POINTE NOIRE D’OBSIDIENNE -2020- Comme un ovale au premier jour, enchâssé dans sa fenêtre, il vit nettement l’objet dans son rêve. Il s’éveilla là-dessus : un silex biface dans chaque main…tandis que des rais de lumière s’allongeaient dans la chambre. Mais, regardant ses mains après une pandiculation, posées sur le drap, il n’avait rien dedans, évidemment et peut-être pas ! Alors il s’étira une seconde fois, bourra la tête dans son oreiller en soupirant. Un réveil difficile ?… Non, rien ! Juste l’air un peu lourd déjà, dans ces temps de canicule qui ne laissent même pas passer un souffle de douceur la nuit. Pas le temps de rafraîchir, vous plongez comme une sardine sur les braises, dès le réveil, et même après une douche, vous traînez lamentablement votre carcasse qui, si elle pèse lourd, vous enfoncera au sol avant d’avoir mis un pied dehors. Norbert prit le chemin de son emploi du temps qui décide pour vous : pas l’usine mais presque ça, dans un grand magasin où tout le monde regardait l’horloge pour être payé à coups de pied au derrière…quand les clients ne vous tapaient pas dessus ! Il regarda encore sa montre et n’y voyait pas, songeur, le temps qui trottinait, mais l’absence de perspectives. Cela rimait à quoi, tout ce fatras d’existence : à courir après la justification d’exister ? Exister pour quoi : pour consommer, compulsivement, pour oublier ses frustrations, s’oublier dans une condition servile qui vous enferme dans l’animalité ? Au retour, Norbert zigzaguait, il s’était écarté de son chemin habituel. Il se retrouva à travers champs, à la sortie du bourg. C’était assez riant dans le coin. Il était sur une petite route qui traçait son sillage dans un paysage assez vallonné, mais comme des mottes de beurre qui se seraient additionnées… De détour en détour, il tomba sur une aire de repos, aménagée avec du mobilier rustique, devant un bosquet. Sur une départementale, c’était pas mal. Cela tombait bien, il avait envie de respirer au grand air, de se distraire simplement en contemplant la Nature, hors de l’agitation urbaine, pour une petite pause en dehors du traintrain quotidien. C’était un des rares luxes de la voiture : cette pseudo sensation de liberté qu’on paye à la chaîne, à toutes sortes de vautours… C’est alors qu’il l’aperçut, posé sur une table. Là, ce n’était pas un rêve. Il s’agissait d’un morceau de roche noire, oblong. En le prenant à deux mains, il se rendit compte que la pierre était façonnée, taillée comme une arme : une véritable pointe de lance aux bords tranchants, en obsidienne. Songeur, Norbert se dit qu’il valait peut-être quelque chose, cet objet, matérialisé, sorti de son rêve et si vite, mais plus noir que lui. Que faisait-il là ? Pour être précis, Norbert était décontenancé. C’est toujours le cas, quand le rêve rattrape la réalité, on ne sait pas sur quel pied danser, en fait. Norbert était dans la moyenne, à tout égard, il pensait plus à son profit immédiat qu’à améliorer durablement son sort. Il empocha donc l’objet sans plus de préoccupations. Il verrait bien ce qu’il pourrait en tirer. *~*~*~* De retour à la ville, Norbert s’essaya au shopping, comme les « bienheureux » qui ont trois sous à dépenser. Et puis dans le fond, c’était une compensation à les approvisionner à longueur de journée, par rayons interposés. Il ne remarqua pas qu’on le suivait… Pris d’une soudaine idée, en tâtant sa poche la plus lourde, il se dirigea vers un magasin d’antiquités. Il connaissait le patron, un type jovial et joufflu, qui prisait fort la moutarde à l’ancienne et les choucroutes garnies dont il faisait régulièrement emplette dans le supermarché où Norbert officiait. On apprend vite à repérer le chaland quand on remplit les rayons… De mal en pis, après le refus poli de l’antiquaire pour un échange, Norbert essayait de fourguer son « caillou », plus par jeu espiègle qu’autre motif d’ailleurs. Le lendemain, il était sur le marché, en échappée, suite à l’horaire matinal. Là, c’était plutôt le moment du remballage bien sûr, et, à la mine renfrognée de quelques uns, quelques unes, les affaires avaient dû être passablement mauvaises. Nous étions à la fin de l’été, en période de bourse flasque, notons-le. Norbert s’approcha d’un étal pour bibelotier, et proposa sa pointe d’obsidienne contre un vase ornemental. Il remettait la femme sur place pour être une cliente régulière du supermarché aussi, elle passait immanquablement au rayon des viennoiseries, et en l’occasion, qu’importe, elle semblait toute sucrée d’ailleurs. Mais rien n’y fit. La trouvaille de Norbert n’intéressait pas ou était sans assez de valeur pour justifier un échange de prix. Un rien dépité et pris par le temps, Norbert finit par renoncer ce jour à une affaire profitable. Résigné, il se remit à pas lent vers le lieu de son travail. Alors qu’il cheminait comme un automate, sans plus de projets, il sentit qu’on le tirait par la manche. Vaguement surpris, il se retourna, et là, il vit un étrange petit bonhomme qui lui tendait une cuillère…qui luisait : - Elle est en argent, je vous assure, je vous l’échange contre votre pointe noire… Pour
le coup, Norbert était interloqué. Fichtre ! Qu’était-ce cette comédie
?… S’agissait-il d’un gag pour attrape-couillon ? Et puis c’était qui ?
