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illustration texte 1, regard de serpent
illustration texte 2, cité industrielle sous nuages noirs
illustration texte 3, puits profond vert



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LE HANGAR

-1997-




          Dans la pièce, ils fument, ils fulminent, locomotives froides aux intestins bouillants, pieuvres en réplétion, membres gerbés sur les fauteuils pourpres. Sous la lumière tamisée, dans cet air confiné où s’élèvent, les volutes grises qui dessinent des auréoles éphémères, ils apparaissent hideux et haineux, de méphitiques émanations du crime accaparées dans leur conciliabule. Il s’agit de décider de la vie, de la mort de quelqu’un ; de faire à leur cause l’oblation d’un impétrant, le dernier recruté : « un corniaud ! » disent-ils, « un béjaune, un étourneau qui met leurs intérêts en danger, qui plus est, se permet de courtiser la fille du parrain, Le Korjaluk, le chef de gang » ! Dans leur couvaison donc, ils décident d’un commun accord de se débarrasser définitivement de celui qui parle trop, du prétendant au trône qui leur fait de l’ombre, qui prétend même, extrême affront, leur enseigner  la meilleure façon de s’y prendre ! Cette sentence prononcée qui ne leur coûte pas cher et peu de temps, ils se préoccupent alors des détails. Ils se lancent alors dans une partie de cartes à surenchères où ils se promènent en ricanant. Le but du jeu est de déterminer l’heureux gagnant, l’apprêteur en chef qui, selon les uns ou les autres, se promet de découper en petits cubes, de transformer en purée ou hachis, de décomposer en émincé ou haggis, ce tas de viande à refroidir ; et ; la soirée passe ainsi…

          A l’autre bout de la ville, Le Korjaluk est bien contrarié, sa petite fille chérie lui rie au nez, défiant son autorité. Tout le prestige de sa fortune et sa réputation de sanguinaire ne suffisent pas à établir sa prééminence ; au contraire, ici, à l’inverse du règne sans partage instauré au sein de son clan, il et elle battent au vent de la contestation sous son propre toit. La jeune femme, mutine, s’emporte :
     - Ecoute, papa ! Je ferai ce que je veux, je suis assez grande pour savoir ce qui me convient. Sylvain m’a invité à dîner ce soir et j’en suis ravie. Qu’y a-t-il de mal à cela, que ta fille accepte les attentions d’un proche collaborateur ? Je croyais que tu l’aimais bien, qu’il était ton protégé…
     - Tu n’y penses pas, ma fille ! Il faut maintenir les distances avec les larbins. Celui-ci porte mes serviettes et me fait quelques placements. Ce n’est pas une vedette, il est plutôt du genre besogneux, mais je le garde parce qu’il tient bien en cour, voilà tout !
     - Ah bon ! C’est nouveau ! Tu tolères des médiocres à ton service, maintenant ? De toute manière, je croyais que tes considérations d’affaires ne venaient pas troubler les relations familiales !
     - Comment oses-tu me provoquer, Adeline ? Justement ! … concluons hic et nunc, sans appel : tu viens d’épuiser ton crédit de parlote ! …
Le Korjaluk secoue sa face de crabe où luisent des yeux noirs, il vient les darder à trois pas de sa fille, en brassant l’air de ses deux pinces, et siffle, péremptoire, avec le débit d’un lance-flammes :
     - Premièrement : tu respectes l’avis de ton père et cesses ton numéro de chatte en chaleur ! Deuxièmement : tu exécutes ma volonté sur le champ et rejoins ta panière ! Troisièmement : tu oublies ton joli cœur, ça vaut mieux pour lui, et, conclusion : tu me reparleras de tes émois quand tu auras la gamberge plus solide !
     - J’ai l’âge de raison quand même à dix-neuf ans, papa ! Tu veux casser le thermomètre pour ignorer la fièvre…
     - Cela suffit ! Je me répéterai pas, file avant que je ramollisse tes envies !
     - C’est bien le drame avec toi, que tout finisse sous le joug de ta volonté bestiale, comme maman…
Alors, excédé, Le Korjaluk décoche une paire de gifles qui sonnent la belle tête d’Adeline. Les cheveux emmêlés sur ses pleurs, celle-ci s’enfuie dans sa chambre.

