LE FUGITIF AUX "ENVIES" -2001- Suant, il soufflait, il pendait aux racines tourmentées, reprenant souffle. Le grand arbre, au-dessus de lui, s’agrippait à la paroi. D’un coup de reins, il le quitta, il se jeta dans l’éboulis, ver le fond du précipice : il ne voyait pas de meilleure échappatoire ! … Les autres, il les entendait encore, ils résonnaient dans son imagination. Il tomba plusieurs fois à la renverse, il finit par piquer du nez dans la caillasse et se tordit la cheville. Boitillant, il parvint au talweg ; où ses pieds se posèrent, avec délectation, sur le lit de sable d’un oued tari. Letanguy était un jeune homme vigoureux et volontaire d’ordinaire, tout le contraire d’une mauviette, et pourtant, il se sentait vidé, aux abois. Il était seul et traqué. Proie d’une obsession et proie des autres, propulsé par les vents d’un destin bizarre, il était un survivant et devait survivre, loin de sa tribu. Il ne pouvait guère lutter contre les « chasseurs » ; rester à fuir, gagner un peu de temps, pour relancer ses chances. Il parviendrait bien à regagner sa planète… Il respirait avec peine, l’air était brûlant, encore plus au fond du canyon. C’était bien une course contre la montre, contre la mort, qu’il avait entreprise, là. Soudain, elle lui sauta aux yeux : une sorte de sculpture gigantesque, taillée en creux, à même la falaise d’ocre rouge, qui surmontait l’entrée d’une grotte. C’était un catoblépas, une gargouille, rien de rassurant à vrai dire, et pourtant Letanguy ressentit une exaltation. Depuis longtemps, il n’avait pas vu autre chose que les intérieurs fonctionnels ou l’âpre nature d’Ektantéra ; mais là, c’était autre chose : une trace de civilisation, une forme d’art, et il ignorait qu’il pût en exister sur cette planète ! En plus, il délirait : le dépérissement et les privations l’emportaient. Tout cela causait une hypertrophie de la représentation, une tendance à sublimer. Derrière l’entrée, une cavité immense s’offrait à Letanguy. Insoupçonnable, le hall naturel faisait au moins deux cents mètres de large sur cent de profondeur, avec une hauteur sous la voûte, qui devait avoisiner les quinze mètres au centre, matérialisé par une coupole qui luisait, bleutée. Là-dessous, il y avait un autel, avec un candélabre de chaque bout. Des torches éclairaient faiblement sur les côtés. Letanguy béait autant d’admiration que de surprise : s’il s’attendait à cela ! Il avisa alors, en contrebas de l’autel, un pupitre, d’où dépassait, une tête d’individu, embroussaillée. Il s’approcha, en regardant furtivement de toute part, le souffle en suspens, autant par crainte que saisissement : la fraîcheur du lieu s’ajoutait à la fumée qui venait des torches, et qui sentait bizarre. *~*~*~* L’homme qui était derrière le pupitre, car c’en était un d’humain et pas un de ces androïdes qui pullulaient sur Ektantéra, leva la tête à son arrivée. Toute parcheminée, sa face était glaçante d’impassibilité. Le fugitif osa poser les questions essentielles, sempiternelles : - Qui êtes-vous ? C’est quoi, ici ? L’autre le toisa, appuyant, l’une sur l’autre, de grosses mains, sur un énorme bouquin, ouvert sur le pupitre :- Et, toi, qui es-tu, jeune homme ? Où vas-tu ? Tandis que Letanguy restait coi, décontenancé par cette manifestation d’autorité, il poursuivit :- Tu sens la peur, humain ! Tu crains pour ta vie, n’est-ce pas ? tu ne sauves rien ! Dans l’ombre, bougea soudain, quelque chose. Letanguy se détourna ; mais devant lui, se dressa un serpent. Il sortait d’un panier en osier au pied de l’autel, qu’il n’avait pas encore remarqué. Recentrée instantanément, sa défiance ne le préparait à rien de précis, or il fut encore surpris : une sensation de brûlure traversa son corps perclus. L’homme, derrière son pupitre, semblait n’avoir cure de son émoi : - Tu ne sauras rien que tu ne sais déjà, humain ! Tu es ici au guichet des Envies… «
Envies ? » : Letanguy était ébahi ! Le serpent était vif, il tournait
la tête comme un gyrophare, droit comme un manche, il arrivait à
surmonter l’autel. Il siffla, et Letanguy s’aplatit, la tête entre les
épaules, prêt à détaler. Alors le guichetier leva une main, d’un air
