mais, à la place de répondre, il raccrocha le récepteur du portail automatique.
   Depuis là, nous sommes allées à l’appartement de Gaby – soit dit en passant, meublé avec un goût terrifiant et une quantité énorme de décorations horripilantes sur les murs et les étagères. Bref, un bordel cosmologique. Mais la dernière chose que je ferais dans ma vie est de parler mal de Gabriela qui, malgré ses manques, est une de mes meilleures amies.
    –  Héctor et les enfants sont allés à un tournoi de Papy Foot – elle m’informa en entrant.
 
  –  Ah! Quel dommage. J’aurais aimé pouvoir les saluer – j’ai répondu alors que je pensais : « heureusement qu’ils ne sont pas là. Le mari est un casse-pied et les enfants, des machines à casser les couilles ».
   L’humiliation que nous fit subir l’abominable  Benvestiti eut sur nous un effet diurétique : pressée par une urine qui exigeait d’être libérée immédiatement, Gaby courut aux toilettes et je la suivis quelques minutes plus tard. Dans ce réduit, je réalisais que le papier toilette était de médiocre qualité et que les quatre brosses à dents étaient arrivées au bout de leur vie utile.
   Comme pour nous remettre de la bataille récente contre le vieillard, nous avons pris un café avec des biscuits (un peu humides, sûrement parce qu’ils n’avaient pas été stockés correctement) dans la cuisine (carreaux bleu clair, quelques-uns fissurés).
   Ensuite, en l’embrassant sur les joues, j’ai pris congé de Gaby que j'allais à nouveau rencontrer lundi au collège.

   3.
Le matin du lundi 20, j’expliquai à Yasmín que l’académicien Benvestiti – un homme très sympathique – nous avait reçues avec une gentillesse énorme et remarquable mais qu’il s’était excusé aimablement de ne pas pouvoir rédiger le document demandé : cette même semaine, il devait subir une opération chirurgicale dont il préférait ne pas parler plus en détail.
   Yasmín ne se montra pas trop bouleversée :
 
   –  D’accord – dit-elle –, mais il ne doit pas être le seul  académicien qui existe. On pourrait en chercher un autre…
    –  C’est sûr – je lui répondis –. Mais dans tous les cas, occupe-toi toi de cette histoire. Moi maintenant je suis très préoccupée et je n’ai pas le temps d’aller rendre visite à des académiciens.

   4.
   L’après-midi de ce même lundi, j’étais à la maison en train de boire un maté et de feuilleter distraitement le journal La Nación. Je me suis trouvée face à cet article :

Benito Benvestiti, un homme rigoureux de la culture

Un sentiment profond de peine a causé dans nos cercles académiques et intellectuels la mort soudaine du docteur Benito  Benvestiti, latiniste et helléniste de culture classique solide, samedi passé à la suite d’un arrêt cardiaque dans son appartement mythique du quartier de Parque Chacabuco, dans lequel des artistes et écrivains de renom avaient l’habitude de se réunir pour écouter les paroles du maître.
À quatre-vingt-deux ans, et en très bonne santé physique et mentale, rien ne laissait entrevoir un si malheureux dénouement. Portègne pur, il était né à Buenos Aires en 1938, au sein d’une famille de poètes, de peintres et de musiciens.
Son œuvre, vaste et riche, s’inaugura en 1965 avec son livre d’essai Influence de la poésie latine dans la lyrique  hispano-américaine. Dès lors, il publia plus de quarante ouvrages, dont le plus important et caractéristique est son classique Itinéraire de Juan Montalvo : poète, prosateur et essayiste d’ampleur universelle ; l’essai le plus complet et exhaustif sur l’œuvre du polygraphe équatorien, qui lui a valu d’être nommé membre d’honneur de la Société Montalvanienne de la Littérature, dont le siège est à Quito.

   Venait ensuite une énumération des honneurs et reconnaissances obtenus par l’écrivain, et l’article se terminait avec cette information :

Les obsèques seront célébrées au siège de la Société Argentine des Écrivains, et l’inhumation aura lieu demain à 10 h, au Cimetière de Flores.

   J’ai immédiatement pris le téléphone et appelé Gabriela. Elle eut à peine le temps de dire « Allô » que j’ai lancé :
 
   –  Gaby : écoute bien, je vais te lire quelque chose d’intéressant.
   Et je lui ai lu la nécrologie de La Nación, de A à Z.
    –  Bon – elle répondit –. Il faudra croire au pouvoir des mots. On dirait que la vielle crapule m’a prêté attention et s’en est allée là où je l’ai envoyée.
 
   –  Il semble, oui.
 
   –  Qu’est-ce qu’on peut y faire : qu’il repose en paix.


© Fernando SORRENTINO, 2020
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Notice en français sur Wikipédia
Bibliographie en espagnol sur Registre d'écrivains argentins et de langue espagnole
(REGISTRO DE ESCRITORES ARGENTINOS Y DE HABLA HISPANA)

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