          Sylvain, le « corniaud », le « besogneux » à éliminer, est un jeune titi, les cheveux en brosse et jaunes. Dans son visage poupin, sous les lunettes rondes, tournent et virent des fastes bleus qui vous décrocheraient une mauvaise humeur un soir de mauvaise lune. Enjoué, Sylvain ? Certainement, il croit dur comme fer que son patron est un grand homme d’affaires. Peut-être un peu trop bonne pomme, il voudrait faire bien son travail et se montre toujours entreprenant et très coopératif ; et puis ; il y a Adeline : depuis que cet ange a traversé sa vie facile, il est devenu tout chose. Adeline est si belle et si fragile, avec ses grands yeux de nuit toujours tristes, que son sourire est un miracle à chaque fois qu’elle le voit. Il reste cependant à conquérir le « roc » : le père, pour rentrer dans l’intimité, obtenir sans détour le voyage au paradis et là, le roc, c’est un Himalaya avec en haut, une forteresse barbare ! Il essaye bien de grimper, mais ne sait pas trop comment se glisser dans la place. Le père est un sphinx impénétrable. L’impétrant ne sait pas encore que c’est un serpent d’élite.

          Sylvain converse avec Odile qui dirige l’atelier de mode et couture appartenant au Korjaluk, principalement promoteur et spéculateur immobilier, mais qui se diversifie dans pas mal de domaines : des agences de mannequins à celles de recouvrement entre autres. Odile est l’amie d’Adeline, une des rares que celle-ci fréquente régulièrement, elle sert volontiers de boîte aux lettres et reçoit les confidences… La sonnerie du téléphone interrompt leur aparté dans le bureau d’Odile : c’est le Korjaluk, il veut parler à Sylvain :
     - Dis, petit ! Je passe te prendre dans une heure au palais de tes glouglous. On va honorer un rendez-vous qui me tient à cœur et tu peux nous aider à guincher sans faux pas ; en tout cas, voilà une occase pour te mettre en valeur : l’auditoire n’est pas dans le genre dégrossi, plutôt plouc endimanché si tu vois ce que je veux dire ! Une fois qu’on aura orchestré le bal musette et reçu les jetons, à nous de tourner la manivelle pour le jack-pot ! Hasta la vista, pollito !
     - J’ai bien compris, patron ! Je me prépare à l’épate, vous me donnerez les ficelles pour coudre le sac, je présume ?
     - Evidemment, l’éminent détective ! Je te donnerai même le patron pour t’inspirer ! …
Sylvain reste dans l’expectative, il attend de voir le profil du « scénotype ». Quelque chose le dérange chez son employeur : un mépris incommensurable des autres, et depuis un moment déjà, cette constatation le gêne. Son penchant naturel à lui, serait de ne jamais œuvrer dans le spectre du mépris et de toujours respecter une certaine éthique, même dans le monde des affaires, songe-t-il : « le sphinx, ce cannibale, il avale tous ses repas, parfois en même temps, sans trahir la plus petite émotion d’un bienfait ! Il se pourrait qu’il ignore jusqu’aux préliminaires : saliver et mâcher, c’est tout et tout de suite ! On se demande s’il en retire un plaisir quelconque et s’il sera jamais un jour, rassasié » !

