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1988
DIVERS, ECLAIR ET PERVERS
« Froid comme un tombeau, muré comme un caveau, mon univers est clos. Banale, est, mon existence ; commune, ma remise en question. Je suis mal dans ma peau, comme des centaines, comme des milliers ; mais à ma façon, confusément, je le sens. Broyé par le quotidien, roulé, poli par ce torrent sans âme, j'ai perdu mon identité. En ai-je vraiment une d'ailleurs ? J'ai été trop souvent victime de mes illusions. Pessimiste, blasé, suis-je donc devenu ce vieux corbeau déplumé, pisse-froid qui dérange les consciences ? Échoué sur une grève quelconque, à demi enterré parmi tant d'autres galets, ai-je encore un message à laisser ? Prisonnière de sa gangue-carcan, la petite ipséité maladive et souffreteuse n'est-elle point morte, asphyxiée ? Victime de son encroûtement, d'une volonté alanguie, n'est-elle point déchue par manque de confiance en elle ? Une petite flamme demeure, tenace et vivace, qui rend inapte au service le rouage. Il le faut anonyme et anodin dans l'engrenage, et ce foyer rougeoyant sous les cendres, le pénalise de défectuosité. Que ne meures-tu, petit foyer ! Afin que je sois anesthésié, considéré comme élément sain, digne de mouvoir le tapis roulant à travers le dédale du temple Consommation ».
Dring ! Dring ! Dring-ing ! … « Qu'est-ce que c'est ? Quoi ? … Ah oui ! Il est six heures. Silence ! Debout hombre ! Non, plutôt ombre ! Café, auto, pas le métro ! Il n'existe pas encore ici, mais ma bonne vieille auto, que serai-je sans elle ? … Je fredonne un vieil air éculé, vous savez ? Il est cinq heures, Paris s'éveille… Dans quelques minutes, je serai au volant de mon camion : un tas de ferraille brinquebalant, un volant huileux, des sièges noirs de crasse, un pare-brise fendu. C'est le boulot ! … Un froid égrillard, des relents perfides de gas-oil, c'est beau ! … Je m'échinerai, m'égosillerai, pourfendrai, me ferai injurié, assommé, c'est mon lot ! … Pour une poignée de dollars ! Non, mais c'est un film, ça ! Je regarde trop souvent la télévision, faut bien se distraire enfin ! Pour une poignée de francs, donc ! Ah ! ce que c'est bon de travailler pour vous, patron ! Ça ira, ça ira, ira, ha ! ha ! Mais excusez, patron ! J'ai pas le moral : marre du stress ! Un mot à la une de mon bulletin de santé ! Vous ne voulez pas le savoir ? Ce n'est pas votre problème ? … Pas le temps de faire de la philanthropie ? … Rassurez-vous, vous n'êtes pas le seul… Amen ! »
« Un champ nuageux de couarde résignation, ponctué de quelques éclairs de lucidité, telle est la conclusion finale d'une rétrospective sur mes activités antérieures. Ce constat cynique révèle un révolté amer et déçu de lui-même. Anticonformiste, misanthrope, libertaire, muselé par la survie quotidienne et ses lois d'airain. Je refuse de m'incliner devant le jugement d'autrui qui voit là, un déséquilibre troublant, ne débouchant que sur une colossale impasse. Pour moi, ce sont des mots plus nobles que travail, famille, patrie ! Appréciation subjective, bien sûr : j'ai trop subi l'intolérance pour la pratiquer à mon tour. Mais qu'on me laisse seul avec mes convictions, sans pour autant me taxer de désaxé paranoïaque ! Je ne suis pas un saint, mais voyez-vous ! c'est surtout réaction épidermique et parade défensive qui conditionnent mon attitude. Fruit de mes introspections, mon soliloque vous paraît probablement un tantinet farfelu. Baste ! il n'a jamais dépassé les limites de ma cabine, je suis tout seul dans cette cellule ; à qui voulez-vous que je confie mes états d'âme ? Qui voudrait les écouter ? Je m'appelle Shevy, suis camionneur et