2006

LE CAS D'ÉGLISE


À l'ombre du micocoulier, Marcel se reposait. En cette après-midi chaude, il avait la bouche sèche. C'était agréable de se désaltérer paisiblement, en bonne compagnie, enfin assis après des heures de station debout. Il était las. Ses pieds étaient douloureux, ils semblaient avoir doublé de volume à l'intérieur de ses gros souliers. Son interlocuteur était un brave vieux du coin, pas trop bavard, qui meublait les silences par des lieux communs : pas de quoi débattre ni d'en faire un fromage ! Tranquille, à moitié abruti par la chaleur, Marcel l'encourageait de temps en temps ; comme ça , l'autre était content, il pouvait partager son expérience… Ils étaient au milieu d'un mail, entre deux rangées d'arbres : un petit peu d'air y circulait. Le bar était en face, les tenanciers avaient disposé des tables jusqu'ici. Alentour il n'y avait pas grand monde, c'était le début de l'après-midi, et la sieste devait fermer plus d'un œil. En plus, ce matin, il y avait eu marché et les ventres devaient être pleins, sauf pour les malheureux sans doute. C'était la raison de la présence de Marcel ici. Il avait posé ses sacs à côté de lui : les deux derniers remplis, et les autres étaient dans le fourgon, en contrebas, et le chien aussi par la même occasion. En lui laissant la garde du « butin », Marcel voulait éviter la mésaventure de hier. On avait forcé les portes à l'arrière du véhicule et volé toute sa marchandise : une matinée entière à collecter pour rien, au marché de la ville voisine ; si au moins, cela avait pu contenter quelques ventres creux, il n'aurait pas perdu complètement son temps, mais rien n'était moins sûr… Il y a des voleurs à la roulotte qui ne meurent pas de faim ; par contre ils prennent n'importe quoi pour négocier un shoot ou le balancer dans un trou, en cas d'échec à la revente. Ah ! triste misère ! Celle-là, elle est dans la tête et ce sont souvent des têtes malades : tant pis pour la généralité !

Sur le coup de quinze heures, Marcel se décida à bouger. Il salua son compagnon de table, avec amabilité, et se dirigea vers son véhicule. Quelle ne fut pas sa surprise de voir accourir le chien au devant de lui ! … Pressentant un nouveau coup dur, il pressa le pas, balançant follement ses deux sacs à bout de bras. Il ne put que constater les dégâts : encore heureux, on lui avait laissé la moitié des sacs, cette fois ! Mais le chien, qu'avait-il fait pendant ce temps-là ? Il regardait voler les mouches ? … Marcel était autant furieux que perplexe, planté entre ses deux portières. C'est alors qu'un quidam débarqua dans son dos :
- C'est à vous, ce chien-là ?
Marcel se retourna comme s'il avait pris un coup de pied aux fesses, le ton ne lui plaisait pas.
- Oui, pourquoi ?
- Il fiche la pagaille un peu partout et il court après les vélos, dans la rue. Il a manqué faire tomber mon beau-père tout à l'heure qui n'est pas de première jeunesse. Faudrait voir à le tenir en laisse ! …
Le quidam avait l'air d'un rustre, très incisif,  Marcel se dit que s'il lui chauffait encore un peu la bile, il allait l'éconduire vertement. Il répondit d'un ton rogue :
- Je regrette, mais on vient de forcer mes portes et dérober la marchandise, le chien a dû en profité pour se faire la malle, vous ne voyez pas ?
- Ah ! ça m'étonne pas, avec tous les vauriens qui traînent dans le coin ; mais c'est quoi, vos marchandises : ces sacs de nouilles ? … Hé ben dis donc ! ça devait être des crève-la-faim, vos voleurs !
Il disait ça avec un air très méprisant qui insupporta un peu plus Marcel. Il avait drôlement envie d'envoyer paître l'importun, mais il se força encore un peu aux convenances :
- Oh ! vous savez, voler n'est pas une spécialité des pauvres, malgré ce qu'on dit, et quand bien même, tout le monde a le droit de manger !
- Mais c'est qu'il faut gagner son pain, monsieur, avant de manger celui des autres…
- Encore faut-il que tout le monde ait sa chance pour le faire, et vous pouvez le constater : dans le monde d'aujourd'hui, ce n'est plus le cas !
L'autre eut un rictus, se rengorgea et toisa Marcel d'un air important, Marcel savait ce qui allait sortir de l'entonnoir qui lui servait de bec, il  connaissait la sentence par cœur, il l'entendait dix fois par jour si ce n'est pas plus ; aussi il coupa court :
- Et ne me dites pas qu'il y a trop de faignants sur Terre, ça arrange bien les exploiteurs, et maintenant, vous m'excuserez, je n'ai pas le temps de dégoiser sur les difficultés de la vie, je vous souhaite bonne journée !
Il se retourna, siffla le chien et le fit monter à bord du véhicule ; puis il referma d'un geste vif, les portes qui ne tenaient pas, mis un tendeur pour bloquer les poignées et s'installa au volant. Pendant ce temps l'autre soufflait, dépité, il persista et le poursuivit de son fiel :
- Il n'y a que les voleurs de poules pour s'intéresser aux nouilles, la prochaine fois, transportez donc du fumier, vous pourrez toujours emmener le chien avec vous et ça nous fera des vacances !
Il méritait bien son « pain », celui-là, se dit Marcel : un bon « pain », bien tassé, entre les gencives, mais il ne fallait pas lui donner raison ni aucun prétexte pour nourrir ses préjugés ! Au lieu de rentrer dans son jeu, il regarda l'autre bien en face, une dernière fois, en acquiesçant, avec un sourire narquois ; puis il démarra le vieux diesel et fit mine d'étudier sa carte. Il laissait l'autre à côté, qui en prenait plein les narines, déçu pour rien avec sa provocation. Qui était en fait le pauvre type ? … Va ! Il y a des fois comme ça où vaut mieux laisser glisser, ne même pas montrer son  irritation,  face à un sot, et il y en avait quelques uns, taillés dans le roc, par ici…


