- Je vais essayer d'être bref et compréhensible, sans vous choquer !… Vous n'êtes pas échoué, Nibor ! Vous avez traversé… Non pas la distance ou le temps, ni encore changé de dimension, mais vous avez traversé ! De même vous avez traversé non pas seulement le miroir des apparences et le fond des concepts, mais vous revoyez un monde caché à vous autres, conscients, depuis la nuit des temps ! Vous avez changé de perception au delà de vos connaissances pour trouver l'autre face du réel… C'est un vrai, un tout, un vraisemblable, une vérité, un envers de la Terre par delà les mers de vos inconnus, muré dans l'univers. Ici, vos sens ne serviront qu'à traduire une vue imparfaite des choses, comme les capteurs imparfaits qu'ils étaient à la surface de vos compréhensions ; seule, votre imagination pouvait suppléer à leurs insuffisances, mais elle est souvent très maigre. Nous connaissons tout de vous ; pour vivre dans vos têtes, et nous répandre dans votre vide, dans l'immatériel réel et non supposé par vos êtres. Nous remplissons votre espace, très loin ou tout près de vous. Voyez ! Natice ne distingue rien à l'échelle d'une perception physique : il est aveugle, au sens premier où vous l'entendez. Cette donnée, elle, est bien perceptible à votre entendement, mais là où vous allez devoir faire un effort de compréhension qui vous sera très utile à l'avenir, c'est qu'il vous voit, il vous sent, vous devine et vous habite, sans devoir vous étudier, ni fouiller, ni violer votre intérieur, encore moins s'en expliquer et le vouloir d'ailleurs ! Il n'a donc pas besoin de voir votre représentation physique. Il pourrait aussi parler votre langue, mais hésite à le faire, certainement pour vous témoigner du respect à sa manière ; ce dont je doute que vous appréciez à sa juste valeur, la pertinence !
- C'est à dire que… Euh !
L'elfe, d'un geste, abrégea :
- Ici, ce phare servi par un aveugle, plus que nos nefs qui volent, guide vos âmes égarées, détachées de leur condition et cause formelle. Il ne signale qu'à ceux qui veulent voir et ont besoin de voir. Pour la surface des choses, de la raison telle que vous l'entendez, vous êtes mort ! pour la découverte du néant, vous êtes vivant ! …
Nibor restait coi, abasourdi,, et l'elfe cligna de l'œil, une nouvelle fois, très malicieux.  Il se pencha à nouveau et déposa délicatement un baiser sur le front de Nibor , effleura son épaule d'un geste rapide, puis sortit de la pièce en silence ; laissant Nibor à sa déliquescence, amarré sur le lit comme un galérien enchaîné. Après les péripéties du voyage physique, un second naufrage, métaphysique, celui-là, désorientait son âme ; pût-il encore faire jouer sa raison !

Le rideau s'ouvrit, Natice pénétra dans l'alcôve  et présenta un liquide, couleur d'ambre :
- Voilà qui aide en principe au réveil et dispense de la chaleur !
Nibor leva la tête, surpris, et toujours dans la langue maternelle de son hôte, Natice se mit à chanter :
- Dans l'air tout vif d'un recommencement
  Combien ont eu froid avant de repartir
  Il est très sain de frémir d'un élancement
  Et pris d'un doute, se lâcher pour rebondir
  Lâche-toi, Nibor ! Que poussent tes ailes
  Libère-toi que se transforment tes poumons
  Déjà dans ce vieux monde qui te rappelle
  Tu n'as plus aucun sens qui te répond ! …
Nibor n'en crut pas ses oreilles : « merde alors, en plus, c'est un poète ! Hé bien, mon vieux ! Ici, les phares sont bien gardés ! ». Il but le fluide chaud et parfumé, qui opéra dans son corps comme une révolution ; en provoquant une cascade de métamorphoses. Il se tendit et éclata en dedans. Il se sentit pris dans un tourbillon, dont il ne vit que le sommet, un cercle d'azur qui se déchirait, où des mains géantes le propulsait. Une bouche palpitante l'aspira, le suça et le dilua et le recracha. Il passa au travers de la déchirure, entre les lambeaux d'une toile qui battaient au vent, à l'envers de noir veiné de vert et d'or : des coulures phosphorescentes qui vrillaient ses rétines. Il monta vers un espace géant où brillaient des milliards d'étoiles ; des volutes s'impressionnaient et se déformaient : nuages involutés, involutions de fumées, puis enroulements, dilations de corps d'ombres, éclatements, spasmes, gerbes de matière incandescente. Il se transfigura, sentit sourdre en lui, une puissance inconnue, insoupçonnable. Il était subjugué ! …

Peu après, Nibor suivit l'elfe, en marchant sur un coussin d'air. Le vieil homme, chenu, saumon, et poète, avait préparé son repas, et lui avait remis une musette, bourrée de victuailles, ainsi qu'une nouvelle pipe et du tabac, un peu de linge de corps et un savon aussi. Il possédait maintenant une serviette, avec la silhouette du phare imprimée dessus : le phare de Sameltan ! Nibor avait serré sur son cœur, l'homme de l'arrivée et du recueillir : le vieil homme et son bon cœur, l'aveugle voyant ! Natice lui avait rendu son accolade, son émotion, et l'avait béni, dans son étrange langue ; avant qu'il ne reparte, lui, le naufragé au ressort remonté, à la poursuite de son destin, si flambant neuf :
- Akersénébé ! Filram tram, také den sénéo !


_________________________________




…/...