LE DERNIER HUMAIN
DE BRETAGNE
Le
spectacle était dantesque. Nos coups avaient porté. En de nombreux
endroits de la poitrine et des membres du monstre, des morceaux de
muscles avaient été arrachés par les balles. Des os brisés
jaillissaient des plaies faites aux bras et aux jambes. Au milieu du
torse noirâtre, un trou sanguinolent palpitait sous les mouvements du
cœur que nous apercevions tout au fond de la cavité. L'être était très
grand. Il mesurait près de trois mètres. Son visage était bestial et
velu. Ses yeux mauvais brillaient sous son front fuyant de brute
primitive. Sa peau était grise et couverte de plaques cornées aux
endroits les plus vulnérables. Nous avions à nos pieds une espèce de
rhinocéros carnivore, humaniforme. Par quel mystère de l'évolution une
telle horreur avait-elle pu apparaître ? Ce n'était certainement pas la
nature qui avait créé en si peu de temps un prédateur aussi complexe et
invincible, car, malgré la pluie de balles qu'il avait essuyée, ce
dernier vivait encore.
Je frémis en pensant qu'il n'était certainement pas seul. Je fis signe à mon amie de regagner le véhicule. Nous avions repoussé ce spécimen-là avec succès. Mais sa résistance était telle qu'il n'était pas envisageable d'affronter un groupe de ces monstres. Pour être certain qu'il ne nuirait plus, nous l'achevâmes en tirant presque à bout portant dans sa tête. Il fallut encore six à sept impacts pour la réduire en bouillie et voir disparaître les derniers soubresauts de l'agonie, chez la créature. Nous rechargeâmes de nouveau nos armes et, peu rassurés par le fait que nous étions les premiers à survivre à une telle attaque, nous reprîmes la route. Je me demandais durant tout le reste du trajet comment notre espèce allait pouvoir résister à des prédateurs dangereux et robustes comme des tyrannosaures mais aussi, plus discrets et efficaces que des commandos de marine surentraînés. **********
Un régiment d'infanterie fut envoyé dans les landes des Monts d'Arrée pour détruire les bêtes mystérieuses. Durant la nuit, les soldats furent massacrés et seuls quelques hommes en revinrent déclarant qu'ils avaient été surpris par une multitude de monstres vifs comme des éclairs et puissants comme des grands fauves préhistoriques. Les armes modernes et les techniques de combats ne furent pas efficaces dans les corps à corps avec de tels ennemis. Des blindés prirent la relève mais comme les créatures étaient particulièrement intelligentes et efficaces, elles ne s'opposèrent pas directement à ces machines. Elles parvinrent cependant à tuer des équipages des chars à l'arrêt. Cette nouvelle forme de vie n'était pas détectable. Son rayonnement calorifique était très faible en raison de l'épaisseur de sa peau et de ses protections osseuses. La journée, elle disparaissait complètement. Son habitat et ses abris semblaient impossibles à définir. Il était donc hors de question de la bombarder dans sa tanière. Cette espèce était présente sur toute la planète et, pour la première fois depuis la grande peste noire, la population mondiale se mit à régresser alors que, même pendant la deuxième guerre mondiale, les naissances avaient compensé les pertes. La désorganisation s'installa dans le monde et bientôt, la panique, l'individualisme empêcha notre civilisation de faire face. Je finis par découvrir l'origine des créatures qui étaient en train de prendre le pas sur les hommes. Elle était effroyable et me fit perdre définitivement confiance dans le genre humain... **********
Forts du succès des céréales, des légumes et des fruits génétiquement modifiés, les grands trusts de l'alimentaire commencèrent à produire des poissons et des bovins. Tant que les bêtes furent sur pied ou dans leur bassin d'élevage, tout se passa bien. Elles grossissaient plus vite, elles étaient plus résistantes aux maladies et se nourrissaient d'une façon plus variée que leurs ancêtres. C'est quand elles furent mangées que les choses commencèrent à se compliquer. Les essais de validation de ces OGM n'avaient duré que quatre années. Pressés de toucher des bénéfices, les actionnaires avaient mis la pression aux conseils d'administration des groupes pour qu'ils accélèrent la commercialisation de la camelote. Même en