vers publications an 2012
Vers index des publications 2012

vers Il-faisait-soleil-demain, v-2012, page 1vers bas de pagevers Il-faisait-soleil-demain, v-2012, page 3




IL FAISAIT SOLEIL, DEMAIN !

Nouvelle version : 2012
page 2
Par Gilles Delcuse

http://destroublesdecetemps.free.fr/
~



Être né sous le signe du paradoxe n’engage pas à réussir ses ambitions, mais oblige à en comprendre le sens, ou à disparaître définitivement dans la servitude involontaire mais ordonnée du salariat. Extravagante époque, qui voit s’afficher des hommes privés d’idées généreuses, sollicités partout pour leurs forces, et disqualifiés dès lors qu’on évoque la possibilité d’une entente cordiale au cœur de notre espèce.

L’amertume me console, en me disant que je suis né pour une autre vie ; une vie qui gronde comme le tonnerre, et qu’on ne voit pas. Une vie souterraine, en bordure d’un torrent qui fait de la déréliction sa raison d’être, parce qu’il n’y a aucune aspérité possible sur laquelle s’accrocher sans qu’un chantage ne vienne en négocier la durée.

La vie est une donnée. Elle est là. Sans raison condamnable. Sans cause blâmable. Sans excuse coupable. Mais, aux effets vertigineux. On ne demande pas la vie. Être né quelque part, et n’avoir pour tout bagage que la réalité de sa propre absence, que son unique décor, et en faire un projet que la hardiesse de la jeunesse se doit de transformer en destin, ou s’épuiser dans les décombres miséreux de la vie ouvrière… Colère ou consentement, tel est le grand jeu. C’est à Montparnasse que j’ai, sans regret, troqué  contre une vie dispendieuse de désir, le programme qui m’était réservé parce qu’établi pour toujours comme quelque chose d’immuable qu’il est malvenu d’écarter. M’éloigner à jamais des impasses laborieuses que mes congénères feignent d’admirer. Programme fait de labeur et de sottes opinions qu’il m’a fallu nier sans me renier, pour une révolte sincère malgré l’entreprise douloureuse de ses innombrables échecs. Être né gueux n’est une fatalité que pour le résigné. A l’autre, appartient l’affrontement. Aussi, m’a-t-il fallu apprendre à me déméfier de tout le monde, tant les rues sentaient la paranoïa et l’hystérie, l’humidité de l’urine et de la sueur. Lot commun qui s’affiche sur les gueules au teint rouge-pinard des soirs d’usine… Petits mensonges, et petites arnaques rivalisaient de mesquinerie. Seule la saleté policière n’y trouvait pas son office. L’odeur javellisée de cette racaille trahissait son propre comportement infâme au relent despotique, indigne et même assassin. Seule la misère du misérable justifie qu’il implore la protection de cette névrose caractérielle, autoritaire. A ceux qui l’ignorent, il est bon de préciser que la flicaille, ça ne s’améliore pas, ça se perfectionne. De criminel, ça devient vite assassin, pour des petits riens. Et les filous et les voleurs, après avoir été tirés comme de vulgaires lapins, se retrouvent en voie de disparition, comme une espèce vivante dont il ne reste qu'un sigle pour matérialiser la présence. Entre temps, la came est devenue de la lessive bon marché.

La police est le premier obstacle qui se dresse devant son chemin lorsque, arrivé à l’âge de comprendre que la vertu est la cendre qui éteint les passions, le désir de se brûler au monde interdit donne un sens à un monde manifestement voué à l’obéissance des lois et au sacrifice laborieux que le rôle de parent oblige à tenir. La vie saisie au vif d’un labeur reste inconvenante. J’ai préféré passer en-dessous, et refaire surface dans l’océan de la misère et des petites compromissions qui la maintienne en apnée ; tout juste de quoi vivre pour ne pas crever. Piètre consolation que réserve ce monde de fou à ceux qui veulent s’en évader. Troquer cette misère aux perles en plastique pour le raisonnement fécond du refus. Je surnage dans ces eaux troubles, aux mensonges pisseux, entre deux boîtes de conserve et trois casseroles rouillées.

La police est la première vérité qu’il m’a fallu briser.