tiens ! en ce moment, je roule à destination de Toulouse. La citizen band, connais pas ! Je n'apprécie pas les émois tudesques. Pas de systématique dans la critique, ils passent le temps comme ils l'entendent ou le peuvent, mais, moi, ce n'est pas mon genre ! Je préfère la solitude, réponse à ma misanthropie qui ne me rend pas très doué pour la conversation. Enfin ! je suis seul, je préfère le rester, car en fin de compte la solitude est plutôt un refuge pour qui sait l'apprécier. J'étouffe parfois cependant, écroulé dans ma thébaïde grondante, je ressens le besoin psychologique de dialoguer avec un tiers. Je suis persuadé que c'est faiblesse. Mais qui s'intéresserait à ma conversation ? Je n'ai pas l'élocution, l'entregent d'un écrivaillon de salon. Un camionneur, on peut lui presser le citron, y en sortira pas grand chose, pas vrai ? Quelle condescendance, quand ce n'est pas du mépris, trahit l'attitude des gens réputés cultivés ! Les rapports des cols bleus avec les cols blancs, c'est devenu une fable populaire ! Je me demande parfois, fichtre ! si je n'ai point trop tendance à succomber à des complexes raisonneurs. J'ai l'imagination fébrile, un vrai télescope qui amplifie à l'infini mes perceptions sensorielles. En bref, vous l'avez deviné ? Je suis compliqué, je ne sais pas bien où me situer : un canasson rétif, sensible, susceptible, anémique, utopiste, romantique, anachronique, sensitif… Minable ! Je jette le paquet d'adjectifs à travers le pare-brise : ils s'y inscrivent en caractères gras, flous, me reviennent à la face, échos lugubres qui laissent l'oreille bourdonnante et le front cuisant. Je cuve ma honte, mon front ceint d'un nuage épais de nicotine. Je voudrais fuir mon ombre, la distancer là, quelque part sur le bitume. Las ! elle me rattrape, ombre ou conscience ? Égérie acariâtre qui siffle ses sermons, égrenant les heures fastidieuses de conduite. J'appelle bien à mon secours, l'imagination, cette naïade pulpeuse, frivole compagne, mais elle s'enfuit à tire d'aile, désabusée par ce train-train de légume ». J'accélère, pris de vertige, le virage arrive vite…
Le pneu crisse, la caisse oscille sous la poussée de la cargaison déséquilibrée, les suspensions gémissent… Troisième, quatrième, l'antique « six cylindres », sollicité au maximum, ronfle d'une voix de rogomme. Les aisselles, le bas du dos, se couvrent d'une sueur aigrelette, les yeux se figent, les mains se crispent convulsivement sur le volant : Shevy veut oublier, ne plus penser, rien entendre… Oublier, ne plus penser, rien entendre ! … Shevy, c'est Prométhée, sa cabine, le Caucase. Shevy est un fonceur, dit-on, une tête brûlée…
Huit heures quarante sept, quatre kilomètres avant Moissac, les flics dans la grisaille font les cent pas sur la route nationale cent treize. L'air est vif, le maréchal des logis-chef Pomarel échange des propos peu amènes avec un automobiliste, assez vif de comportement. Pomarel n'apprécie pas l'humeur séditieuse, surtout quand le monsieur en question exhibe une face hâlée, un permis marocain et une attestation d'assurance périmée depuis quinze jours. Deux de ses collègues en amont, l'uniforme recouvert de bretelles fluorescentes, propres aux cantonniers, s'occupent à ralentir la circulation et à guider quelques guimbardes vers le bas-côté. La méthode de tri est rationnelle : ils comptent sur le bout du métacarpe, à la cinquième bosse tâtée, ils lèvent un bras, expire dans un sifflet et font de l'autre bras, un geste de balayeur. Le temps est au crachin, la lumière diffuse, le jour à peine levé, et les codes se dandinent en face, comme des yeux de félin, pris en flagrant délit