France, on avait oublié le principe de précaution pour satisfaire les impératifs de « l'économie de marché ». Seulement voilà, en ajoutant quelques gènes pour modifier les caractéristiques des bovins et des poissons, les connards de biologistes payés au rendement à coup de stock-options et peu soucieux de l'éthique et de l'avenir de l'Humanité, avaient créé un virus mutant. Ce dernier s'introduisait dans les cellules du consommateur au cours de l'ingestion et les colonisait en modifiant l'ADN. Cette maladie était un cancer qui ne tuait pas sa victime mais la transformait lentement, irrémédiablement, de l'intérieur. J'aurais dû faire plus attention au nombre impressionnant de disparus des derniers mois, qui était de moitié celui des personnes massacrées par les nouveaux prédateurs. Les autorités avaient fini, devant l'ampleur des chiffres, par associer les morts et les perdus estimant qu'ils avaient été certainement dévorés par les monstres. Une fois de plus, nos brillants enquêteurs et technocrates se carraient le doigt dans l'œil jusqu'à l'omoplate. Les disparus étaient des victimes du virus en phase terminale. Ils partaient, sous l'influence de la maladie, se dissimuler dans les forêts, les friches industrielles, les cavernes et les montagnes inaccessibles pour y achever de se transformer. Comprenez-vous bien ce qu'ils devenaient ces malheureux ?!!! C'est trop affreux, n'est-ce pas ?... Même pour vous qui êtes si différents de nous... Oui... C'est bien cela l'épouvantable vérité... Ils devenaient les rhinocéros carnivores qui étaient en train d'anéantir le genre humain !!! **********
Je sais que vous êtes foncièrement bons et que des savants, honnêtes, travailleurs, vous ont produits génétiquement en devinant que la menace d'un accident comme celui nous arrivant n'était pas improbable. Vous êtes résistants, bien plus que nos ennemis communs. Vous possédez une culture et une intelligence insufflées par vos créateurs qui vous permet de développer l'art et la technologie. Vous vous reproduisez par une forme de clonage interne. Vous ne connaissez pas l'amour sexué mais vous pratiquez celui du prochain qui est ancré dans votre patrimoine biologique. Cet hiver, vous m'avez fait parvenir, par des drones, des piles à combustible et de l'hydrogène pour ma maison forteresse. Vous m'avez aussi approvisionné en nourriture saine et non contaminée. Plus encore, vous m'avez exhorté, dans vos messages écrits, à tenir bon car vous alliez bientôt pouvoir venir me sauver. Mais ne prenez pas de tels risques. Vous n'êtes pas assez nombreux encore. Il faut patienter. Même si votre technicité et vos capacités physiques sont étonnantes. Mon amie est morte il y a deux ans. Nous étions le dernier couple humain vivant de Bretagne et sans doute, de France. Elle a montré, dans sa manière de périr, un courage ainsi qu'un sens du sacrifice sans égal. Nous étions tombés dans une embuscade, durant notre ravitaillement dans un supermarché abandonné. Voyant que nous ne pourrions pas nous sortir ensemble de ce guet-apens, elle posa des détonateurs sur les vingt kilogrammes d'explosif que nous prenions chacun lorsque nous étions obligés de sortir de notre habitation. Elle attira les monstres qui nous assiégeaient en courant au devant d'eux puis, elle fit exploser son fardeau. Les cruelles créatures furent toutes déchiquetées par la déflagration. Je pus rentrer m'abriter à la maison mais, j'étais seul désormais... Jadis, les terroristes de la fin du XXème siècle employaient cette méthode. Dans leur cas, cet acte n'avait rien d'héroïque. Ils ne s'attaquaient qu'à des civils innocents car, une majorité d'entre eux était incapable de faire face aux puissantes armées qui les oppressaient. Par contre, un résistant se sacrifiant pour détruire une position militaire ennemie ou bien, se donnant la mort pour ne pas être pris par ses bourreaux qu'il tuait avec lui, accomplissait là un acte exceptionnellement valeureux comme ma compagne l'avait fait. À la suite de cette perte douloureuse, je me souvins de mes compétences en matière de fusion nucléaire. Je réunis alors les éléments constitutifs d'une bombe thermonucléaire de très haute puissance. Je ne construisis pas un détonateur à fission