Vivre à l’ombre d’une police, ce n’est pas vivre ; c’est n’être que de la crainte, de la peur, de l’inquiétude plus près de la démence que du besoin de se protéger ; de l’insobriété paranoïaque. Être libre, c’est avoir la force de combattre, non de s’agenouiller devant l’autorité comme les grenouilles de bénitier devant une croix de bois. La police est la cuirasse caractérielle de la société, un carcan fait de mille lanières gluantes. C’est fait pour durcir le ton et grimacer les traits, mais non pour exalter la beauté parfumée du bas-ventre. La police est la version castratrice de la matrice humaine, pleine d’aversion pour tout ce que le corps possède d’humide, d’érectile, de suave… 

L’uniforme oblige à se dérober. Se faufiler entre l’obligation de paraître pour ce que l’on n’est pas, afin de vivre clandestinement ses penchants les plus personnels sans devoir se justifier : dans le monde de l’autorité, l’hypocrisie est une vertu, et la bravoure, un suicide.

Derrière la docilité affichée se cache le vrai monde de la vie, celui que se forgent les esprits libres. Un monde qui se glisse charnellement contre les chairs du plaisir, entre l’odeur suave des sexes et la caresse délicate d’une aiguille. Se laisser pénétrer chaudement le sang… liquide séminal au contenu narcotique… Descendre dans les bas-fonds de son être, et y assouvir sa jouissance… Nul ne peut y entrer sans y être invité, car nul ne peut le savoir s’il n’est pas affranchi par une confidence discrète et sérieuse. Comment savoir les contours enluminés derrière des alcôves… Il faut, pour cela, oser franchir le seuil, non dans l’intention de nuire, car alors la porte se refermerait aussitôt sur le malheureux que sa conduite inconsciente aurait égaré, et l’écraserait sous le poids de ses convictions. Franchir le seuil, à ceux-là seulement épris de liberté. C’est excessif. Le sentiment de liberté est, par nature, excessif à celui que l’habitude a programmé par la répétition de gestes qui ont fini de se dissoudre dans la stérilité de leur infernale circularité. Exhiber son temps de captivité comme un diplôme censé ouvrir les portes de l’avenir, ça ne suffit pas. Ce n’est pas à l’âge de la soumission qu’on peut reconnaître un aficionado, mais à la force de ses convictions. On peut tourner dans l’arène un nombre de fois impressionnant, et rester lâche. Les natures faibles ne peuvent prendre les vitamines qui les renforceraient sans risquer de s’empoisonner. L’esclave ne l’est pas tant par son maître que par ses craintes.

Les matins répétitifs s’ouvrent sur la peau terne du jour. Chaque matin. Le sentiment hideux de mourir un peu plus que la veille m’étreint la gorge. Chaque matin, devant mon miroir, ma peau s’éteint un peu plus que la veille. Chaque matin, devant mon miroir, ma peau se fait plis, mes ongles se font griffes, mon cœur se fait pierre. C’est un miroir affreux qui me renvoie l’image déformée de mon teint blême d’avoir trop peu dormi, malgré le ventilateur qui aspirait mes poumons. Alors, je m'empare d’un morceau de métal tranchant pour essayer d’ouvrir les yeux sur ma destinée. Faire en sorte de la stopper net. Mais, c’est un jet rouge, continu et puissant qui s’expulse de la saignée, non une chaleur prometteuse. Le sang s’écoule le long du miroir, et finit sa course dans un goutte-à-goutte pisseux, au fond de l’évier. Un sang de mon image qui rougit mon miroir brisé.

Il me plaît parfois d’imaginer que j’empeste la moisissure.

*

Toute l’ambiguïté du temps : être saisi par la vieillesse, déjà, avant que la jeunesse ne se fane… Et plus je me rapproche de la dose prescrite par la médecine pour mourir, plus je sens dans mes entrailles les certitudes de ma jeunesse se solidifier sur le marbre rouge de ma route incorruptible. Empreintes creusées au couteau, brûlées à l’acide le plus pur, celui qui fume et s’attaque même aux peaux les plus coriaces des bourgeois installés aux commandes de leurs projets terriblement paranoïaques. A chaque pas, je trace les sillons qui marquent, comme une empreinte indélébile, une ligne de vie chaotique, seulement interrompue par la déchirante parenthèse de la Salpêtrière.

Un jour qui avait oublié le soleil, l’espoir est tombé dans ma nuit. Lorsque la lassitude s’empare de l’esprit, même le soleil n’arrive plus à éclairer. Je me suis effondré dans les ténèbres. Je suis mort trois semaines. On meurt si mal de vivre si peu.

