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Les oiseaux du maléfice vinrent taquiner, en pleine nuit, les vitres à la chambre d'Agénari. La veille, s'était tenu le conseil qui, malgré ses avis, n'avait levé aucune hypothèque, et encore moins celles qui pesaient sur la vieille maison ; quelle que soit leur nature. « Tout ce sport cérébral n'avait servi à rien ! » : se disait, Agénari. A bien y réfléchir, et le connaissant bien, elle concevait un jeu de rôles dans ce que lui proposait, son père ; mais à quelles fins ? Il était capable de mélanger finesse et extravagance. Certes, elle lui avait accordé ses meilleurs sentiments, comme toute fille chérie aime son père adoré, mais il fallait bien reconnaître que son originalité incessante, si peu marchande, l'avait dérouté parfois, comme la plupart des gens qui l'avait connu. Quand elle ouvrit la fenêtre, impavide, les oiseaux s'enfuirent tous ensemble, tourbillon dans la pénombre, qui ne laissait que plumes et fientes sur le rebord. Que voulaient dire, ces malheureux, condamnés à errer à perpétuité ?
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Les cycles suivants, follement intriguée, Agénari n'obtint aucun des renseignements recherchés. Elle n'arrivait pas à se déterminer quant à son choix ; et d'abord ; il aurait fallu les trouver les promis : quid, du marchand, du savant, ou du prince marchand ? Elle ne comptait pas trop sur l'entourage, pour l'aider ; et ; monsieur le vicomte, lui, boudait, s'estimant trompé ! Il n'admettait pas qu'elle attachât plus d'importance aux divagations d'un vieillard, fussent-elles les dernières volontés d'un père, qu'à son amour ! Il en parlait à tort et à travers, à trop de gens, et elle avait dû le chapitrer. Si un canular s'avérait, elle le découvrirait, disait-elle, empiriquement, et elle ne privilégiait rien que cette attitude-là, dans l'existence. Mais pendant ce temps, dans la vieille maison, le conflit entre domestiques et employé aux écritures s'échauffa. On n'en était plus aux escarmouches, mais à la bataille rangée… Nonc menait la danse, depuis « sa » cuisine ; si bien que le fumet de l'affaire remontant jusqu'à sa tête, Agénari se fit expéditive et trancha le nœud des confusions. Levert devint secrétaire et intendant, avec pour charge de la décharger de tout le tracas domestique. Agénari qui travaillait avec lui, depuis longtemps, à la maison d'éditions familiale, avait eu le temps de l'apprécier. Armène et Nonc passèrent ainsi sous la coupe du plumitif, qui décida de se montrer magnanime.
A la fin, il se passa une chose étrange. Agénari fut visitée par les envoyés d'une secte : les Assaris. Ceux-ci vivaient en troglodytes, dans les montagnes qui surplombaient le port. Ils se dirent porteurs d'importantes révélations. Comme elle se demandait lesquelles, rendue méfiante par leurs aspects de loqueteux, ils lui présentèrent les dossiers des trois partis, avec une photo en pied, dessus. Elle fut frappée des singularités de ces personnages, toutes proches des caricatures. Elle avait le choix entre un riche marchand adipeux, un homme-robot qui vivait en laboratoire, et un prince masqué dont on n'avait jamais vu le visage. Chaque présentation, dans chaque dossier, était signée de son père ; ce qui la rassura un peu ; un peu seulement ; car elle n'était pas convaincue de l'authenticité des informations, et pour tout dire, de la démarche des visiteurs. Ces Assaris étaient d'étranges personnages, voués à des pratiques occultes qui excitaient l'imagination, et par le diable ! ils étaient repoussants !
Le lendemain, au retour d'une entrevue, quelque peu ennuyeuse, Agénari n'eut pas le temps de se poser dans son chez-soi, que Levert vint à elle, tonitruant : - Certains cons ont un cornichon racorni à la place de la cervelle ! Je vous l'assure ! - Pourquoi donc, Etienne ? Avons-nous par ici, de tels spécimens ? - Mais oui, Madame, et tout près ! … - Ah ! bon ! Qui est-ce ? - Vos domestiques, Madame ! Ils sont à ce point stupides, qu'ils ont suivi les Assaris… A ces mots, Agénari consentit enfin à lever la tête, et mit sa main devant la bouche, horrifiée : Levert était en sang ! - En emportant l'argenterie : en guise de gages, ont-ils précisé ! Et me criblant de haine… - Que vous ont-ils fait ? - Les Assaris, ces pouacres ! Ils sont revenus ici, ils ont déchaîné les oiseaux du maléfice sur moi, et je n'ai eu que le temps de m'abriter à l'intérieur ! Alors ils ont cassé les vitres… - Mais pourquoi ? Quand ? Je n'ai rien vu ! - Il y a peu, Madame, et les Assaris ont laissé ce message : ils disent que si vous n'accomplissez pas la volonté de votre père, vous serez punie. Venez voir au salon, derrière ! …
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Il était évident que quelque chose ne tournait pas rond ! Monsieur le vicomte s'en rinçait le bec, et ne se priva pas d'ironiser. Les âmes damnées, emprisonnées dans les oiseaux du maléfice, ne pouvaient servir que des desseins interlopes, sinon méprisables. « Tout le monde savait cela » : disait-il ! Que pouvait bien faire alors la noblesse d'esprit dans un emberlificotage de tarés ? sinon s'égarer ! - Ces Assaris sont des gorets, qui sévissent comme au bordel, pour trouer les consciences ! Vas-tu mettre en danger, le seul héritage qui vaille : ton fonds de culture, pour une mirifique possession ? Tu me décevrais ! Lionne et bonne, Agénari fit mine d'acquiescer : aux objurgations d'un bord, et à l'ultimatum, de l'autre ! Elle voulait savoir le vrai. Elle se rendit au Mont Daniel, au repaire des Assaris. Là-bas, ils déplièrent un tapis devant elle, et lui proposèrent de jouer. L'endroit était malsain, plein de courants d'air. Le jeu s'adressait plus à des parieurs et des bluffeurs qu'à des niais. Il abondait en supercheries. Quelle ne fut pas sa surprise, de reconnaître le notaire parmi les spectateurs ! Il la regardait, l'air plutôt fanfaron… Elle apprit incidemment que ses anciens domestiques étaient, eux aussi, depuis longtemps, affidés, et regretta de ne pas les avoir renvoyés, elle-même !
Pour tout dire, venue dans cette caverne des sectaires, par curiosité, elle comprit assez vite que les partis proposés étaient des personnages virtuels, mieux encore : des portes pour l'au-delà, et quelque chose, au demeurant plus prosaïque, que sa maison d'éditions intéressait… Coupant court, elle confia tout de go, dans une belle révérence, qu'elle se fichait comme une perle au cul, de fleurer bon l'inconvenance, et arrêta de jouer l'ingénue. Les Assaris en restèrent pantois ; ainsi pour leurs frais, du long voyage qu'ils lui proposaient, pour trouver soi-disant la clef d'elle-même, pour s'offrir une quelconque traçabilité (quel mot horrible !) de son existence… Et ce disant, elle se disait qu'elle resterait vieille fille pour l'éternité !
© Jean-Jacques Rey, 2002
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