POUR QUE TRIOMPHE LA POESIE ! Dans
un fameux discours, J. F. Kennedy disait: « Ne vous demandez pas ce que
le pays peut faire pour vous. Demandez-vous plutôt ce que vous
pouvez faire pour votre pays ». Pour ma part, je crois très important
pour quiconque voulant écrire au-delà du journal intime, de se tenir
la réflexion suivante : « Quand on écrit, il ne faut pas se demander ce
que cela nous apportera, mais plutôt ce que cela apportera aux autres ».
J’ai eu quelques discussions avec des écrivains et poètes amateurs, la plupart recherchant quelques grammes de finesse dans ce monde de brutes. Mais, et c’est là que le bât blesse, très peu désiraient apporter quelques grammes de finesse dans ce monde de brutes. Revoilà Kennedy. Et voilà le professeur Keating, ce personnage si émouvant du "Cercle des poètes disparus" qui disait à ses élèves en parlant de leur vie : « dans ce monde, l’important est d’y apporter votre rime ». Et quoi de plus naturel pour un poète que d’apporter au monde sa meilleure rime. Car qu’est-ce qu’un poète qui ne fait que se lamenter sur son triste sort et sur la laideur du monde ? Améliora-t-il ainsi les choses ? Je n’en suis guère convaincu. L’écriture doit être une révolte, une révolte raisonnée, et un écrivain une personne totalement engagée. Comment alors va-t-il pouvoir au mieux concrétiser son engagement ? Comment va-t-il utiliser ce moment unique de la lecture ou de l’écoute ? Comment lui, l’auteur qui aura sous sa coupe l’espace d’un moment l’âme du lecteur ou de l’auditeur, va-t-il utiliser cet instant d’intense pouvoir ? Lourde responsabilité ! S’il a le désir sincère de toucher son lecteur ou son auditeur, et indirectement le monde, comment va-t-il faire pour atteindre son but ? Il n’existe pas de recette miracle ou de méthodologie infaillible qui l’explique, et surtout pas dans les cours de poésie et de littérature ; Ce mystère ne se trouve pas dans un antique grimoire ou dans un temple perdu, mais partout autour de nous, si nous ouvrons notre cœur autant que notre esprit aux secrets cachés du monde. Car pour agir sur le monde, il convient de connaître ses rouages, et ceux-ci ne flottent pas à sa surface si mensongère, cette vile enveloppe que notre société mercantile et hypocrite vante, et dont elle vend les charmes, et que Shelley appelle le voile de la familiarité, ce simple rideau que les marchands du temple veulent nous faire prendre pour un voile de beauté. La littérature doit donc être éloignée le plus possible de cette familiarité si anesthésiante et si minéralisante, et en même temps toucher au coeur de l’âme du lecteur. Donc, à l’opposé de la routine et des gestes machinaux tenant plus de l’automaticité que de l’humanité, elle doit être surprenante, innovatrice, initiatrice et découvreuse ; en un mot elle doit être expérimentale. Non pas dans le sens stupide et présomptueux de la musique expérimentale qui souvent résonne comme un bruit de casserole, mais au sens premier, au sens scientifique du terme, dont le but avéré est d’arracher à la nature en général, et à la nature humaine en particuliers leurs plus beaux secrets. Donc, rigoureuse ainsi qu’une démarche scientifique, et en quête de beauté ainsi qu’une démarche artistique. Car l’humanité n’a pas progressé au cours des siècles linéairement, mais par une série de bonds qualitatifs aussi bien que quantitatifs, chacun étant le résultat du succès d’une nouvelle expérience. La littérature, étant partie intégrante de l’univers humain, ne fait pas exception à la règle, et non contente de procéder de cette évolution s’opérant par bonds, elle l’alimente et l’influence. Si on a réellement la prétention d’apporter du nouveau dans la littérature et par la littérature, il faut absolument suivre une démarche expérimentale. Comme celui qui, défiant les superstitions et les peurs du plus grand nombre, osa s’emparer du feu, ou comme celui qui, alors que les inégalités sociales semblaient démontrer le contraire, osa dire que les hommes sont égaux en droit, bref comme tous ceux qui, physiquement ancrés dans le présent, mais l’esprit dans l’avenir, posèrent les jalons des routes futures, le poète doit explorer le domaine des possibles, de ce qui pourrait et pourra être. Ainsi disait Hugo : « Le poète en des jours impies, vient préparer des jours meilleurs ». Nous, poètes, devons tendre à devenir des révolutionnaires au sens où l’entendait P.B. Shelley, des révolutionnaires constructifs : « Ceux qui provoquent des révolutions dans l’opinion sont tous nécessairement poètes, non seulement parce qu’ils sont des inventeurs, ou que les mots qu’ils