D’où il sortait ce nain de jardin ?- Pardon, monsieur, mais je ne vois pas de quoi vous parlez. Sommes-nous déjà vus quelque part ? -
Allons donc, ne faites pas l’ignorant, je vous ai vu ramasser cet
objet étrange : une pointe noire, taillée dans l’obsidienne, sur la
table, hier, au vallon du Cagut, devant les amandiers, sur la
départementale 13, à six ou sept kilomètres d’ici. Pour être précis, c’était précis ! Norbert n’avait plus qu’à admettre le fait. Il opina du chef et puis un soupçon lui vint :-
Et alors, si vous l’avez vu le premier et qu’elle vous intéresse tant,
pourquoi ne pas l’avoir ramassée avant moi ? Naturellement, c’était étrange…Norbert fit mine de poursuivre son chemin et s’apprêta à faire demi-tour, sans plus de cérémonie. Alors le nabot anticipa le mouvement et vint se planter devant lui : - Alors ! Vous n’allez pas me quitter comme cela, regardez bien… Il lui tendait avec insistance sa cuillère d’argent, elle resplendissait au soleil.Norbert, machinalement, tendit le bras pour voir, puis il se ravisa. Les mains crispées sur les hanches, il dévisageait le nabot insistant. Celui-ci avait un rictus narquois qui accentuait son air de faux-cul : franchement déplaisant comme composition ! Pour le coup, Norbert était indisposé, il abrégea, comme on chasse une mouche : - N’insistez pas ! J’ai autre chose à faire qu’à parler commerce, douteux en plus, avec le premier quidam venu ! *~*~*~* Norbert avait repris sa route et l’autre le suivait comme son ombre, en lui faisant la morale qui plus est, devant tout le monde, sans pudeur, jusqu’à le mettre dans l’embarras. Les gens se retournaient au passage, devant l’étrange équipage. Norbert se contenait à grand peine, en serrant au fond de la poche son caillou, plus déterminé à le garder dès lors qu’un chien, son os. Voilà ce que le nabot y gagnait, et, sous l’indifférence affichée, Norbert lui promettait bien autre chose, si l’affaire allait plus loin… Non mais ! D’où il sortait vraiment, cet olibrius, pas plus haut que trois pommes, mais prompt à écorcher les oreilles, mieux qu’une pintade ! Peu à peu, le « bruit » derrière s’estompa, le nabot avait dû s’épuiser devant le détachement, l’impavidité du sujet de sa hargne… Peuh ! fi de ce taon ! Alors qu’il touchait au but, rendu devant le magasin alimentaire, déjà concentré, projetant son emploi du temps dans l’immédiat, il subit un choc arrière qui le projeta en avant, lui faisant presque perdre l’équilibre. Le temps de se retourner, ébaubi, son agresseur détalait et il eut juste le temps d’apercevoir le dos du nabot qui se fondit dans la foule et disparut. La première chose qui lui vint à l’esprit, fut de tâter sa poche soudain plus légère, la pointe n’y était plus… L’indignation et tout de suite, la rage, le projetèrent à leur tour en avant. Il se rua à la poursuite du nabot, sans autre idée que de le rattraper. Il eut encore la chance de l’apercevoir à la première intersection de rues, car les passants étaient plus clairsemés. Il suivit le mouvement mais petit à petit, il s’essouffla. Le nabot courait vite et gagnait du terrain. Norbert le vit encore prendre la branche gauche d’une patte d’oie, à la sortie du bourg. Il finit par y arriver, lui aussi, et constata, d’après les panneaux indicateurs, que la route, prise par le nabot, menait au lieu où il avait trouvé cette pointe noire d’obsidienne. Ça alors ! Pour une coïncidence, elle ne manquait pas de piquant ; mais il été épuisé. Ce nabot, si on pouvait en douter de prime abord, était un vrai lièvre ; mais quelle mouche l’avait piqué, si on en restait aux considérations d’insecte ? … Norbert reprit le chemin du collier, il était déjà en retard, et, pas sûr, que le motif de son échappée verte fut bien explicité ni compris… *~*~*~* Trois jours plus tard, Norbert LEGRANDET, magasinier de son état, emprunta la même route et s’arrêta au même endroit, par curiosité. La pierre y était toujours, posée sur la même table, comme pour le confondre, et, il n’est pas sûr qu’elle n’eût jamais bougé un jour, et pourtant elle semblait la même ! L’histoire ne dit pas si Norbert fut surpris, s’il la reprit et la conserva… : en lieu sûr, cette fois. À votre avis, d’où pouvait bien provenir, cette pointe d’obsidienne noire ?… |