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Reçu le 22 juillet 2013

 
Aménagement du créole et du français en Haïti



L’ÉCOLE EN CRÉOLE, EN FRANÇAIS, DANS LES DEUX LANGUES ?

ÉTAT DE LA QUESTION ET PERSPECTIVES

 
Table-ronde, Association des enseignants haïtiens du Québec (AEHQ)
Montréal, le 16 octobre 2011 (version écourtée et remaniée : 30 novembre 2011)

 
Robert Berrouët-Oriol
Linguiste-terminologue
http://www.berrouet-oriol.com/




 
Reconstruire ou refonder l’École haïtienne ?


« L’école en créole, en français, dans les deux langues ? État de la question et perspectives ». À cette formulation j’ajoute volontiers, mais avec votre permission, son nécessaire complément : mais de quelle École haïtienne s’agit-il ? Est-il question d’une École citoyenne moderne et de qualité, en phase avec les droits linguistiques de la totalité de la population haïtienne ?
 
Au cœur de cette réflexion, je soumets à votre attention qu’il est tout à fait inutile et contre-productif de poser la problématique de la « reconstruction » de l’École haïtienne uniquement en termes physiques (les  bâtiments), ou selon les termes de référence de la traditionnelle « assistance » internationale vite accourue le 12 janvier 2010 au chevet de la nation en détresse puis repliée sans états d’âme sur ses dossiers de « crise économique » au détriment de l’expertise nationale… À vouloir encore « faire du neuf avec du vieux », les mêmes causes ne peuvent produire que les mêmes effets. À mon sens, et selon mon expérience dans l’enseignement en Haïti  –à la Faculté de linguistique de l’Université d’État d’Haïti et à l’Université Quisqueya--,  il est tout à fait illusoire, voire suicidaire, de se fourvoyer à vouloir « reconstruire » à l’identique une École haïtienne, une Université haïtienne à l’échec si souventes fois diagnostiqué sous toutes les coutures --École et Université qui, aujourd’hui, sont incapables de répondre à une massive demande scolaire et académique tant au plan qualitatif qu’au plan quantitatif. L’État haïtien étant lui-même est en situation d’échec scolaire. Avant 1957 et jusqu’à environ 1970, l’École haïtienne formait principalement des écoliers et des étudiants issus des diverses couches urbaines plus ou moins « bilingues » et plus au moins « aisées » de Port-au-Prince et des grandes villes du pays. Cette École haïtienne répondait plus au moins à leurs besoins scolaires et académiques dans un système pour l’essentiel francophone et linguistiquement élitiste. Sous la sanglante dictature des Duvalier, la migration forcée de centaines de milliers de paysans des provinces vers la capitale à partir des années 1957 a durablement modifié la configuration du tissu urbain de Port-au-Prince (40 % de la population du pays), irriguant les quartiers populaires, les bidonvilles et les quartiers résidentiels de dizaines de milliers de cohortes d’écoliers et d’étudiants qui allaient transformer et le mode d’occupation de l’espace urbain et les caractéristiques de la demande scolaire au cours des années 1960 - 1970. Durant cette même période, ce sont des milliers de cadres de l’École haïtienne (enseignants, professeurs, médecins, avocats, etc.) qui gagnent l’exil pour échapper aux rafles mortifères de la dictature duvaliériste, privant ainsi le système éducatif de ressources professionnelles essentielles et déclenchant dès lors son entrée dans une sous-qualification accélérée dont il ne s’est toujours pas relevé. On retiendra enfin que dès les années 1970, la majorité des élèves et des étudiants du système scolaire haïtien provenait des couches populaires unilingues créolophones aux prises avec un apprentissage à la fois de la langue française et celui concomitant des connaissances dispensées dans cette langue seconde apprise à l’école. Pour résumer : dès cette époque, l’École haïtienne n’est plus celle des différentes couches de la petite et de la moyenne bourgeoisie bilingue français-créole : elle est celle de centaines de milliers d’écoliers issus de toutes les couches créolophones du pays produisant une demande scolaire différenciée et autrement positionnée au plan sociolinguistique et didactique. 
 