utilisent dévoilent, par des images qui participent de la vie et de la vérité, l’éternelle analogie des choses, mais parce que leurs périodes sont harmonieuses et mesurées, et contiennent en elles-mêmes les éléments du rythme, comme un écho de la musique éternelle ». C’est en sensibilisant les autres à l’harmonie du monde, qu’on les incite à agir pour que l’humanité prenne le chemin de cette harmonie. Telle est le rôle « politique » de la littérature et de la poésie. Si le domaine d’action de l’astronome est le cosmos, et celui du physicien la matière, le seul domaine légitime de la littérature au sens noble, de la poésie en fait, est l’âme humaine. A savoir, si ce terme choque trop par sa connotation religieuse, ces entités inséparables que sont son cœur et son esprit. C’est en appréhendant de plus en plus finement les rouages de l’univers, en comprenant de mieux en mieux son harmonie, ce que Kepler appelait la musique des sphères, que l’humanité a grandi et s’est fortifiée. Enfant de l’univers, l’homme possède un instrument unique au monde, monde lui-même, qui recèle les germes des secrets du cosmos, son cerveau, son esprit. Car, si on y réfléchit vraiment, aucune découverte que l’on fait ne nous vient du dehors. Des tréfonds de notre esprit surgit l’idée, c’est ce que l’on appelle une révélation, un éclair, une illumination, et on ne sait jamais vraiment d’où cela vient. C’est comme le bruit de la mer que l’on entend en plaquant un coquillage à son oreille, c’est sa « mer » intérieure que l’on entend, et dans le cas d’une idée, ce reflet, cette projection de l’univers qu’est notre âme. Que peut faire un poète ? Il peut, et c’est déjà beaucoup, réveiller et éveiller les âmes de ses lecteurs et de ses auditeurs. Car contrairement à la télévision qui ne fait que gaver d’images, malheureusement souvent abrutissantes et abêtissantes, la lecture poétique déclenche un processus mental nourri d’émotions et de réflexions ; elle fait naître des harmoniques dans l’esprit de celui qui écoute ou qui lit. Car, ainsi que le disait G.E. Glancier dans "La poésie et ses environs", la poésie au sens large s’entend : « De même que le poème exige du poète une activité en profondeur de tout son être, de même, pour être reçu, le poème exige du lecteur ou de l’auditeur une attention privilégiée, exactement une attention créatrice, non pas la seule attention des facultés intellectuelles d’analyse, de raisonnement, mais une disponibilité de toutes les facultés sensibles, affectives, oniriques psychiques, car celui qui reçoit le poème, ne le reçoit véritablement que s’il le recrée au niveau de sa propre expérience vécue, de son propre destin. » Il n’y a rien de plus stimulant, pour l’esprit et le cœur, que la musique classique, en particulier la polyphonie. Fort de cela, je crois que la polyphonie littéraire, le polythémathisme, peut avoir une action aussi bénéfique sur ceux qui en liront ; Il n’existe pas de phénomènes ou d’êtres isolés dans notre univers. Tout interagit sur tout, et de nombreuses actions sous-tendent les choses et les êtres, de multiples influences de degrés divers portent les êtres et les phénomènes de notre univers, telles des lignes de force ou des champs d’action. Seule une littérature d’essence similaire sera susceptible d’éveiller et d’aiguiser les âmes à l’appréhension et à la compréhension en profondeur des êtres et des choses. Donc un poème, une pièce de théâtre ou une nouvelle, bref un écrit intrinsèquement poétique se compose d’un tissu de thèmes et d’idées qui se situent à différents niveaux d’action et d’apparence, comme des thèmes musicaux qui, dans une œuvre polyphonique, se croisent et s’entremêlent pour générer une nouvelle idée musicale. Il existe plusieurs catégories de ces courants, ou de ces « champs de force » qui composent et sous-tendent une œuvre littéraire. Il y en a au niveau linguistique, comme au niveau des thèmes, des idées ou des sentiments que véhicule l’œuvre littéraire. Cet art consommé de la polyphonie littéraire ne doit pas être artificiel, et les idées comme les personnages doivent être choisis pertinemment pour servir le dessein que recherche l’auteur. Et ce dessein, c’est justement cette idée supérieure qui naîtra du développement de l’œuvre. Cette idée (au sens platonicien du terme, et non au sens courant), mélange de conceptions et d’émotions, est une expérience intérieure que l’écrivain a intensément vécue, qu’il a ressentie au-dedans de son âme et dans sa chair ; et son objectif est d’aider le lecteur ou l’auditeur à revivre une expérience mentale similaire, à déclencher dans