pour provoquer le déclenchement de cette arme car cela émettait trop de radioactivité après la mise à feu. Je me contentais d'exploiter les caractéristiques d'un laser pour atteindre la chaleur et la pression dont j'avais besoin afin d'obtenir la réaction en chaîne des noyaux d'hydrogène. Mon but est d'attirer autant de monstres qu'il est possible de regrouper dans Paris, l'ancienne capitale de la France. Ces horreurs génétiques, en Europe, ont anéanti pratiquement tous les animaux vivants. Maintenant, je sais que vous avez réussi à en sauver de nombreux mais, les nouveaux prédateurs ne pouvant plus les atteindre, ils en sont réduits à s'entre-dévorer pour survivre. J'estime, aujourd'hui, qu'il reste trente-cinq millions de rhinocéros carnivores sur notre continent. Grâce à un véhicule aérien, je suis parvenu à quitter la Bretagne et à rejoindre les ruines de la grande ville française avec ma bombe. J'ai tout fait pour que les rhinocéros carnivores sachent où je suis installé maintenant. Alors, ils ont commencé à se regrouper et à m'assiéger dans la Capitale. Vous, vous avez appris également mon existence et le lieu de mon refuge. Et bien que vous soyez à l'abri, dans un sanctuaire inaccessible, sur les versants suisses des Alpes, vous voulez venir me sauver. À vos yeux, il est vrai que je suis le créateur... Je suis une légende... Ne prenez aucun risque et ne venez pas en France pour moi... Les savants qui vous ont conçus, ont disparu. Vous ne les connaissez que par les programmes pédagogiques qui vous ont permis d'apprendre et d'acquérir toute votre culture. Vous reconstruirez, à l'aide de cet héritage, une nouvelle civilisation... Ne gardez d'eux et de moi que l'image de bonté et de courage que vous en avez. La confrontation avec la réalité pourrait bien vous décevoir. En effet, même en moi, il existe un mauvais côté. Je vais sans doute tuer nos ennemis communs et cela va vous libérer de la clandestinité qui vous est imposée pour survivre aujourd'hui. Je vais accomplir cet acte pour sauver les bribes de vie qui restent à sauver sur cette planète. Mais, je vais aussi le faire pour venger ma compagne, et les moyens que je vais utiliser, détruiront certainement une grande partie de la France. Vous le voyez, je suis loin d'être parfait... Ne conservez des hommes qui vous ont créés et de moi, que les bons souvenirs. Oubliez les humains responsables de leur propre destruction et ne pensez qu'à ceux qui ont eu la sagesse de vous créer pour assurer la continuité de l'intelligence et des arts... Ca y est, les monstres sont dans la place. Je les entends s'acharner sur la porte de mon poste de commande... Avant de quitter la Bretagne, j'ai lancé dans le système solaire un petit vaisseau chargé des enregistrements numériques de toute l'histoire de l'espèce humaine. Dans cinq siècles, il reviendra se poser sur la Terre en Bretagne, dans les Monts d'Arrée. A bord, vous trouverez aussi ce message que j'envoie par radiophonie vers lui et vers vous. J'espère qu'il sera bien capté... Mon Dieu, donnez-moi le courage... Ils viennent de déchirer le blindage de ma porte. Je vois leurs griffes énormes écarter les tôles d'acier éventrées. Ils veulent attraper la serrure pour l'arracher. Je ne dois pas flancher... J'ai le contact du déclencheur dans ma main... C'est ça, bande de lâches... Approchez encore un peu... Finalement, je vous prenais pour des victimes, mais, par votre passivité et votre individualisme, vous êtes autant responsables que les biologistes et les économistes qui vous ont transformé en créatures ignobles... La porte est enfin dégondée. Elle tombe sur le sol de mon poste de commande... Vous allez payer, mes agneaux... Et je ne vous conseille pas de vous planquer, bandes de connards... Ça ne vous servirait à rien... **********
On peut entendre ensuite, sur l'enregistrement sonore de ce message, des grognements gutturaux agressifs qui se transforment rapidement en plaintes d'épouvante animale. Un ronflement sourd recouvre enfin tous les bruits puis, tout se termine par un sifflement strident, douloureux pour des oreilles terriennes habituées au calme de la nature. Ce dernier cri est produit par les atomes d'hydrogène quand ils se mettent à fusionner... |