1982


L'AVION


Il était un jour un souffre-douleur qui fuyait le domicile de ses parents, hagard, l'esprit en feu, fouetté au sang. Il était obsédé par les horizons inconnus du grand large. Il s'engagea sur un bateau, c'était un agneau tendre, il rêvait tout éveillé. Il n'avait rien et ne laissait derrière lui, rien. Pourtant si, aux heures des courses solitaires dans les champs, quand il avait pu s'échapper, dans un fouillis de ronces, sous une vieille grange, il avait mis à jour un vieux coucou. C'était son trésor, il ne le dit jamais à personne. Il le dépoussiérait de temps en temps, manipulait les boutons, les leviers qui ressemblaient à un xylophone mystérieux. Dans le grand bateau, il fut jeté aux soutes, dépouillé en pleine mer, envoyé au banc des rameurs. C'était une galère, il subit de nouveau les chaînes, le fouet et les sévices. Il descendit au creux des enfers, Hadès riait  sur la passerelle. Il parvint à s'échapper encore, en rognant sa chair, reniant son honneur. A la nage, il aborda sur des terres inconnues ; il erra ; connut des gens drôles, toutes sortes de gens. Il découvrait un monde. Il voyait partout des amis, il fut un naïf, la poire, le cave des affranchis. Il découvrit qu'il était toujours aussi seul et abandonné. Il cracha ; fuit le troupeau ; se posta aux lisières ; aiguisa ses crocs ; mais ne put jamais dévorer la viande. C'était un tendre agneau aux poils du loup-garou ; mais la bête fauve fit peur ; on la chassa. Il ne put survivre qu'en se vendant aux sauniers, aux directeurs de ménagerie.

Il revint en cachette à la vieille grange, dépoussiéra, mis sa tête dans les circuits, les mains dans le cambouis. Il ne connaissait rien à la mécanique. Il dépérissait, retournait de temps en temps vendre ses muscles aux maquignons de la ville. Tout le monde se moquait de ce rêveur négligé, bourru, incapable de dire deux mots à la suite, farouche comme l'okapi, une tare des plus belles en somme ! Il supportait les lazzis, serrait les dents, pleurait de rage, marchait tête basse, rasait les murs, était le faible que l'on poursuit pour conforter l'esprit de meute, pour trouver un dérivatif à son ennui : ô grand vide de nos temps ! Quelquefois, se démenant, il arrachait un hoquet au vieux moteur ; le coucou vibrait ; les pales tournaient un peu ; puis tout s'éteignait ; tout s'arrêtait. Il était plus triste, plus amer que jamais. Il allait encore mendier son pain aux grands fermiers des environs, qui lui trouvaient un air bizarre, mais étaient à cent lieues de deviner son secret. Le mystère excite, il intriguait, on s'approchait, il refoulait, brandissait un fusil. Il fut considéré comme un psychopathe, un déséquilibré ; personne ne comprit, tout le monde condamna, pas une main ne se tendit ; mais ne les mordait-il pas ? Il fut sans famille, car elle-même eut honte de ce rejeton. Il était à l'envers de tout, incompréhensible ; on frémissait de penser à ce loup efflanqué qui traînait les ragots ; c'était une honte pour le clan, une mauvaise farce du sort dans la distillerie des lignées. Les meilleurs amis, du moins ceux qu'il croyait tels, ne l'approchaient que pour renifler ce parfum de fauve et d'énigme, ils n'éventèrent jamais le secret. Depuis longtemps, le champi avait compris que le seul trésor que l'Invisible ne lui eut jamais concédé, c'était ce vieux coucou, enfoui dans le sous-bois d'un val retiré. Les années passèrent ; le secret tint ; et ; toujours, le vieux coucou crachotait, puis, se taisait. Désespoir ! Il se lacérait le visage, se prenait de fureur envers l'Invisible, témoin impassible, qui donnait la « manne » avec parcimonie, juste assez pour que les piles ne fussent pas complètement vidées d'énergie, que ne meurt pas, amorphe, l'entité, qu'il semblait chérir au fond de son cœur d'univers ! Que l'égaré s'écroule, tourne vers lui le canon du fusil, il bloquait la détente, secouait la pauvre tête vide, d'un électrochoc, la garnissait de substance pour remédier à l'épuisement, engendré par sa lutte infernale contre elle-même. Il ne se passait pas de jour sans qu'il n'ait les pires déceptions ; il fut presque immunisé, plus de réactions ! C'était le commencement de la fin. Il n'eut plus la force de jouer la comédie, d'endosser les habits d'un pauvre hère, d'un pestiféré qui puait la sueur, le gasoil, le poisson, qui buvait pour oublier, pour connaître l'euphorie qu'il ne pouvait saisir en période normale. Le réveil était brutal ; la roue du temps tournait ; les vents soufflaient toujours dans la même direction : ils ne rapportaient que l 'écho de sa misérable condition, les popotes de concierge, et le desséchaient chaque jour davantage. Il revint dans la grange, s'assit, regarda longuement l'avion, les ailes merveilleuses sans vie, rassembla ses dernières forces, se jeta sur le capot, et une voix terrible gronda, l'assomma, le saisit de vertige. Balbutiant, il banda ses muscles, lança l'hélice avec désespoir, rage terrible de la dernière chance, et l'hélice tourna, le moteur soupira, démarra. Sautant dans le cockpit, il emballa la mécanique au risque de tout casser ; une fumée épaisse s'éleva, il y eut un floc et le moteur tourna rond, expectorant un occulte bouchon, son vieux cœur à l'unisson avec le sang soudain bouillant du grand enfant. Alors celui-ci tira tout seul, son avion ; ne mangea que quelques racines ; et ; l'Invisible battait des mains et riait :
- Allons ! Pilote ! L'aube va s'élever ! …