AU BAR DES AMIS
Près de la place de la Victoire, au « Bar des Amis », parmi la foule du samedi-soir, un groupe de camarades fait boule de neige sur la terrasse. La plupart se connaisse depuis l'enfance. La énième tournée s'éparpille, et le niveau dans les chopes colorées diminue ; aussi vite qu'enfle la gaîté. C'est le moment où la banalité glisse dans l'extra. Il y a eu un concert, pas loin, et de nouvelles grappes humaines viennent s'accrocher entre les tables. Les trottoirs, autour de la place, grouillent de noctambules, dans la lumière artificielle des débits de boisson, qui les inonde. Au brouhaha, se superpose, le bruit de la circulation ; et ; plus l'heure avance, plus les pistons se déchaînent et, gémissent, les pneus. La Victoire est prise d'assaut : elle est le rendez-vous des motards.
Une grosse Harley-Davidson arrive dans son cognement mâle. Dessus, il y a « Bonnie and Clyde » : casqués, bottés, évidemment ! Ils s'arrêtent devant le « Bar des Amis ». Le pilote fait tonner ses longs tubes, et le parterre se tourne vers l'équipage :
- Hé ! salut !
- Salut ! « Métal »
- Ouais ! c'est ça : fais-nous voir encore la bête !
- Va-s'y pour un tour, racle les cale-pieds ! …
- Laisse un sillage, étale la gomme, nom de Diou ! …
C'est un crescendo de gouaille. L'autre ne se le fait pas dire deux fois : un claquement au pied, une tension du poignet, et le voilà reparti. Il fait un tour de la place, penche un peu sa machine, et revient vers le bar, droit comme un fer de lance, avec son pennon attaché à la taille : sa passagère ! Il gare sa bécane, en épi, au côté d'un échantillonnage hétéroclite, et rejoint les autres, roulant des mécaniques :
- C'est-y pas bonnard, Barbudo ? Tu dis : « muy bien, gonzo ! » à mes pots ?
Il cliquète de tous les appendices qui pendouillent sur son cuir.
- Hein ? tu rigoles ! Il me fait pitié, ton veau ! …
Les deux alors se payent de bourrades, avec entrain. La fille qui accompagne Métal, ôte son casque. Elle a les cheveux blonds si pâles, qu'on les dirait décolorés. Est-ce de la timidité ? Elle pose son regard dans le vide, au-dessus des trognes velues qui la dévisagent, engoncée qu'elle est, dans sa combinaison bleu pers, à bandes fluorescentes. Elle a l'air complètement absente ; si bien que le dénommé Barbudo lui pousse dans les pieds, le siège qu'il occupait, pour qu'elle descende à leur hauteur.
La patronne du bar vient, elle-même, prendre la commande des nouveaux arrivants. On apporte des chaises. Elle connaît bien la « décolorée », toute maigrelette, qu'elle interpelle avec cordialité :
- Hé bien ! Corinne ! tu en fais une tête ! Que se passe-t-il ?
- Oh ! rien ! j'ai la migraine, c'est tout…
- Tu veux une aspirine ?
L'autre acquiesce. Pendant ce temps, Métal fait l'article. A côté de lui, Martial, un gars de la bande, chuchote à l'oreille d'une belle rousse : ils ont les traits moqueurs ; puis Martial se lève, il disparaît dans la salle ; et ; Métal en profite pour étaler un peu plus ses pattes d'araignée. La belle rousse le regarde du coin de l'œil, vaguement agacée, et préfère s'intéresser à sa copine, plutôt que de l'écouter gasconner :
- Dis-moi, Corinne ! Ton père aurait-il décidé d'agrandir son commerce à Nansouty ? J'ai vu qu'il était en plein travaux…
- Oui, et on se farcit ses grands airs !
- Ah ! bon ?
- Comme je te dis ! J'ai passé l'après-midi à transporter des sacs de grains…
- Ô je comprends : pas étonnant que tu aies ce teint de papier mâché !
- S'il n'y avait que cela… Et l'autre qui me tance !
- Tu sais bien qu'il est bête !