Dans une telle configuration, comment donc penser « L’école en créole, [ou] en français, [ou] dans les deux langues officielles du pays ? En octobre 2011, nous sommes en présence :
 
     a)  d’un système éducatif sous-qualifié, extraordinairement sous-équipé au plan pédagogique et de la didactique des langues, au personnel lui-même largement sous-qualifié aussi bien en créole qu’en français, tant dans la dispense de l’enseignement des langues qu’en la dispense des connaissances générales et spécialisées dans les deux langues officielles du pays ;

     b)  d’un État en situation de déficience attestée de leadership dans le champ de l’éducation scolaire et de l’aménagement des deux langues officielles dans toutes les structures de l’éducation nationale ;
 
     c)  d’un État qui ne contrôle qu’environ 10 % du système éducatif national, ces 10 % étant encore tributaires de l’aide internationale pour la réalisation de la mission régalienne du même État.
 
Dans ce contexte, il est irréaliste et contre-productif de croire qu’il est possible de passer en Haïti, du jour au lendemain --de manière volontariste et en une extraordinaire ‘’fuite en avant’’
aux conséquences dommageables--, au « tout en créole tout de suite (4)  ». De ce point de vue, il est également essentiel de rompre avec un certain « aventurisme linguistique » en contribuant à libérer la problématique des langues en Haïti de l’enfermement idéologique dans lequel elle se trouve régulièrement enchaînée par certains discours identitaires, sectaires et populistes, invariablement « fondamentalistes » et giratoires, pour enfin, aux portes de 2012, oser passer à l’essentiel. Ainsi, bien au-delà du rituel des « conférences » et autres fort utiles « colloques » post-séisme, on serait bien avisé de contribuer désormais à un accompagnement novateur et mesurable de l’État sur le chantier des langues. Mieux : il faudrait également rompre avec la « culture ONG », qui consiste à remplacer l’État sinon à l’affaiblir davantage au fil et au défilé des désastres nationaux… Pour aller à l’essentiel : au cœur des instances décisionnelles de l’État, en interpellant l’Exécutif et le Législatif, tout en les accompagnant sur la voie pionnière d’une législation linguistique contraignante. Car œuvrer à l’établissement de l’État de droit c’est aussi mettre à l’ordre du jour l’effectivité des droits linguistiques de tous les Haïtiens, sans exclusive, alors même que cette notion : les droits linguistiques, est encore relativement inconnue sur les terres de Dessalines et de Toussaint Louverture.
 
Je m’explique. La Constitution de 1987, qui donne au créole et au français le statut de langues officielles, autorise la mise sur pied d’un système éducatif bilingue créole-français en Haïti par l’adoption au Parlement haïtien, dans un futur proche, il faut le souhaiter, de la première loi sur l’aménagement linguistique consacrant l’effectivité de la parité statutaire du créole et du français (sur le bilinguisme français-créole, voir l’article de Fortenel Thelusma dans Le Nouvelliste de Port-au-Prince, 7 octobre 2011 : « L’aménagement linguistique en Haïti et le bilinguisme français-créole »). En clair : l’article 5 de la Constitution de 1987 est au fondement du droit de tous les Haïtiens d’être éduqués ET en créole ET en français. Telle est notre vision : nous entendons contribuer, dans la perspective de la « convergence linguistique », à AMÉNAGER EN MÊME TEMPS LES DEUX LANGUES OFFICIELLES D’HAÏTI dans l’espace public des relations entre l’État et les citoyens, dans les médias, dans le système judiciaire et dans la totalité du système éducatif (de la maternelle à l’enseignement universitaire et technique) par l’effectivité du droit à la langue, par la promotion sans exclusive des droits linguistiques de tous les Haïtiens, par la parité statutaire obligatoire des deux langues officielles du pays au moyen d’une politique nationale d’aménagement linguistique contraignante et la création d’une forte structure étatique d’exécution de cette politique d’État.