Je suis né dans une chambre des urgences de la Salpêtrière trois semaine après mon décès. J’avais atteint l’oubli. J’avais atteint ce moment de confusion sublime, entre l’extase et l’infini, qui ne retient pas les dates et ignore les souvenirs. Moments étranges qui infinit le monde. Le temps s’écoule langoureusement, fixé sur le même instant. Les jours et les nuits se succèdent sans suite, comme des moments qui se superposent, et s’effacent lorsqu’un autre apparaît dans un désordre indistinct.

J’avais oublié ma mémoire.

Ca s’est passé le premier jour du printemps de l’année mille neuf cent quatre-vingt-seize. Il faisait froid. Trop froid. Un froid qui s’était durablement installé dans l’épaisseur de mes os ; un froid triste qui s’est agrippé à ma colonne vertébrale, comme un lierre se fixe le long d’un mur martelé par les bourrasques de la vie, et s’en empare dans une étreinte qu’il épouse jusqu’à l’éclatement. Trop de mensonge, trop d’âpreté, trop de chantage. J’ai éclaté soudainement, après que ma gorge fut si serrée que je ne trouvais pas d’autre issue possible. Le temps était venu de finir cette emprise. Et c’est ainsi que j’ai perdu ma mémoire.

La mémoire est ce phénomène étrange qui fixe les évènements dans une durée, et ne les retient que pour une cause ignorée. La mémoire est ce qui retient les dates, même les plus hypothétiques comme celle de la mort. Les cimetières en sont témoins, un nom, deux dates, et c’est toute une vie qui est ainsi exposée au verdict du passant. Trop jeune pour mourir si tôt ? Trop vieux peut-être, pour n’être pas mort plus jeune ? Parce que la mémoire juge de ce qui est trop ou pas assez tôt des évènements et des hommes. C’est sa fonction principale. La mémoire établit l’histoire et juge les faits. En visitant les cimetières, on est confus de tant de biographies, alors que, vivants, ces gens n’avaient aucune importance autre que celle d’obéir au système que corroborent, leurs empreintes digitales.

Fuir ma mémoire. Un jour de ce printemps, j’avais pris la route qui devait m’éclipser pour quelques temps de la blancheur livide et sans consistance de cette vie que je devais adopter pour seul modèle, au risque de crever dans la glaise, avachi comme un vieux mollard sur le bitume d’un pont du métropolitain, parce que je ne voulais pas finir comme esclave salarié, rémunéré à faire quelque chose qui ne veut rien dire, pour des gens qui n’en veulent pas, dans des lieux qui n’intéresse personne.

Je me suis absenté trois semaines.

C’était un jour de grande fatigue ; un de ces jours qui ne devraient exister que dans les romans, pour leur donner la frayeur de leur consistance. Il faisait nuit. Il faisait tard. Les ombres furtives de mon imagination dansaient derrière la vitre opalescente qui habillait une porte étroite dans l’angle d’une pièce évanescente. Un feu irréel ouvrait le chemin devant mes jambes incertaines. Des bruissements progressifs semblables à ceux qu’émet un serpent sur un tapis de feuilles mortes, doutaient encore. Je le voyais bien. C’était autour de moi. J’en étais rempli, comme on l’est habituellement de sa viande lorsque la brutalité du climat la saisit sur le vif. Et pourtant, j’étais, dans cet instant précis, mort.

Mon extinction ne fut que de courte durée ; brutalement, deux éclairs d’acier ont troué l’atmosphère, transpercé l’horizon. Trois fois. A trois reprises, un éclair blanc a traversé mon organe cardiaque. Par trois fois, l’atmosphère s’est nappée d’une frayeur glaciale. Puis, un hurlement m’a sorti de ma léthargie. Et ce fut le silence. Un silence d’éternité. Un silence de trois semaines qui m’a suspendu entre deux existences.

Un a un, mes organes ont cessé de fonctionner.

J’étais las. De cette lassitude qui ronge les couleurs de la vie ; de cette lassitude qui grignote la colonne vertébrale, comme des souris carnivores grouillent autour d'une carcasse dans un ballet frénétique inconsistant. Il s’est mis à pleuvoir. Très fort. Par trombes. Mais, plus il pleuvait, et moins on pouvait s’en apercevoir. Il a plu si fort qu’on ne distinguait de la pluie qu’un rideau de veines grises qui frappaient le sol dans une insolente colère. On eût dit un décor de cinéma pour un maquillage d’artiste, comme le font les yeux du caméléon lorsque le cœur saigne de tristesse. Il m’a semblé entendre des réponses aux questions que je ne me formulais pas. En fait, c’était juste l’écho du vide qui cogne entre l’hiver et le printemps, lorsque les grenouilles coassent.

