Ils passaient leurs journées ensemble. En ce temps-là, des esprits charitables commençaient déjà à imaginer des « solutions » pour sortir du pétrin, ceux qui s'arrêtaient sur la bande d'arrêt d'urgence ! … Comme chacun sait, le problème de l'emploi est d'abord, de rester en rade dans les courants d'air : foutaises ! Toutes ces simagrées pour culpabiliser les victimes d'un système économique, joujou des négriers… Alors ils apprenaient entre autres, à mieux présenter leur individu aux chineurs d'employeurs qui faisaient la pluie et le beau temps, plus sûrement que le tout puissant Seigneur là-haut ! Il devait s'en mordre un peu les doigts, celui-là, d'avoir trop bien travaillé ! … Tout cela n'avait aucun sens, Paul en avait ras le bol, rien à cirer ! Il se forçait, mais il jouait mal la comédie. Lui, il préférait mettre son C.V. entre les jambes d'Agathe qui le prenait en considération : c'était ça, la vraie vie, le premier travail à réaliser, et de tout temps ! Leur liaison avait duré quelques mois. Tel qu'il était, il se sentait prêt à en reprendre une petite dose…

Le lendemain, ils se retrouvèrent dans le même bar, sur la place des platanes. La veille, le patron, un fils de républicain espagnol, avait discrètement participé à leurs retrouvailles. Il ne cacha pas son plaisir de les revoir et leur offrit même, les croissants ; sous des auspices un peu paternalistes. L'ambiance était toujours aussi feutrée ; il faut dire que c'était l'heure entre deux « tuyaux d'arrosage » : un pour l'embauche, l'autre pour la pause café. Paul pris un grand crème, puis la main d'Agathe, dans un mouvement « spontané ». Sa nuit avait été agitée. Il s'était endormi tard, sur le coup de cinq heures du matin ; plus tard que d'habitude quand la danse du scalp, en haut, cessait. Il avait beaucoup pensé… Puis il s'était réveillé peu de temps après, avec une espèce de pieuvre sur la tête, et il suffoquait dans son lit… Impossible de se rendormir ensuite : le cauchemar avait laissé des filaments empoisonnés dans sa conscience. Finalement, le plafond avait résonné à nouveau, et il s'était résigné à se lever à son tour ; bien avant qu'il n'aurait fallu, pour honorer ce rendez-vous. Agathe devinait sans peine, son manque de sommeil, et aussi, ce qu'il voulait lui confier. Comme il semblait cherchait une entrée en matière, elle lui facilita la tâche :
- Hé bien, dis donc ! On dirait que tu t'es maquillé à la cendre, aujourd'hui ! …
- Ah oui ! Tu trouves ? C'est que…
Ils n'eurent pas le temps de s'en dire plus : une violente explosion fracassa la vitrine et souffla tout l'intérieur du bar, les criblant d'éclats…

Il y avait les cris et les litanies ; tout le cirque et les pin-pon ; et par-dessus tout, les crissements de verre, autour d'eux, le sang dans la bouche et les yeux brouillés, dans le brouhaha et l'infernal désordre. Mais que s'était-il donc passé ? Le plafond semblait s'être effondré… Ce n'est pas avec des mots qu'on transcrit ce choc, ce retournement en un flash, où tout explose, où vous vous retrouvez céans le cul entre les meubles, et ils étaient bien contents encore, de réaliser qu'ils étaient encore en vie ! Ils s'appelèrent ! Dehors, les gens faisaient pareil. Agathe avait morflé sérieux, elle cachait son visage dans ses mains ensanglantées. C'est elle qui faisait face à la baie, quand tout avait explosé. Le patron, recroquevillé dans un coin, avait les deux mains sur son ventre, il hurlait de douleur. Il partit le premier sur une civière, tandis qu'un secouriste pansait Agathe. Il se passa un long moment avant qu'on ne revît une ambulance dans le secteur, les secours semblaient désorganisés. Au dehors, les gens couraient dans tous les sens, désorientés ; voulant savoir, alors que personne ne savait rien. Certains se ressaisirent face à l'urgence. Les plus courageux et les plus décidés se mirent à fouiller les décombres, avec ce qu'ils avaient : souvent que leurs mains ! Un élan de solidarité petit à petit s'amplifia, toutes générations et sexes confondus. La tâche était énorme. Sur des kilomètres à la ronde, tout était dévasté ; si bien que certains criaient à la guerre, et même à la fin du monde, et personne n'avait rien entendu venir ! Quand les premiers uniformes apparurent, deux heures après le méga boum , les gens avaient déjà pris en main la défense de leurs intérêts, comme dans ces grandes occasions où le peuple se retrouve…

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Deux mois plus tard, je les ai retrouvés, nos deux tourtereaux , éprouvés, mais ils s'étaient remis ensemble et tricotaient un nouvel avenir ; ce qui quelque part, m'a fait plaisir : c'est ce qui pouvait arriver de mieux à Paul. Agathe garderait quant à elle, pour toujours, les séquelles de cette explosion qui avait ravagé une ville entière, et par la même occasion, son visage : mais on dirait que ses cicatrices soulignent encore plus sa douceur. Dire qu'il a fallu une catastrophe d'ampleur nationale et un geste du hasard, pour les faire s'aimer pour de bon, ces deux-là… Souhaitons leur longue vie dans le bonheur ; après tout, ils l'ont bien mérité !



© Jean-jacques Rey, 2004