négligent pour une quantité négligeable. « Vois ! » : dit-il, et ce
faisant, il bondit derrière l’autel, où il tira quelque chose.La coupole s’était illuminée, il en descendait une paroi transparente qui la transformait en cloche. Letanguy fut aspiré en dessous. Il se retrouvait enfermé avec le guichetier et le serpent : celui-ci, épais comme une main, qui le passait au scanner, avec ses yeux vermeils. Le guichetier continuait ses manipulations, et, d’autres lumières firent force. Elles transformèrent le hall souterrain en nef de spectacle ; et alors ; Letanguy vit apparaître d’inquiétantes guirlandes, un peu partout au plafond. Dans des cages rondes, des sortes de chauves-souris, pendues la tête en bas selon la coutume, commençaient de s’agiter. Letanguy en avait la chair de poule ; parce qu’il en était sûr, c’était des « chasseurs » ! Soudain, l’une des créatures se détacha et sortit de sa cage. Elle passa devant la cloche où Letanguy, terrorisé, triturait sa moustache. Devant le jeune homme qu’elle médusa, la chauve-souris géante se métamorphosa en être humain, vêtu de cuir à franges : à la façon des vieux trappeurs d’Amérique ! Il était lesté en outre d’un énorme revolver et de quelques autres articles bien assortis. Il engagea la conversation avec un autre compère qui sortait de l’ombre, d’un couloir probablement ; et ; devant Letanguy, éberlué, qui entendait et comprenait leur dialogue, derrière la paroi, il assura, tranquillement, qu’ils allaient améliorer leur tableau de chasse. Ils s’en furent et une nuée d’autres les suivirent en ordre dispersé. Les cages furent bientôt vides. Letanguy était blême et faillit tomber en syncope, quand le grand serpent se mit à rire. *~*~*~* Extravagants et sinistres, ce lieu et ses occupants commençaient à horripiler Letanguy. Notre fugitif n’en regrettait que plus amèrement sa planète ! Il n’avait même plus envie de chercher à comprendre, là, où les comportements dépassaient son entendement. Ektantéra était maudite ! Il devait fuir. Aussi, dès que la paroi se releva, il n’attendit même pas la fin de la translation, il se précipita par en dessous, et s’écroula illico, le serpent enroulé sur ses jambes, qui rigolait comme un idiot. En répons, Letanguy sacrait de tous les noms, devenant sourd et convulsé. Dépité, le guichetier finit par le saisir au collet, et le planta, maintenu sur les genoux comme un pénitent, devant l’autel dont il releva la nappe. Face à lui, horreur, Letanguy découvrit un boulier, où étaient enfilées, des têtes humaines, en modèles réduits : - C’est quoi, ça ? Le cri lui avait échappé !- Au grade de sombre con, tu es à mettre d’urgence, mon pauvre ami ! Letanguy
roula les yeux, surpris. Le serpent avait pris la pose sur l’autel.
C’était lui qui parlait ! Il ne savait pas que rire, la preuve ! … Le
guichetier affichait pour sa part, un grand courroux. Il darda un index
comminatoire et pris le relais :-
Maintenant, écoute ce que j’ai à te dire, minus ! Après, tu pourras
reprendre ta course, pour l’enfer et nulle part, si tu y tiens ! Mais
tu n’as aucune chance de survivre, seul ! Tu vois ces têtes ? Ce sont
les restes de ceux que tu prends pour des ennemis, dans ta vision
simpliste. Ils payent un lourd tribut, n’est-ce pas ? Et si les autres
ne t’ont pas encore rattrapé, c’est grâce à eux… - Mais qui donc ? -
Ah ! Tu es bien aussi peu inspiré que mauvais exécutant, pédant ! À
croire qu’ils ne savent qu’envoyer des singes dans l’espace, les
terriens ! Je parle de ceux que tu prends pour des chauves-souris,
imbécile ! -
Vous en savez bien des choses, dans votre trou à rats, guichetier ! Et
puis cessez de m’insulter, à la fin ! On croirait un vautour à la curée
! - Hé bien ! cette fois, c’est tout juste ! Sauf que je me contenterai d’assister au banquet, et par procuration, encore ! *~*~*~* L’un finit par écouter et l’autre se radoucit. Une fois enrichi de plus de renseignements, et, accessoirement, d’un viatique, Letanguy pénétra plus avant, dans un monde souterrain. Sans le savoir, il avait pris un raccourci et retrouvé « l’envie » ou les envies de vivre ; sans que personne ne le poursuive … |