Je voulais traduire les pulsations de ma vie ; je n’ai fait qu’y torsader les nervures du temps. J’ai voulu rendre ma mémoire défraîchie comme on se vide l’estomac après un trop plein d’amertume, mais je ne suis parvenu qu’à tordre, tordre et tordre encore la serpillière de ma vie dans le seau du désespoir. J’ai voulu me jeter dans le puits de l’oubli, mais je n’ai réussi qu’à me cogner contre sa paroi.

Il est des jours qui ne veulent pas s’éteindre.

Je me suis retrouvé suspendu entre un lit et le plafond d’une pièce livide et embrumée. Dans les coins, des asticots grimpaient dans une procession incessante, comme des fourmis infatigables se déplaçant le long du montant de la porte ; des milliers de minuscules créatures s’agitaient ainsi dans un mouvement brownien, désordonnées et inaccessibles. Un bourdonnement achevait de donner un décor à cette atmosphère gluante et distante. Au loin, j’arrivais à distinguer le dos de quelqu’un assis à un bureau, prenant manifestement des notes dans le creux d’un angle de fuite. Fuite éperdue… Etrange progression… La vie réduite à son isoloir.

Service des urgences ; Salpêtrière ; pneumo. On y meurt plus qu’ailleurs, à l’ombre de Charcot.

J’ai ouvert les yeux sur un décor livide. J’ai ouvert les yeux sur deux bocaux cristallins suspendus dans le vide. Des tuyaux-plastique me fixaient. Ils étaient retenus à des récipients de verre. J’ai ouvert les yeux dans une pièce aux longs murs fuyants et insaisissables, aux contours indéfinissables. J’ai ouvert les yeux sur un mur aux angles cassés. J’ai ouvert les yeux sur un monde sans passé, et cette sensation m’a apaisé. Parce que j’avais oublié l’avenir.

Je n’avais pas décidé de finir ma vie là ; je n’avais pas décidé de la poursuivre ailleurs. Je voulais juste oublier un peu l’âpreté de l’existence. Un rail de poudre un peu plus épais que ce qu’il faut pour se limiter au plaisir que la drogue procure... Mais ma mémoire a disparu. Bah, qu’importe ! Après tout, qui suis-je, moi, pour me rappeler en permanence à ma mémoire ? Une conscience de plus, perdu dans un océan de misère. Que suis-je, seul, devant mon miroir, à suivre les sillons du temps creusant ma peau inlassablement ? Un jeu de miroir espiègle qui s'amuse à explorer le spectacle de moi-même, et trahir sans détour les traits usés de mon visage qu’un temps monotone accentue invariablement… Qui suis-je, sinon l’errance de ce temps imperturbable qui s’empare de l’espoir pour le vider de sa substance, le rendre sec comme un arbre sans sève… Je m’en accommode ; on se console pour moins que ça encore. Piètre consolation, peut-être, mais entre l’absence et l’absurde, l’hôpital a choisi pour moi.

L’hôpital est l’antichambre de la mort et du désespoir qui remet la vie debout, vidée de la substance qui lui donne un projet.

Un soir de bière plus âpre qu’à l’habitude, le cynisme de l’âge s’était transformé en blues, soulignant mes yeux d’une teinte jaunâtre ; d’un jaune pisseux qui vira au glauque en une nuit de solitude. C’est alors que le doute et l’incertitude ont fondu sur moi comme la cire sur les flancs d’une montagne, provoqué par l’incendie ravageur d’une lueur négligée, engloutissant toute prévision sur son passage, finissant de brûler le peu d’illusion qu’il reste lorsqu’il ne reste que le dérisoire sentiment d’avoir sa peau à sauvegarder. Curieusement, comme par une ruse de la raison dont elle seule semble avoir le secret, la folie ne m’a pas contaminé.

