LE CERCLE DE LUMIERE
- 1998 - Minuit ! Dans la maison d’Oriaméour, ils ont pénétré tous ensemble : Adrien, Hortense, et leurs souvenirs. La grosse pendule scande, monotone, un compte qui n’en finit pas dans la pièce obscure qui résonne de leurs souffles et de leurs pas, ils crissent sur l’encaustique du parquet. L’atmosphère étrange d’un temps figé les entoure intensément. Il y a dix ans déjà, un événement tragique bouleversa leur existence dans cette maison, il brisa les enchantements de leur enfance, la flétrissant pour toujours. Hortense à son tour a donné le jour, la jeune femme a su dépasser, investir son deuil, mais son frère, jamais. Il s’est enfermé dans sa douleur depuis la disparition de leur mère adorée. Bien que sa cadette, elle s’est occupée de lui comme d’un petit frère, le maternant au possible, mais pouvait-elle vraiment suppléer à l’absence de maman ? A vrai dire, la réponse aujourd’hui serait ambiguë : il s’en réfère à elle comme d’une mère et la considère comme une sœur, tout à la fois. Adrien, ce soir, est si mystérieux et distant qu’il rend perplexe sa sœur. Elle peine parfois à le suivre dans le torrent tumultueux de ses pensées. Il est venu la chercher, les lumières à peine éteintes, profitant de ce que son compagnon soit absent et le bambin, endormi : ce n’est pas la première fois, il gratte aux volets de la chambre. Du studio de la radio libre, associative, où il assure des permanences épisodiques de technicien, jusqu’au petit pavillon de banlieue où réside sa sœur dans sa parenthèse familiale, Adrien n’a qu’un trajet de dix minutes à faire au volant de sa guimbarde. D’habitude, il lui ouvre son cœur et elle est toute ouïe, n’hésitant pas à lui sacrifier son intimité. Ils se réunissent ainsi dans leurs tête-à-tête nocturnes. Ils sont très liés ; évidemment, cela ne plaît pas à tout le monde… Heureusement, Marcel, le compagnon d’Hortense, est de son état, voyageur de commerce. Il se déplace très souvent et ses absences répétées durent parfois plusieurs jours, elles permettent d’espacer la confrontation des pseudo-beaux-frères qui vire invariablement au mode contempteur. Ainsi s’exprime souvent la sempiternelle différence des vues entre beauf et bohème. Dans la maison d’Oriaméour, dans la bastide natale que personne ne peut entretenir mais qu’aucun ne désire vendre –sauf Marcel bien entendu– le passé reste à l’abandon mais toujours bien vivant. L’électricité est coupée depuis longtemps dans les lieux et la torche d’Adrien les guide, son pinceau danse ; accompagnant leurs mouvements. La pièce où ils arrivent, révèle un mobilier ancien. Adrien se dirige vers une commode, fait jouer un tiroir sur ses coulisseaux, d’un mouvement lent, et prend une robe : une longue robe en taffetas de couleur claire. -
Mais enfin, Adrien ! A quoi, jouons-nous ? Qu’est-ce tout ce mystère et
pourquoi prends-tu cette robe ?
Il
est déjà dans l’escalier et descend les marches. Hortense, interloquée,
est bien obligée de lui emboîter le pas sinon de rester dans le noir. Elle
regretterait presque de s’être laissé attendrir. Adrien n’est pas à sa
première fantaisie près, mais quel besoin impérieux l’incitait donc à venir
en pleine nuit, pour demander à sa sœur de l’accompagner jusqu’à la
bastide : à cinquante kilomètres de son propre nid ? « Pourvu que
Tibère ne se réveille pas entre temps et que Marcel ne sache rien de
cette sortie… Il me ferait encore une scène ! » pense-t-elle.- Ne pose pas de questions et suis moi ! … Ils sont maintenant au rez-de-chaussée, dans le salon. « Voudrait-il que j’essaye cette robe ? » Hortense se le demande : il lui a déjà demandé d’essayer les robes de maman. Le moment est plutôt mal choisi. Un hibou, dans les parages de la maison, pousse un sinistre hou-hou ! Hortense sursaute, un frisson passe et une inquiétude s’ouvre : -
Adrien, s’il te plaît ! …
Adrien
s’est arrêté devant la grande table de la salle à manger, il se tient
debout derrière le dossier de la première chaise, au bout du rectangle,
dos au salon. Hortense, quelque distance en retrait, l’observe, cette
situation est vraiment insolite. Soudain un courant d’air traverse
la pièce et un fluide glacial traverse Hortense, elle a un hoquet, sa
respiration devient plus saccadée. Adrien dépose maintenant la robe
sur quelque chose d’invisible sur la chaise, il semble faire glisser la
robe. Ce quelque chose prend forme : une tête ronde qui est un cercle bleu de méthylène,
à la circonférence de lumière vive ; puis une épaule, un buste, se
profilent, etc. … Une ligne se crée, comme si un crayon
lumineux dessinait. Hortense crie : - Chut ! -
C’est pas moi ! …
Puis
la silhouette ainsi esquissée s’illumine à l’intérieur de son pourtour,
devient une lumière aveuglante, dissout l’espace comme un soleil, le
noir et la pièce disparaissent. Effrayée, Hortense s’accroche à la
chambranle, au bord de la syncope. Un bras la relève, la soutient et
elle entend
la voix d’Adrien au creux de son oreille :-
Tais-toi, c’est notre mère ! …
Une pirogue s’enfuit dans la clarté lunaire qui se reflète, pellicule d’argent sur l’eau noire. Deux corps à bord pagaient dans un rythme effréné, deux corps qui longent un gouffre, une eau sans portance… Sur cette vision étrange, Hortense ouvre un œil, elle sort de son rêve. Elle se réveille. Dans la chambre à côté, Tibère pleure… Le jour à peine se lève, timide lueur à travers les interstices des volets. © Jean-Jacques REY, 1998
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