Dans cette optique, avec clarté, force et conviction, je dis OUI à l’École haïtienne ET en créole ET en français, partout en Haïti, à tous les niveaux, tant dans le secteur privé que dans le secteur public, et cette perspective centrale ouvre la voie à l’effectivité du droit constitutionnel de tous les Haïtiens d’être éduqués dans les deux langues officielles du pays. J’assume qu’une compétente généralisation de l’utilisation du créole dans la totalité du système éducatif haïtien
est un choix de société légitime et irréversible qui doit être très sérieusement préparé et porté par l’État dans le cadre contraignant et obligatoire de la première loi d’aménagement linguistique que le Parlement aura à voter. Du même mouvement, j’assume qu’il est contre-productif et irréaliste de « mettre la charrue avant les bœufs », de se lancer tête baissée dans le « tout en créole tout de suite (5) » alors même que le système éducatif national ne dispose toujours pas d’un corps d’enseignants qualifiés et certifiés en créole à l’échelle du pays tout entier, et qu’il ne dispose même pas du matériel didactique créole de qualité dans toutes les matières enseignées pour le faire, tant dans les écoles de la République que dans nos universités. Il y a là un vaste chantier terminolinguistique  –de production d’ouvrages scientifiques et techniques en créole dans tous les domaines--, et didactique –de production de manuels et de supports en créole--, à conceptualiser et à mettre en route dès maintenant et qui, à contre-courant de tout ‘’aventurisme linguistique’’, devra crédibiliser la généralisation de l’utilisation du créole dans la totalité du système éducatif à parité statutaire avec le français. De manière liée, il me semble également hasardeux de créer dès demain matin une « Académie créole » au cœur du fragile dispositif institutionnel de l’Université d’État d’Haïti qui, pour ses 24 000 étudiants, ne reçoit que 0,6 % du budget national et dont le parent pauvre est depuis toujours, au plan budgétaire, la Faculté de linguistique. Je précise davantage ma pensée sur la question de « l’Académie créole » : peu de linguistes haïtiens estiment prioritaire la création de « l’Académie créole » aujourd’hui en Haïti. Déjà, en marge de la Journée internationale du créole, Le Nouvelliste de Port-au-Prince, daté du 27 octobre 2004, consignait la position de Yves Dejean en ces termes : « Le linguiste Yves Dejean a abondé dans le même sens que [feu Pierre Vernet] le Doyen de la Faculté de linguistique appliquée (FLA).'' Nous n'avons pas besoin d'Académie de langue créole. Il faut financer les institutions sérieuses qui s'occupent de la langue créole » (6) ». Dans un texte plus récent, « Déménagement linguistique (7) », le linguiste Yves Dejean a réaffirmé son opposition à la création de cette « Académie créole » comme, d’ailleurs, il s’oppose à toute intervention de l’État dans la planification des deux langues officielles du pays dans le champ éducatif alors même qu’il plaide, ailleurs, pour que ce même État s’applique à bannir le français (« langue étrangère » en Haïti,  selon lui) du système éducatif pour n’y appliquer que l’unilinguisme créole. Pour sa part, le linguiste Hugues St-Fort, auteur d’un remarquable livre, « Haïti : question de langues, les langues en question (8) », arguments historiques et linguistiques à l’appui, répond « non » à la question ‘’avons-nous besoin d’une « Académie créole » en Haïti’’. De mon côté, et en accord avec la position de Hugues St-Fort, je soutiens qu’il y a lieu d’être réservé tout en appuyant le principe constitutionnel de la création de « l’Académie créole » : mon appui à ce principe sera validé à l’avenir lorsque l’État haïtien se sera au préalable emparé, au plan législatif, de la question des deux langues officielles  –« l’Académie créole » devant être assujettie à la future et première loi de l’État haïtien portant spécifiquement sur l’aménagement des deux langues officielles du pays. Je le dis en pleine lumière : la Constitution de 1987 n’accorde aucun pouvoir normatif et prescriptif à la future « Académie créole ». Dès lors, une « Académie créole » aux statut et mandat uniquement déclaratifs  --qui  n’est  pas subordonnée à une loi d’aménagement linguistique, qui n’a aucun pouvoir jurilinguistique d’intervention dans le système éducatif, bref, qui est au sens strict de l’aménagement linguistique sans pouvoir législatif et normatif quant  à l’emploi des langues officielles dans l’Administration publique--,  cette « Académie créole » risque de reproduire la saga cosmétique de la Secrétairerie d’État à l’alphabétisation. Je le dis tout net : une « Académie créole » sans mandat jurilinguistique et normatif découlant d’une loi sur l’aménagement des langues officielles du pays, et qui ne peut contraindre légalement l’État à agir sur l’aménagement des langues en Haïti, et qui risque d’être marginalisée dans les anémiques effluves du budget scandaleusement insignifiant de l’Université d’État d’Haïti, cette « Académie créole » signera  son  implosion ad nauseam dans les contes et comptines d’un discours ‘’nationaliste’’ autoréférentiel, loin des sciences du langage, sans emprise mesurable sur les droits linguistiques de tous les Haïtiens et loin de la refondation du système éducatif national…