Instinctivement, je savais qu’il me fallait du temps pour surmonter mon anéantissement. C’était un temps difficile ; lourd ; charpenté d’obstacles qui s’agrippent à la vie comme la corde autour du cou du trépas. Et je m’y suis fixé, comme on s’accroche à une bouée de sauvetage, nu dans une mer démontée, avec l’impression de retarder un sort que le destin a frappé, comme on frappe une monnaie sans valeur, avec l’ironie de la fatalité. Qu’espérer, devant un horizon vitreux que le passé a effacé ? Peut-être, pour y rencontrer la plaque tectonique que la dérive des sentiments a provoquée, au risque de péter à la gueule à la moindre contrariété…

On meurt si vite… Si vite pour rien. Mais, c’est aussi qu’on vit si peu. Bien sûr, il y a toujours quelque chose dans ce rien, ne serait-ce que ce rien, puisqu’il se manifeste au point de faire chuter dans le vertigineux vide apparent du coma. Pour combien de temps encore ? Maintenant, la mort est devenue le tissu cancérigène qui s’applique à la moindre parcelle d’existence comme la ventouse d’une sangsue s’accroche sur une veine et la perfore pour en absorber le contenu. Il n’y a dans l’air que des relents de pétrolier perdu au large de l'égoïsme. On ne se questionne même pas. Il n’y a pas de réponse. Quelle réponse, pour quelle question ? Une rafale de mauvais vent est venue, on ne sait d’où, briser les quelques possibilités qu’on aurait pu imaginer, parce que nos convictions sont trop fragiles sur leurs pieds d’argile. Après ça il reste bien quelques revendications, histoire de rire. On rit maintenant si facilement ; ça excuse l’impuissance, et justifie les vexations.

A trop regarder la réalité, on finit par ne plus la distinguer des chiottes, tellement sales qu’on préfère s’engloutir dans la loi prescrite par un tribunal administratif ; odeur de parquet ciré afin de ne plus entendre les hurlements d’enfants affamés de liberté. Tout est détérioré. On parle de liberté pour justifier l’obéissance, d’amour pour imposer l’ordre moral, de sexe comme d’une maladie ou comme d’une arme de poing, et de l’enfance comme d’une niaiserie puérile. Avant, rien n’était mieux. Demain, rien ne sera pire. L’ouragan de la folie a toujours balayé les époques, et semé le désert. De la peste à la famine, toute l’histoire des civilisations peut se résumer aux notes prises sur le carnet d’un psychiatre en visite au bloc opératoire de l’inconscience. Où sommes-nous parqués aujourd’hui ? Que serait devenue, cette liberté, pour laquelle on nous a fait croire, dans notre ennuyeuse enfance, qu’elle faisait la gloire de peuples disparus ? Engloutie, elle aussi, dans notre présent sans réalité ? Ou bien est-ce cette réalité qui n’a jamais été présente dans ce passé extravagant ? Evoquer le passé pour pleurer sur son sort, c’est le destin des grenouilles de bénitier. Mais le passé n’existe pas ; il est seulement l’évocation en sursis des arguments d’un présent aussi lointain que la distance qui éloigne le prévenu d’un juge d’instruction, la sentence préparée à l’avance, et le couperet du point final à l’arrivé. Il n’y a pas de cause aux effets. Il n’y a même jamais eu de première fois. Les vies se superposent, se rencontrent parfois, et s’abominent le plus souvent. Les idées se dissolvent au carrefour de la valeur marchande et de la mégalomanie. Il reste les soirs de bière, que chaque jour rend plus âpre que le précédent.

Alors je suis sorti de ma carapace, comme l’escargot par temps de pluie, et je suis allé faire un tour discret vers les bas-quartiers de la médiocrité, là où s’épanouit tout ce que la société produit de vomissure et de saleté, afin d’expédier les idées courantes dans le précipice des opinions ordinaires, de celles qui se résument à des lieux communs si stupides, que personne ne trouve de bonnes raisons de les retenir, des sottes opinions qui font le nid de vipère des ragots, véritable dégénérescence de l’esprit qu’on fourgue avec aisance au bazar des ferrailleurs et des chiffonniers. C’est sur ces terrains vagues, que s’étale l’ombre mortifère des principes qui forment blocage d’esprit, à genoux devant le labeur, priant comme un saint devant le bénitier qui crache la sueur par le trou de cheminée d’une usine. Ici, le mauvais vin coule à flot, arrosant des gueules serviettes éponges, suintantes le rôt et le pet, avant un sommeil comateux expectorant les résidus de la journée, comme le crachoir oublié sous un comptoir de bistrot dégueule son trop-plein de laïcat.