Elles savent bien de qui elles parlent…
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La soirée s'allonge. Au bout d'un moment, Isabelle, la belle rousse, s'ennuie, et se demande où est passé, son copain : il ne revient pas. Elle s'attarderait bien en d'autres lieux… Aux tables, en terrasse, le groupe a encore augmenté, mais non, la qualité des propos. Isabelle n'y prête guère attention, habituée qu'elle est, à ce papotage qui bulle dans la vacuité. Elle se demande pourquoi Martial tient tant à venir faire un tour ici, presque chaque fin de semaine ; cela devient rengaine ! Le sieur Métal est reparti, en laissant sur place son « bagage » ! Corinne a plus que jamais l'air d'une marionnette en carton bouilli. « Comment peut-elle sortir avec ce mec ? » : Isabelle compatit en secret, elle n'aime pas les machos, et Métal est une caricature du genre. « Lui, au moins, Martial… Mais où est-il ? » Isabelle accroche par une manche Germaine qui passe par là. La patronne du « Bar des Amis » se retourne :
- Oui ? Isabelle !
- Tu n'as pas vu Martial ?
- Non, pourquoi ?
- Il est parti aux toilettes depuis un moment…
- Et tu ne l'as pas revu ? Oh ! tu sais ! il est peut-être allé faire un tour et discuter ailleurs. Mais c'est vrai, je ne me rappelle pas l'avoir vu dans la salle… Attends voir ! va donc faire un tour au Sirocco à côté : il y va souvent.
- Mais il m'aurait prévenu quand même !
- Bah ! Les circonstances… Et puis, avec lui, les flashes !
D'autres clients s'en mêlent :
- C'est ça, Isabelle, va donc voir s'il n'est pas tombé dans le trou !
- Depuis le temps, il doit y avoir inondation, ha ! ha !
Les rires sont épais. Isabelle pince les lèvres, Germaine s'attendrit et lui glisse à l'oreille :
- Laisse donc braire ! Moi, j'y vais justement en bas. T'as qu'à aller au Sirocco pendant ce temps. Je lui dirais si je le trouve par là…
- Et alors, cela sera quoi pour ces messieurs, dames ? Un piment sur la langue ou une pincée de sel ? Ou vous préférez peut-être boire ! …
Germaine est plus prisée pour ses traits de caractère que pour ses rondeurs corporelles. Elle a pourtant d'aimables avantages dans les deux domaines : des arguments qui aident à la convivialité et l'entregent, et premièrement, elle fait toujours ce qu'elle dit ; ce qui n'est pas si courant et dont beaucoup lui savent gré.
- Martial ! Tu es là ?
Cet appel lancé par acquis de conscience, elle s'apprête à poursuivre, machinalement, vers l'espace réservé aux femmes ; quand elle remarque une coulure sur le carrelage, devant un box. Intriguée, elle s'approche : le liquide est rouge. Elle pousse la porte entrouverte, et là, horreur, elle découvre Martial, affalé sur le siège du W.-C., le pantalon sur les pieds, la main encore crispée sur sa gorge, d'où ruisselle le sang, et qui la regarde, avec l'air hébété : l'image même de l'incompréhension… En dépit de son équanimité, Germaine tombe presque à la renverse et pousse un cri d'effroi, pitoyable. Elle remonte à toute vitesse et s'empare du téléphone, haletante. Son air bouleversé surprend les gens au comptoir, car c'est déjà un événement en soi ; mais quand on l'entend préciser le pourquoi, là, c'est le branle-bas…
Il est bien trop tard, évidemment, pour faire quelque chose. Martial se meurt, exsangue, malgré les tampons du tout venant qui deviennent vite des tulipes rouges : la carotide perforée laisse s'échapper la vie. Isabelle le prend par les épaules, il a comme un dernier regard, les yeux qui font « non, pas la peine »… il semble désolé, tout le monde est atterré ; sa tête tombe comme une poche vide, c'est fini. Les escaliers retentissent soudain d'un fracas : les hommes du S.A.M.U. se ruent pour apporter le salut ; mais ils ne peuvent que constater le décès. Inutile et pourtant si précieuse délicatesse, ils séparent les amoureux, doucement. Il y a, alors, un souffle en suspens, quasi général, comme une éternité de silence, où tout converge à l'humanité : le cœur et les têtes des individus réunis. Les drames ont ce pouvoir de fusion, quand ils stupéfient ; et puis ; on entend un grand cri, déchirant, qui fait trembler les échines de haut en bas, dans le « Bar des Amis ». Alors l'agitation reprend de plus belle, devient vite un tohu-bohu, et les policiers arrivent, et pour faire leur métier, ils doivent déplacer une foule. La suite ressemble aux descentes en lieu interlope. On relève les identités, on questionne, on évacue et on ferme : c'est minuit pour la fête… L'essaim au « Bar des Amis », à la Victoire, va butiner ailleurs.
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