***

Arrivé en haut de la colline, Marcel tomba sur le bled qu'il visait. Il ne l'avait pas choisi au hasard, mais il était franchement à l'écart. C'était la première fois qu'il débarquait dans cette brousse ! Le bourg était tout petit, au milieu d'une végétation rabougrie. Le vent devait y souffler fort, en mauvaise saison, parce qu'il dominait la plaine côtière, mais pour l'instant c'était la chaleur : une forte chaleur qui incitait à baisser les vitres, à s'en faire péter les sinus ! Inutile de le dire, le fourgon ne disposait pas de l'air conditionné, c'était au contraire une boîte à courants d'air, et de toute façon le remède aurait été pire ; mais Marcel avait encore des bourdonnements dans la tête, à cause de l'aspiration, quand il s'adressa à la première âme rencontrée.
- Pardon ! Monsieur, y-a-t-il un magasin d'alimentation dans le coin ?
C'était une façon de rentrer en contact, parce qu'il envisageait plutôt de faire du porte à porte dans le village. Son interlocuteur : un vieux bonhomme aux yeux vifs, le dévisagea un instant, plutôt circonspect :
- Ben ! y a bien une petite épicerie par là-bas…
Et il montra la rue derrière lui : elle montait vers le clocher du village.
- Mais vous savez, c'est juste pour dépanner, et ils n'ouvrent pas avant cinq heures, l'après midi…
Puis il regarda sa montre :
- Ah ! mais tiens ! ça ne va pas tarder. L'après-midi est plus avancée que je croyais.
Percevant une possible attention de son interlocuteur, Marcel s'avança un peu plus :
- Je collecte des denrées pour les exclus de notre société, du frais ou du non périssable, vous n'avez pas idée où je pourrais m'adresser ?
Le vieux bonhomme, cette fois,  regarda Marcel avec surprise :
- Ah mais ! vous pouvez toujours aller voir à la mairie, il y a une personne pour l'action sociale. La commune a monté une sorte de banque alimentaire, de ce que je sais ! C'est que nous ne manquons pas de misère, té ! nous aussi, avec tout le chômage qu'il y a dans le coin : une vraie honte ! De mon temps il y avait du travail pour tout le monde et les patrons faisaient moins les difficiles. Mais dites-moi, monsieur, vous travaillez pour une association qui aide des personnes en difficulté, c'est bien ça ?
Marcel  eut d'un coup de la sympathie. Si la mentalité de ce vieux bonhomme était partagée, il allait faire quelque chose de correct… C'était agréable de tomber sur quelqu'un qui ne vous considère pas avec gêne ou pire encore, quand vous demandez à manger pour les pauvres ; qui plus est son interlocuteur semblait même s'élever au-dessus de la compassion polie. Ils échangèrent alors quelques considérations générales sur les aberrations économiques de ce temps. 
…/...