Mais il ne faut pas se tromper, ce n'est là que l'ordinaires des jours ; des jours pénétrés par des sexes fatigués. La crasse est si quotidienne, qu’à vivre dans son atmosphère, on finit par y distinguer des froments de révolte là seulement où il n’y a que bruits sonores à odeur d’alcool et insatisfaction caractérielle. L’habitude des soirs de bière, en somme… A force, on finit par tourner comme un manège répugnant, dans le cirque de nuits qui nous consume l’intérieur, comme l’alcool dévore l’estomac, et fait gonfler le pancréas. La vie devient antiquaire, bariolée d’histoires rafistolées, dans lesquelles rien de séduisant n’arrive à se dire ; rien de beau n’arrive à jaillir. Finalement, on finit par fermer la porte derrière soi, et on remplit le tiroir du bas avec des chaussures et des chaussons en plastique, et nous en sommes heureux. De ce bonheur d’antiquaire, fait de bric et de broc aux idées rances qui veulent nous faire croire qu’on n’est pas, malgré tout, si mal, alors qu’on a atteint le fond. Ce malgré tout qui trahit tout…

On se méprise sans même s'en rendre compte.

Pourtant, parfois, un simple trait tracé au crayon rouge, suffit à exprimer tout le vomi qui stagne dans l’estomac ; expulser sa haine sur le visage du monde ; un simple trait rouge ; creuser une balafre sans hésitation, un trait droit sur la nappe immonde de cette mappemonde. L’observer dans les yeux, assister à la saignée, dans son agonie, la voir pisser son sang dans un seau en faisant des cliquetis métalliques. Un trait qui réunirait Washington et Pékin, en passant par Londres, Paris et Moscou ; assister à ses pleurs, sans pitié, sans rancune, et par plaisir. C’est ma définition du bonheur.

Ordinairement, je n’aime pas les gens heureux. Ils ont quelque chose qui fait ressembler leur sourire à un stigmate poli, propre, sans reproche possible, vide de toute aspérité. Les gens heureux n’ont pas de bouche ; ils n’ont qu’une béatitude qui passe dans leurs yeux. Les gens heureux n’ont pas de regard, ou si faible qu’il ne sait rien retenir. C’est un regard sans expression particulière. Il est simplement vide. La béatitude du bonheur leur suffit. Ca leur donne un regard éteint comme une lampe vide. Le bonheur fait les visages semblables à ceux des poissons dans leur bocal. Un adage bien renseigné affirme que le bonheur est souvent accompagné de l’argent. Et s’il est vrai qu’il existe des gens riches qui ne sont pas heureux, à l’inverse, on rencontre plus rarement le bonheur chez les gens que, seules, retiennent debout les ruines de leur existence. Il faut être seulement pauvre, et non pas dans la misère, pour ressentir le bonheur. Chez les pauvres, le bonheur élève la naïveté au niveau d’une philosophie. C’est cette élévation de la bêtise qui provoque chez moi, ce dégoût virulent pour le bonheur des gens heureux, satisfaits de leur pauvreté. Chez ces gens-là, le bonheur, c’est la morale offerte à la convoitise des pourceaux. L’hôpital a été, pour moi, ce sentiment de bonheur que son étonnante intemporalité n’a fait que confirmer, comme une exception qui corrige une règle.

J’ai rencontré l’hôpital comme on découvre une philosophie nouvelle. C’est à partir d'un manquement, celui de mon existence, pour un ratage, celui de mon décès, que j’ai bâti cette philosophie. Les idées puissantes apparaissent dans l’adversité. Le combat contre ma vie s’est inversé en un combat contre ma mort ; étrange accouchement qui donne à la vie un sens éprouvant, alors même qu’être vivant n’est pas un mérite, mais la damnation d’une loterie aigre-douce.

Ma mort. Ceux qui ont en charge la gestion de l’Etat diront pudiquement que c’était un accident. Ce n’était pas un accident. C’était une philosophie. C'est ma façon d’aimer la vie. Lorsqu’elle perd son sens, éteindre sa clarté pour vidanger son sang dans le puits de la déréliction afin de respirer. Il est des printemps plus froids que les hivers les plus vigoureux.