de maraude. À la sortie de la courbe, deux cents mètres devant leurs croquenots, émerge une nouvelle paire de codes. Ils sont plus hauts sur pattes, semble-t-il, incrustés dans une silhouette volumineuse qui vient sur eux à vitesse modérée. « Camion ! » : pense le maréchal des logis Coutant. « Tiens ! c'est le cinquième de la matinée dans ce sens »… Deux enjambées plus tard, il est au milieu de la chaussée et agite un bâton lumineux. Le camion avance toujours, le grondement du diesel s'amplifie. Coutant discerne la couleur bordeaux de la cabine ; d'un geste ample, il continue de balancer son fanal comme un évêque le ferait de son goupillon. La masse se dilate, vient sur lui, toujours à la même allure, il ne perçoit pas encore de changement de régime, il accélère son balancement, le rendant plus impérieux. Le camion avance toujours, impassible ; il est à cinquante, puis à trente mètres, Coutant fronce les sourcils, le balancement est devenu fébrile ; vingt mètres : toujours pas de ralentissement ! Coutant s'est raidi, un glaçon au plexus qui lui remonte à la gorge ; le camion est devant, Coutant ouvre la bouche, le camion est là, Coutant saute d'un bond sur la berne, l'engin passe et le dépasse, un violent courant d'air propulse son képi dans le verger, sur le premier poirier en poste derrière lui.
Pomarel qui a enjoint son potentiel contrevenant de le suivre, l'a quand même décidé à quitter son tabernacle où il se contorsionnait. Ils pivotent tous deux des talons et du tronc vers l'estafette, quand, soudain, une masse, un grondement, un cinglement, les engloutissent. Pomarel est plaqué au sol. Couché, un bras sur la nuque, il louche, ahuri, sur le pif du marocain à moins de dix centimètres du sien. Il entend une cascade de craquements suivis d'une apocalypse de ferraille éclatée, pliée, broyée ; de feuillages bousculés, tailladés, écrasés ; d'arbres percutés, d'éradication, de dislocation ; puis il se fige, souffle coupé, cœur poussé entre deux côtes : une explosion vient rouler sur ses tympans. Silence stupéfié de la nature, des gens et des sens : un couperet est tombé ! Le marocain et lui sont unis dans la même consternation. On n'entend plus alentour que des moteurs insoucieux et un ronflement de flammes. Après cinq secondes d'immobilité, Pomarel se ressaisit, se relève, récupère une chaussure et la vide de ses graviers. Enfin, jambes raides, il part rejoindre ses collègues statufiés devant une haie ravagée. Une carcasse de camion brûle à cinquante mètres dans le verger en contrebas. Très vite, un attroupement se forme et bourdonne, puis précédé de quelques uniformes noirs de corbeau, envoie ses plus vaillants aux confins du brasier qui exsude des volutes noires. « Que faire ? », se dit Pomarel : « à vingt mètres, on rôtit comme des cailles, ce qui restera des gens là-dedans, ne remplirait pas deux dés à coudre ! ». C'est alors que Pomarel louche pour la deuxième fois de la matinée, à tout champ venant : un type ébouriffé est là, sagement assis sous son poirier, qui le regarde venir, plein de morgue.
Shevy n'a rien compris ! Il voyait derrière ses paupières rabattues de somnolence, une Sabine belle de corps comme la victoire de Samothrace, sortir de l'étang, nue et sublimatoire, et il se retrouve au pied d'un arbre, sur le séant sans retrouver son volant. En face de lui, réintégré après un voyage dans le vent, son esprit discerne un monde en noir et blanc : « mais qu'est-ce qu'ils ont à me regarder avec des yeux exorbités ? On dirait que je suis une bête de cirque et qu'ils n'ont plus de sang ! »
© Jean-Jacques REY, 1988
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