*

          Ils sont six, avec deux voitures et deux chauffeurs : Le Korjaluk, ses deux lieutenants, ses deux gardes du corps, et la jeune tête en brosse, l’éphémère journaliste recyclé dans les affaires. Ils pénètrent dans un hangar, là quelque part, dans les grosses tâches d’une zone industrielle, perdue dans les circonvolutions banlieusardes d’une capitale. Sylvain trouve étrange ce lieu de rendez-vous et ne peut masquer plus longtemps un air d’étonnement, Le Korjaluk s’en aperçoit et lui tape sur l’épaule :
     - Allons, fiston, c’est du gâteau ! Ne nous attardons pas sur les détails, j’ai déjà fait le repérage : le poulailler va bien aux pouilleux !
Ces propos ne rassurent guère notre apprenti-sorcier, une petite lueur d’appréhension dans les yeux de Sylvain vient même renforcer la chandelle de sa peau blême. L’atmosphère et le silence sont glaciaux sous les tôles. Ils sont tous rentrés sauf les deux chauffeurs restés dans les berlines. Le Korjaluk hèle et c’est le grand fracas, une fusillade éclate qui lui répond ! Sylvain se jette dans un coin, aplatissant sa serviette, transformé en rugbyman ; sauf que là, l’essai est plutôt à s’étendre pour survivre…

          Il ne saurait dire combien de temps l’échange de coups de feu dure, mais soudain un grand souffle décolle ses oreilles, le toit se soulève et s’enlève, complètement ! Le hangar est sans toit ! Planqué dans un coin, derrière des caisses, les pans de veste remontés sur l’occiput, Sylvain oublie de respirer et reste immobile, de la poussière lui tombe dessus… Quand il se relève, il entend des sirènes dans le lointain, et c’est pour répondre à un vieux bonhomme au-dehors, qui se détache dans l’encadrement sans porte. Celui-ci porte un béret de chasseur alpin et le regarde, ahuri. Ils ont chacun leurs yeux grand ouverts comme des portières.
     - Ça va-t-il, mon gars ? …
Sylvain hoche la tête, il halète. Les deux voitures ont disparu. Tous les deux jettent alors un regard sur le désastre : cinq corps sont allongés par terre. Sylvain reconnaît la masse du Korjaluk, ses deux gardes du corps, les deux bras droits : Antonin Blaireau et Kandjalic Pantianak. Sylvain retourne Le Korjaluk sur le dos et s’aperçoit avec horreur que sa face est rongée jusqu’aux os, la chair est en train de fondre littéralement ! Il n’a pas le temps de penser plus, la terre tremble et il se rue dehors, le vieux bonhomme le précédant qui fait trembler son froc. Ils assistent au deuxième acte, aux premières loges. Ce qui reste du hangar s’effondre dans un tintamarre lugubre, englouti par la terre qui s’ouvre, bien vite il n’y a plus qu’un grand trou, un aven ! … Et des lézardes qui s’allongent sur le sol, et qui se propagent au galop et font reculer encore plus les deux spectateurs.

*

          Quand les secours sont arrivés, prévenus par des voisins, Sylvain ne pouvait plus parler, encore sous le choc, dans le sac aux émois, tout confondu. On ne sait pas très bien pourquoi le toit du hangar a sauté : au départ du gaz peut-être ? Mais pas de traces d’explosifs… Les rares tôles retrouvées à proximité du trou étaient pourtant bien cabossées. Par contre, on a découvert un véritable lac d’acide. Le hangar était en outre construit sur un morceau de gruyère : une ancienne carrière oubliée… La voûte a choisi de s’effondrer à ce moment-là, drôle de fromage ! La zone est condamnée maintenant et, bien sûr, une stèle funéraire salue la mémoire du Korjaluk et de ses acolytes : ils ont fondu avec le profit escompté d’une opération immobilière qui, d’après les autorités et la Justice, était sujette à caution. Enfin, on ne peut s’acharner sur les morts… Les autres particuliers, protagonistes dans le feu de l’action, partenaires et/ou ennemis d’une hypothétique transaction, on les recherche toujours, ainsi que les deux chauffeurs et les deux berlines. Le véritable propriétaire du terrain et du défunt hangar, lui, est tombé des nues en apprenant les évènements ! … Il va sans dire, Sylvain s’est fait un peu cuisiner par les services de police, il s’en est quand même mieux remis que certains autres « cuisiniers » prévoyaient. Il a repris une carte de presse depuis et Adeline lui a offert un nouveau porte-feuille ; d’ailleurs, elle lui a donné beaucoup d’autres choses par la suite ! …




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