Je reprends le fil abécédaire de ma pensée : de manière réaliste et en toute rigueur, il faut donc viser le long terme, préparer le terrain, instituer le cadre légal, c’est-à-dire le cadre jurilinguistique d’une intervention ordonnée de l’État à l’échelle du pays tout entier et singulièrement dans le système éducatif. À mois de vouloir s’enchainer à d’académiques vœux pieux en rejouant la carte cosmétique et infertile de la Secrétairerie d’État à l’alphabétisation, il s’agit de prendre à bras le corps, dès maintenant, la question de l’aménagement de nos deux langues officielles et d’innover de manière mesurable par L’ÉLABORATION ET LA MISE EN ŒUVRE D’UNE POLITIQUE LINGUISTIQUE D’ÉTAT CONSIGNÉE DANS UNE LOI CONTRAIGNANTE ET DES RÈGLEMENTS D’APPLICATION
 
Dès lors que l’État haïtien aura adopté sa première législation contraignante en matière d’aménagement linguistique, c’est dans le cadre général de l’aménagement des deux langues haïtiennes à l’échelle du pays que nous pourrons fonder une École de l’équité linguistique qui donnera toute sa place à l’aménagement ET du créole ET du français dans la totalité du système éducatif national, de la maternelle à l’enseignement secondaire, universitaire et technique. Et c’est en conformité avec cette perspective et en subordination à ce cadre conceptuel et jurilinguistique qu’il faudra ÉLABORER, TESTER, AGRÉER, NORMALISER ET DIFFUSER LES PROGRAMMES, LES MÉTHODES ET LES OUTILS DIDACTIQUES CRÉOLES ET CRÉOLES-FRANÇAIS, conçus dans le droit fil d’une vision centrale de la refondation d’un système éducatif citoyen et en phase avec la culture haïtienne.


Robert BERROUET-ORIOL
http://www.berrouet-oriol.com/


______________________________
 
NOTES :
 
  (4)  Robert Berrouët-Oriol. «  Le 'système' linguistique d'Yves Dejean conduit à une impasse ». Le Nouvelliste, Port-au-Prince, 11 août 2011.
 
  (5)  Voir la note 4.

  (6)  «   La langue créole, un outil de communication efficace en Haïti ». Le Nouvelliste de Port-au-Prince.

  (7)  « Déménagement linguistique ». Alter Presse, Port-au-Prince, 30 juillet 2011 :
http://www.alterpresse.org/spip.php?article11343

  (8)  Éditions de l’Université d’État d’Haïti, juin 2011. Voir également ce texte de Hugues St-Fort : « Avons-nous besoin d’une Académie créole en Haïti  ? ». Haitian Times, New York ; voir aussi la suite de son texte, « Revisiter la question de la création d’une Académie haïtienne de langue créole » (Deuxième partie). Haitian Times, New York.
 
 
[  NDLR : Robert Berrouët Oriol, linguiste-terminologue, poète et critique littéraire, est coauteur de la première étude  théorique portant sur « Les écritures migrantes et métisses au Québec » (Quebec Studies, Ohio, 1992). Sa dernière  œuvre littéraire, « Poème du décours » (Éditions Triptyque, Montréal 2010), a obtenu en France le Prix de poésie du Livre insulaire Ouessant 2010. Ancien enseignant à la Faculté de linguistique d’Haïti, il est également coordonnateur  et coauteur du livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti  : enjeux, défis et propositions  » -- Éditions du  Cidihca, Montréal, février 2011, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, Port-au-Prince, juin 2011. ]






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