1997


LE CHAR ET LA CITADELLE

C'était une soirée tiède de février où le vent galopin caressait les hautes murailles en chantant d'espiègles comptines. Dans la citadelle, les sentinelles étaient aux aguets. C'était une veillée d'armes et dans le donjon, les lumières brillaient. Dans la salle du feu sacré, au cercle des poètes, l'état-major s'était réuni. Il y avait là le commandant en chef et ses principaux officiers, quelques généraux des forces alliées aussi. La réunion était chaude, les propos, vifs. L'inquiétude et le découragement apparaissaient. L'heure était grave, certains croyaient participer à une veillée funèbre. On parlait de grande bataille : la dernière peut-être ! Elle serait en tout cas décisive, et l'issue, incertaine. On ne parlait que de défense ; de tenir jusqu'au bout ; de résister jusqu'à la dernière goutte de sang ; de rassembler tous les moyens à l'intérieur de l'enceinte ; de porter le feu sacré sur les remparts pour galvaniser les troupes.

Sur les collines environnantes, dansaient mille feux : ceux des envahisseurs : la formidable armée du Mauvais Sort, des Bêtes du Mal, de l'Exploitation et de l'Esclavage combinés. Ils avaient réuni de colossaux moyens ; leur objectif était d'envahir et de raser cette citadelle qui les avait tant défiés, et qui résistait toujours à leurs ambitions hégémoniques. Ce verrou, enlevé, on mettrait à feu et à sang la contrée, pour la rendre plus docile. La citadelle était encerclée, sans communications avec l'extérieur. Demain, l'assaut serait donné ; tant pis pour les pertes : les divisions barbares étaient trop nombreuses pour se soucier de la riposte des défenseurs ; ceux-là seraient submergés. Les chefs de guerre en étaient sûrs, leurs adversaires n'avaient plus aucun moyen de prendre l'initiative ; pas la moindre chance de s'en sortir. Ils défendraient chèrement leurs vies, mais ils étaient condamnés à mourir ou subir les chaînes. Les barbares buvaient déjà à leur succès, faisaient ripaille et se partageaient par avance le butin escompté, dans l'euphorie et l'extravagance d'une victoire promise !

Dans la citadelle, les messes basses allaient bon train, les fronts étaient soucieux, et la tension des débuts avait fait place à la morosité, voire l'abattement. L'heure était avancée et tous songeaient à se reposer, avant le violent déchaînement qui surviendrait sous peu. C'est alors qu'un jeune capitaine d'armes s'avança au centre de la salle, les flammes du feu sacré crépitaient dans son dos ; il interpella l'assemblée présente en ces lieux :
- Et le char ? Que fait-on du vieux char ? Il ne sert à rien dans sa remise ! Ne pourrait-on tenter une sortie ? On pourrait essayer de le démarrer et de l'armer. J'ai justement un équipage, solide et déterminé, qui pourrait le servir. Nous n'avons rien à perdre de le jeter à la face de ces barbares, pour les obliger à reculer et rompre le siège…
Les vieux chefs se regardèrent en silence, interloqués, puis petit à petit, approbateurs. Personne n'y avait pensé ! Mais oui ! En effet, que risquait-on vraiment ? Juste de perdre une vieille machine et une poignée de jeunes gens ! Au point où en étaient les évènements, ne valait-il pas mieux essayer ? Les chuchotis se muèrent en conversations animées ; l'ambiance se réchauffa ; et ; le commandant en chef finit par conclure :
- D'accord ! Capitaine ! A vous de jouer ! Si vous le démarrez, je vous donne carte blanche pour la sortie, l'assaut, et le reste…
Sitôt entendu ces propos, le jeune capitaine se rua dehors, traversa les chambrées comme une tornade et interpella quelques hommes. Dans la nuit, on entendit une cavalcade qui surprit tout le monde, détournant l'attention même des sentinelles sur les murs d'enceinte. Une vieille remise au fond de la cour, face aux corps de garde et magasins à munitions, fut ouverte ; elle éclairait faiblement le cœur de la forteresse. Des mécaniciens, réveillés à la hâte, se penchèrent sur les entrailles du mastodonte d'acier, qui dormait là depuis des lustres, couvert de poussière et de toiles d'araignée. On s'affairait dessus, dessous, à côté, dedans l'engin. Après plusieurs heures d'efforts, la mine contrite, le chef-mécanicien, noir de cambouis sous ses cheveux blancs, vint s'entretenir avec le jeune capitaine d'armes qui attendait impatiemment à l'entrée, en jouant aux dés tout seul :
- Pas moyen de démarrer ce tas de ferraille, il y a trop longtemps qu'il dort et ne sert à rien. C'est pas faute d'essayer !
-Comment ? Essayez encore, bougres d'imbéciles ! Vous êtes trop ridicules ! Cet engin doit marcher à la bataille, son heure est arrivée ! J'en fais une affaire personnelle ! C'est peut-être notre dernière chance de prendre le contre-pied efficace. Vous ne voulez pas attendre qu'on vienne nous rôtir comme des poulets capons, incapables de bouger ? Remuez-vous le cul ! Bon sang !
Et de rage, le jeune officier tapa du pied dans une chenille qui fit un cliquetis terrible, son cri de fureur ne le fut pas moins ! …

Une légère pâleur diluait la nuit, l'aube allait arriver. Le chef-mécanicien farfouilla encore dans le moteur, se fit apporter des pièces. Il suait à grosses gouttes, dans l'air frais qui circulait sous la remise, et les hommes autour prenaient des mines consternées, voire affolées. Le capitaine d'armes revint, il se pencha sur le devant du char, à le toucher de la poitrine, les deux mains collées dessus. On entendit alors, dans ce petit matin, une étrange voix rauque de jeune homme, où perlaient des sanglots de détresse ; il implora la machine :
- Je t'en prie, montre-leur ce que tu as dans le ventre, démarre, vole, tire, pulvérise tout ce tas de merde à nos portes ! Délivre-nous de cette engeance, de cette racaille ! Tu es grand, tu es fort, tu le peux, je le sais !
Tous crurent qu'il délirait, trop déçu, trop fatigué comme eux de leur nuit blanche.
- Essaye encore !
Le chef-mécanicien désigna un jeune soldat au visage d'adolescent. Celui-ci actionna le démarreur : pendant de longues secondes, rien ! Et puis, surprise divine ! … Un crachotement fusa dans le lourd silence : la première étincelle de vie ! Puis on entendit tousser par saccades, gronder, puis rugir enfin ! … Le monstre crachait maintenant des volutes noires. Les hommes se regardèrent, transfigurés, ivres de bonheur. Ils se mirent à rire, tous ensemble, d'un coup, nerveusement ; ils se libéraient, dansaient, chantaient même, en se donnant de grands coups sur l'épaule ; mais si vous aviez pu voir le regard du jeune capitaine d'armes : il était transporté, il se transcendait ! … Il couvait « son char » avec une quasi-tendresse, de la reconnaissance aussi. Il caressa son métal comme si c'était la chair de son propre enfant ! Mon Dieu ! Il y avait cru, il était récompensé ! L'outil était là, bien vivant, pour ne plus subir ! Il allait pouvoir livrer « sa bataille » :