Deux jours après, j'y suis encore ! C'est cela une leçon particulière : nous avons sauté tous les cours… Plus rien n'a d'importance que te témoigner mon amour et de faire l'amour. Je suis insatiable, et elle, aussi. Je ne mange que pour lui faire plaisir. Elle est ma pêche veloutée, mon dessert principal, toujours tendre et toujours plus belle… L'osmose s'est accomplie. Je ne songe à rien d'autre qu'à elle. Strictement, je vis dans une bouteille, coupé de toute autre réalité que sa personne. Nous passons des heures, accolés, accrochés l'un à l'autre, unis comme par des aimants. J'ai la sensation de décupler mon énergie, en même temps que de me répandre en cataractes. Je suis bien réconcilié avec ce petit bout de moi-même qui, hier encore, voulait se révolter contre la terre entière ! Elle parle beaucoup et moi, peu. Je l'écoute et m'étanche de ses paroles, à ses lèvres, pour invariablement venir y boire, et les caresser ; puis recouvrir tout son corps pour qu'elle s'arrête, et à son tour, me recouvre de tendresse. Elle doit me rassurer tout le temps… Et elle comment vit-elle cela ? Elle élude d'une mimique ou d'un baiser. Je sens qu'elle m'aime beaucoup, c'est tout. Elle m'offre infiniment, avec une évidence qui me recouvre, je suis ravi, et j'ai très envie, de la faire jouir à l'infini ! Je l'adore ! Je l'adore et je ne tiens plus en place sur Terre !

Au matin du troisième jour, je sors enfin de son domicile. Je me sens étrangement enkysté dans la rue. J'ai encore la somme de la volupté dans les veines, je viens juste de faire l'amour avec elle. Je vais à la boulangerie tout près, nous acheter des croissants. Je marche lentement, en rêvassant. Oui ! mon existence d'avant s'estompe dans un camée lointain.. Ma maîtresse m'appelle maintenant : « son antilope », en faisant courir ses doigts dans mes cheveux et moi, je m'élance toujours plus loin, je la prends, je me perds, et me retrouve dans sa savane, enfin. Ravivé un brin par la petite séparation, j'accélère le pas. Je suis déjà content en l'imaginant dans mes bras. Je sifflote. Je bifurque dans la petite rue qui longe notre résidence, et je vois un attroupement. Je ne comprends pas tout de suite. En me rapprochant, je vois que les gens sont devant l'entrée qui m'intéresse. Qu'est-ce donc ? Je n'ai guère envie de parler, ni d'être détourné de l'objet de mes pensées. En marmonnant des excuses, je me frais un passage. J'accède au palier et me retourne par curiosité ; là, je la vois, Laurence, allongée par terre au milieu des gens… A ce moment, retentit une sirène. Tout se brouille, le sol se dérobe sous mes pieds…

Je ne me rappelle de rien, sauf d'une chose : sa tête blonde au milieu d'une mare de sang. Pourquoi a-t-elle fait cela : sauter par la fenêtre, elle aussi, alors que nous étions si heureux ? On m'a remis une lettre, j'ai du mal en m'en remettre. Elle m'y explique tout. Ô ! Mon Dieu ! Pourquoi a-t-elle fait cela, alors que nous aurions pu tant faire ensemble ? J'aime son écriture, il y a mon nom en grosse calligraphie sur l'enveloppe. Je l'embrasse et la presse sur ma poitrine. Aujourd'hui (combien de jours depuis ?) je suis dans ma piaule grise, au foyer de l'Assistance Publique. Je m'ennuie à mourir. Elle danse avec les cygnes, là-haut ! Elle me sourit, tendre. J'étais son deuxième enfant. Le premier, un mort-né, était l'ombre d'un doute, une plaie à vif, une grande souffrance. Elle me susurre à l'oreille, Laurence, dans son coin de nuit : « Viens ici, ma gentille antilope… Viens ici, que je te montre l'amour »… Elle s'ouvre en mille brassées de fleurs, de replis doux et de soieries au cœur. Mon Dieu ! Je vais mourir encore ! Je m'élancerai, je m'élance encore. J'étais son premier amant…


© Jean-Jacques Rey, 2003