Aveuglément, vont beaucoup, les hommes…
Comesson, vieux loup de mer, eut un cauchemar cette nuit-là. Il vit du coin de l'œil où le môme était monté, puis il le vit se transformer en momie… A son réveil, il avait la gueule de bois. La bouteille de whisky traînait encore dans un tiroir du meuble métallique, ouvert à côté de lui qui pionçait sur son lit de camp. Dehors, la mer tapait fort sur les roches, il y avait même des grosses vagues qui envoyait des embruns sur les vitres. L'endroit était isolé, à dix kilomètres du plus proche village et le gîte à Comesson était un appentis, adossé à un ancien fort, qui avait servi autrefois de refuge aux pêcheurs à pied ; autant dire que le confort y était plutôt spartiate ! Soulevant un coude, il jeta un coup d'œil par la fenêtre, il vit de gros rouleaux qui déferlaient sur la côte. La mer était forte. Il maugréa contre ce foutu temps qui allait l'empêcher de sortir en bateau, Comesson s'étira sur son lit de fortune, puis il mit le pied dans ses bottes. Il allait quand même faire une sortie dans la matinée.
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La mer se retirait peu à peu, laissant un espace chaotique où progressait Comesson, à la recherche de coquillages pour son déjeuner. Il finit par aborder une formation tabulaire que les gens appelaient un « platin » localement. Il commençait à détacher quelques pétoncles quand, se retournant vers les terres, il avisa un rassemblement peu ordinaire d'oiseaux. Ils semblaient se disputer pour de la nourriture. De loin, on ne voyait qu'une agitation confuse au milieu des blocs épars de l'estran ; peut-être y avait-il des proies piégées dans un trou d'eau ou des corps d'animaux plus importants, échoués par là, ce qui n'était pas si rare et en toute saison. Comesson décida de continuer sa tournée, il verrait bien au retour s'il passait à proximité. Il était mal réveillé, plutôt bouchonné dans son ciré, et s'épuisait rapidement, dans le grand air saturé d'humidité. Il préféra ainsi éviter de faire un détour pour la simple curiosité ; en plus, il était pris par le temps… A quelques encablures, dans un grondement assourdissant, la Mer, tumultueuse, jetait un mur d'écume sous un ciel de cendre, et elle remonterait vite battre le chaudron de la crique…
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Il s'approchait à petites enjambées, Comesson était intrigué, cela ressemblait à un corps, mais en même temps, on aurait dit un vulgaire tas de varech, un peu haut, oblong. Cela prenait parfois de drôles de formes, ces amas de plantes, échoués sur la grève ; s'il n'y avait pas eu les oiseaux, il ne l'aurait pas spécialement remarqué. Peut-être bien qu'il y avait un phoque là-dessous, va-t-en savoir ! Quelques uns s'aventuraient encore dans le coin, pas trop rongé par la pollution ; en tout cas, si c'était un poisson, il était de belle taille… Les oiseaux avaient de quoi bouffer ! A trente mètres, il distingua quelques morceaux de couleur dans la masse, et en s'approchant encore peu, une godasse qui dépassait ! … Un frisson le parcourut, il s'arrêta à l'instant de supposer pour ouvrir la bouche, et pourtant il continua à avancer, attiré par l'aimant de l'horreur. Ce qu'il vit, n'était guère appétissant, mais il eut le courage d'écarter un peu le végétal, celui-ci faisait comme un suaire au corps d'un homme, et il le reconnut, même sans le visage qui était en bouillie. C'était… Mais oui, bon Dieu ! c'était le corps de l'homme qu'il avait vu dans son cauchemar, il portait les mêmes vêtements et en plus, il l'avait déjà vu par ici et vraiment : pas en dormant !
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Les toits se distinguaient à peine sous le ciel gris ardoise qui les absorbait presque. Le temps était maussade en ce jour, plein de promesses diluviennes. A part cela, le petit port de pêche était comme un bouton qui fermait la fente d'un estuaire. Plutôt un coin sympa quand même, qui respirait la tranquillité de vivre, se disait, Bruno. S'il n'y avait pas eu le vent ou les mouettes, on aurait pu tendre l'oreille pour entendre un bruit quelconque. Le lieu ressemblait assez à un jardin botanique, niché au fond de son ria, et malgré le temps, il était riant. Cet environnement pittoresque ne rendait pas les gens plus communicatifs pour autant. Bruno peinait à leur tirer un mot. Pourtant c'était une histoire bizarre qui aurait dû inciter à quelques commentaires spontanés. C'est vrai qu'il était assez pressé et méconnaissait le contexte local, mais enfin, il n'était pas là pour réaliser un reportage de fond. Il s'agissait d'un fait divers, peut-être plus sensationnel que d'autres, mais enfin, rien d'une convulsion de l'Histoire. On avait retrouvé le corps d'un homme sur la côte, pas loin d'ici, et sa mort était pour le moins suspecte. Il avait été défiguré, désarticulé, roulé par les flots, et les oiseaux, rassemblés autour de lui, à marée basse, n'avaient même pas osé toucher à son corps. Etait-ce une explosion et si oui, accidentelle ? … Les flics étaient discrets et on attendait les résultats de l'autopsie. D'un autre côté, on n'avait pas signalé d'accident en mer récemment. Le plus étrange dans l'histoire était que la victime, néanmoins identifiée, aurait dû se trouver très loin d'ici… C'était un jeune militaire, fiancé à une fille du cru, qui faisait son service en Afrique, mais qui n'était pas en congé, et néanmoins, il n'avait pas été déclaré manquant entre-temps par son unité. Alors là, le mystère s'épaississait !
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