Moi, que les circonstances m’ont fait me confronter au sens de la souffrance qui n’a pas de nom, je me permets de donner un nom à ce genre d’accident. Ce jour- là, j’ai voulu me dérober à l’insupportable responsabilité de cette marchandise que je me suis vu contraint  d’acheter au rayon des naissances ; cette vie dérisoire, qui s’achète et se vend, et parfois se brise et s’écrase. Cette vie, dont la liberté consiste à payer et obéir à des « silvouplaits » et des « millexcuses » devant ceux qui n’ont, pour toute qualité, que la puissance que leur procure l’argent, et la veulerie de ceux qui les jalousent, cette liberté de courber l’échine devant maîtres et courtisans, barons et industriels, dictateurs en tout genre, et de toutes obédiences… Tout ce que le monde compte de devoir accompli et de respectabilité ; un jour inattendu, je l’ai déchiré, comme on déchire la photographie d’une époque qui ne nous appartient plus, une époque qui a mal vieilli, une époque qui s’est décolorée parce qu’on n’y croit plus. Dire stop à ce vaudeville avarié m’a semblé être la plus grande preuve d’amour que je pouvais donner à la vie. L’hôpital m’a été le bain de jouvence qui a donné corps à cette conviction.

L’hôpital, c’est d’abord une odeur. Une odeur enivrante qui saisit l’atmosphère comme des griffes barométriques alourdissent le temps. Elle sillonne dans les couloirs infinis. L’odeur. L’odeur est le premier contact sensible avec l’hôpital. Point commun avec d’autres lieux tout aussi chargés d’odeur comme les couloirs du métro ou ceux des bibliothèques, ou les toilettes publiques pour mâles prostatiques. C’est une odeur qui serpente dans les couloirs ; une seringue qui envoie son venin dans le labyrinthe des veines, accompagné d’une odeur de sonde urinaire.

Cris et chuchotements s’y bousculent cathédralement. Respect d’un ordre étrange ; les silences de l’hôpital sont ceux de la douleur. Les silences de la douleur, ceux de la mort. L’hôpital hurle la mort dans un silence de néantisation. Les chairs y sont flasques ; l’histoire s’y coagule ; la fermentation y pétille. Telle la fatalité inconcevable du Tarot, une étrange vie qui fait la jonction entre la naïveté et la reconnaissance s’y agglutine, dépendant d’une parenthèse suspendue au diagnostic.

Odeur de sang ; odeur d’urine ; odeur de mort ; odeur de rire. Au plus profond de l’os, comme une incrustation indélébile, à l’ombre d’un rite sexuel, brûlant la métaphore de la vie d’une pénétration libidineuse au relent masochiste, l’hôpital…

Par le sas d’entrée d’un hôpital, toute la crème avariée de la société s’y croise sans se rencontrer ; estampillé d’un numéro abusivement comparé à une sécurité que prodiguerait l'Etat à notre égard, alors qu’il n’est que le code d’accès dépositaire du droit à la vie possible, admise par une autorité morale insaisissable. Ne pas le perdre sous peine de ne plus être reconnu… Mais, n’ayez crainte. Le système est bien trop verrouillé. Aucun code ne peut s’égarer. Estampillé à vie jusque dans la mort. Tatoué sur le bras, ou sur une carte… La vie codée, condition donnant droit à un certificat de bonne responsabilité pour adulte consentant, mais à défaut d’être averti. 

Les mots de l’hôpital sont empruntés à ceux de la magistrature, véritable médecine de la culpabilité. Le malade est une entité carcérale. Il est coupable de sa détérioration. On lui taille un costume sur mesure dès l’annonce de son état dans le civil. L’innocent, lui, met des capotes. Le malade est coupable de ses excès. Bien sûr, il y a les bonnes maladies ; celles qui ne font que des victimes innocentes. L’église veille sur elles. N’y figure pas le Sida, ni le suicide, même lorsque c’est raté. Notaire, curé et médecin sont les trois piliers sur lesquels s’est bâtie la société pour imposer ses directives. La prison est le purgatoire de ceux qui désobéissent. Et il n’y a pas d’issue possible.

Pourrissant à l’intérieur d’une parcelle de coma, la bouche entravée de durites incomestibles, uniques artères de ma survie. Elles sortaient par la bouche ; elles sortaient par l’urètre ; jaillissaient de ma viande comme les battitures d’un métal brûlé à vif. Il y en avait dans les bras, sur la poitrine, près du cœur. Etroite surveillance ; tentacules indispensables à mon maintien dans le monde-métal urbain de maintenant.

Je me suis éveillé ainsi à la vie, ma nouvelle vie, dans ce monde mental aux tentacules pénétrant le corps par mes multiples orifices, comme des pénis sortant d’un ventre mou à la recherche d’une matrice vaginale. Je venais de faire mon entrée en scène par mon absence absolue. Et c’était délicieux. Dans le fond, on est bien dans le ventre de son coma.