son cerveau un processus mental qui la générera. C’est aussi comme ça que l’on apprend les grandes découvertes du passé, en les revivant. Faire de la poésie, c’est juxtaposer des idées de façon à inciter l’esprit de l’auditeur, ou du lecteur, à comprendre des conceptions qui non seulement ne sont aucunes des idées explicitement énoncées, mais qui encore se situent à un niveau de conception plus élevé qu’aucune de ces idées. Et cette idée centrale, cette sublime expérience est inexprimable littéralement, elle ne peut l’être que par la métaphore. Par ce biais nous pouvons explorer des univers qui se situent au-delà des apparences sensibles, au-delà de l’univers euclidien, de l’univers visible, qui n’est en fait que l’incarnation des limites de nos sens. Par la métaphore nous atteignons cette espèce de « quatrième dimension », ce mystérieux, éternel et intemporel biotope où vivent les idées brutes et parfaites, dont nous pouvons apercevoir qu’imparfaitement les reflets sur le mur de notre caverne. C’est le monde idéal des notions les plus précieuses. Et y accéder nous procure un plaisir intense. Ce plaisir est celui que l’on éprouve dans la contemplation du beau, cette pure élévation de l’âme, comme disait E. A. Poe, qui fait vibrer tout notre être en totale résonance, le plus harmonieusement qu’il soit, avec l’univers ; cet univers dont la texture est plus de beauté que de matière. Heureux celui qui, en créant artistiquement, vit une telle expérience intérieure ! Heureux celui qui, par ses oeuvres, suscite chez autrui une semblable expérience intérieure ! Trois genres littéraires sont particulièrement propices à cela : les poèmes au sens strict. Interfaces entre la musique et la littérature. Devant avant tout être déclamés ou mieux encore chantés. Courtes pièces de théâtres, ils sont ainsi que des fusées illuminant un instant la voûte étoilée par une nuit sans lune. Allant directement au cœur, les poèmes ouvrent un instant les mystères des cieux à nos yeux aveugles, leur prodiguant une lumière versicolore de beauté apaisante et d’éternité. Les nouvelles ou contes « métaphysiques ». Moins sublimes que les poèmes, mais s’adressant à l’esprit avant le cœur, ils sont le champ idéal pour la satyre, l’ironie, l’humour et la réflexion. Les domaines si abstrus, si ardus et si abstraits de la pensée humaine peuvent ainsi être explorés en de plaisantes et intelligentes métaphores. Dans le calme retrouvé de la lecture, l’esprit généralement embourbé dans la glaise des préoccupations quotidiennes, s’ouvre ici, telle une âme d’enfant, aux joies et aux surprises du divin esprit de jeu. Car là, même le décor peut être une métaphore, se situant aux limites de l’esprit, dans ce cosmos riemannien de l’âme, que certains ont appelé « The Twilight Zone ». Les pièces de théâtre, comédies ou tragédies, sont les oeuvres sublimes par excellence, parmi les plus édifiantes et les plus éducatrices au monde. En un large mouvement ascendant, elles exhaussent les spectateurs vers la noblesse morale et l’amour le plus doux, réconciliant ainsi fraternellement des gens semblant si différents. Faisant vibrer les âmes à l’unisson, attendrissant les coeurs et renforçant les esprits, dévoilant sans fard les mille entraves qui nous enchaînent, nous faisant rire intérieurement de nos grotesques et si risibles défauts, nous dépouillant de nos inhibitions, ces oripeaux inconfortables qui étouffent l’âme, la pièce de théâtre est le divertissement sérieux stimulant les âmes au plus haut degré. Dans cette forme, la beauté du poème et l’ironie du conte « métaphysique » s’allient en une incoercible et bienfaisante vague, redonnant à chacun la conscience de son importance humaine et politique. Il est plus que jamais nécessaire, qu’à notre époque, les poètes cultivent, au plus profond d’eux-mêmes, les nobles vertus permettant de créer des œuvres propres à susciter des telles expériences intérieures chez leurs lecteurs et leurs auditeurs. Car quand ces derniers lisent ou écoutent une semblable œuvre, il s’allume en eux une flamme de joie, de cette joie intense qui nous fait prendre conscience de notre part céleste, de cette liesse intérieure, de cette ivresse libératrice qui rayonne tant de cette extraordinaire symphonie à l’ode à la joie. Ainsi, nos vies auront été dignes d’être vécues, car nous aurons contribué à bâtir un monde que l’on citera plus tard comme une époque où, ainsi que l’écrivait Shelley, « s’accumula le pouvoir de donner et de recevoir des conceptions intenses et exaltées touchant l’homme et la nature ». Metz, le 12 novembre 2002
© Laurent SAUZÉ |