Reçu le jeudi 09 avril 2020 VOIR VENISE… ET CREVER Chronique d'une synchronicité À
tort ou à raison, je pense depuis mon enfance que la vie est bien trop
sérieuse pour être sans cesse prise au sérieux. Elle-même, pour peu que
nous soyons attentifs, n'est pas avare de clins d'œil propres à nous
encourager à prendre un peu de recul. Je suis rentré de Venise peu avant que la ville soit confinée et mérite plus que jamais son ambitieux surnom de Sérénissime. Confinement qui m'a rattrapé en France quelques semaines plus tard, comme nous tous, et que j'ai la chance de pouvoir respecter sans trop de mal, vivant depuis longtemps en couple avec la solitude, une compagne parfois revêche mais dont le silence attentif et somme toute bienveillant m'autorise un dialogue avec moi-même parfois houleux mais souvent intéressant, voire fructueux. Ce ménage à trois, dont je suis loin d'être le seul bénéfciaire dans cette époque pourtant dangereusement binaire, jouit pour ses ébats d'un petit jardin amoureusement parsemé de rosiers qui rappellent à chacun des trois partenaires, si besoin était, qu'il n'est pas de roses sans épines. N'en déplaise à Jean-Sol Partre, l'enfer, ce n'est pas les autres, et le paradis terrestre n'est pas soi-même, mais notre rencontre chaque jour renouvelée avec le monde, qui, contrairement à la croyance mégalomaniaque d'une humanité trop sûre de sa supériorité, ne se limite pas à elle. Rien de tel qu'un jardinet pour bercer la lecture d'un confiné d'autant plus agité que désœuvré. Je cherchais donc hier un roman égaré dans la bibliothèque où je relègue les livres que je ne veux pas lire ou relire, mais dont je ne veux pas me débarrasser, au cas où… On ne sait jamais, comme le prouve la suite de cette minuscule mais suggestive anecdote. Malgré une exploration quasi spéléologique des rayons où s'entassaient en équilibre instable de nombreux témoins de l'insatiable graphomanie occidentale, pas moyen de mettre la main sur ce récalcitrant, sans doute outré de sa mise à l'écart. Les livres aussi ont leur susceptibilité, et ce n'est jamais par hasard qu'ils se dérobent à vos recherches : quand vous en cherchez un en vain, demandez-vous si vous ne l'avez pas négligé ! Ce n'est sans doute pas non plus par hasard que l'on tombe parfois pile poil sur le livre qu'il fallait, alors qu'on ne le cherchait pas, et n'aurait même jamais eu l'idée de le chercher. C'est ainsi que je suis tombé, ironie du sort, sur un vieux "Série Noire"cartonné de James Hadley Chase, publié en 1954 et réédité en 1956, que j'avais acheté il y a une vingtaine d'années dans une bouquinerie. Je ne suis pas fan de Chase, je l'avais acheté pour son titre : VOIR VENISE… ET CREVER, et ne l'avais pas lu, ou seulement quelques pages. Et voilà que par une synchronicité des plus ironiques, frôlant le mauvais goût, il resurgissait tout à coup, jaillissant de l'anonymat comme un diable d'une boîte. Du coup, je l'ai lu. Ça n'en valait pas la peine. Sauf pour la synchronicité. J'ai peut-être perdu mon temps, et le vôtre en prime, ô lecteurs. Le bouquin n'a pas perdu le sien. J'ai compris ce qu'il voulait, et exaucé le vœu muet qu'il m'adressait. Sorti de sa réclusion, en vétéran qui a bien bourlingué et n'aspire plus qu'à se trouver en bonne compagnie, VOIR VENISE… ET CREVER affiche orgueilleusement sa couverture jaune et noire un peu fripée sur le plus haut rayon de la bibliothèque consacrée à Venise. Lui apportant la petite note d'espièglerie qui en parachève l'harmonie. Dans les grands événements, ce sont souvent les petites choses qui nous sauvent. © Alain SAGAULT, le 09 avril 2020 ; son blog : Le globe de l'homme moyen |