Pourtant, il ne devrait jamais y avoir d’entrée en scène. A quoi bon prendre la mesure de sa conscience lorsqu’on est dérisoirement soumis à une condition humaine si insignifiante… L’entrée en scène, c’est pour l’artiste avec un panache de sculpteur ; c'est pour séduire l’imagination, pas pour tomber sous les coups de l’indifférence et de l’ennui. A quoi bon ajouter l’amertume au bord de ses jours amères… J’ai voulu quitter un monde en spectacle permanent, et je suis réapparu, nu, sur les planches d’un théâtre de cruauté. J’avais mis fin à mes jours ternes, et je me suis réveillé sous les projecteurs crus. Et, comme pour un mauvais film, mon rôle n’était pas bon. J’ai voulu finir comme un héros, et je n’ai fait que m’accidenter. Lorsqu’on naît dans le raté, il faut un miracle pour réussir, ne serait-ce que ce raté. Je voulais être un suicide, et je ne fus qu’un accident.

La vie ne va pas de soi.

C’est peut-être cela, un suicide réussi, finalement. Parce qu'un vrai suicide est toujours raté. Se suicider, c’est dire non au navet qui nous est servi comme plat d’existence, et pas forcément le remplacer par un plat d’extinction. S’éteindre, ce n’est pas refuser, c’est partir vers un ailleurs inconcevable. L’inquiétude métaphysique le nomme Dieu, sans s’apercevoir que nommer l’absolu, c’est l’anéantir du même coup. J’ai voulu m’anéantir de ce monde-ci, et non refuser la vie. L’abus policier du discours identifie le suicide à la mort, alors qu’il est un désir de vivre impossible à respirer.

La Salpêtrière a été ma résurrection.

Etre traversé par une série de membranes plastiques ; assistanat d’une respiration artificielle, alors que je voulais faire silence sur mon absence. La machine au mouvement monotone rythmée par un tic tac invisible, ressoude les cœurs blessés d’avoir voulu l’impensable. Elle ne broie pas systématiquement. Elle broie les récalcitrants. Elle les enferme entre les murs d’un hôpital psychiatrique, ou ceux d’une prison. Et endolorit les autres, tous les autres, avant même que l’imagination ne s’empare de leur inconscience atavique.

La vie ressemble trop souvent aux épluchures négligemment déposées sur la table d’une cuisine, entre le couteau sanguinolent et une serviette-éponge humide, avant de finir dans une poubelle…

La santé, leitmotiv de l’hôpital ; chloroforme des mauvais jours, de ceux qui forment l’ordinaire d’un temps alourdi d’interdits ; un temps qui passe et trépasse sur les vies endommagées d’avoir trop servi la culpabilité…

Il m’arrive de penser que tout est trop tard ; qu’il n’y a pas d’espoir possible ; que plus rien ne peut apparaître qui renverserait le sens terrible de la flèche du temps, ce destin qui nous emmène au-delà des portes de la folie, celles-là mêmes que d’autres ont présagé comme étant celles de l’enfer. Peut-être, est-ce ce sentiment qui m’a donné le moyen d’écrire. L’écriture, c’est pas une belle invention ; c’est ce qu’il reste lorsque les vents acides ont dévoré les dernières touffes d’herbe fraîche qui tapissaient, il n’y a pas si longtemps encore, le délicat pubis de la terre ; c’est ce qu’il reste lorsque rien ne subsiste que l’odeur intestinale des égouts. 

La vie ne fusionne pas dans un cours commun de plaisir et de liberté qui se conjugueraient par tous les temps. L’argent et la police ont peuplé le monde. Le commerce est le maître-étalon du droit à l’inexistence pacifiée. Là où la pacification fait défaut, la vie se résume à une matière à chantage de seconde zone. La liberté se mesure en minima sociaux, ou en jeu de cache-cache mortifère avec une armée de conquête ; la liberté soumise aux caprices de diktats paranoïaques... La vie est devenue insalubre, et l’hôpital marque de son empreinte organique cette insalubrité. L’hôpital, véritable serviette-éponge à absorber les souffrances et les cauchemars.

Non, vraiment, la vie ne va pas de soi.

Alors j’ai oublié.


.../...
 (la suite à la page suivante)



vers Il-faisait-soleil-demain, v-2012, page 1vers haut de pagevers Il-faisait-soleil-demain, v-2012, page 3

vers publications an 2012
Vers index des publications 2012