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1ère Guerre Mondiale = près de 10 millions de morts



LES JONQUILLES DU BOUCHER

Page 2

Par Roger-André Halique
http://www.poesiehalique.com/




              Kervanec se redressa avec précaution en se laissant glisser dans l’entonnoir pendant que  Jules, couché sur rebord du trou, fusil pointé, surveillait les alentours. Le soi-disant blessé but le contenu du champagne qui restait d’un culot  bouteille l’aidant à reprendre  ses esprits, et se délesta de son sac à dos brinquebalant de verres cassés et dégoulinant de mousse pendant que son camarade Vacher qui l’avait suivi jusqu’en bas lui appliquait deux pansements sommaires avec la trousse de secours qu’il avait dans sa musette.
-  Faut qu’on aille les déloger, ces putains de boches ! Leur cria, Jules, en se tournant vers eux.
-  Pas question ! Répondit le boucher. Not’mission est de rapporter la bidoche !
-  Comme tu veux. Mais faut pas qu’on traîne ! Conseilla  le gars de Belleville qui s’était retourné vers eux. Regardant de plus près, vers le fond du trou, il remarqua que les godillots de ses copains s’étaient enfoncés dans une glaise poisseuse, une bouillie rosâtre de débris et de tissus mélangés à la boue…
-  Mais c’est de la viande d’homme ! s’exclama t-il, désignant des lambeaux de chair collés à leurs leggings. Vacher, horrifié, releva ses pieds. Il venait de pécher une  main qui pendait à  un lambeau comme un crabe pris au filet.
-  Regardez ! Elle a encore son alliance à un doigt. Fit remarquer le gars de Belleville qui se pencha pour la lui retirer.
-  Qu’est  c’qu’ tu fais ?
-  Ben ! N’en a plus besoin .
              Sa réponse se passa de commentaire. Décollant leurs godillots du fond du cratère, les trois hommes étaient remontés vers la surface.
-  On va s’déboucher une bouteille pour nous r’mettre de nos émotions ! Proposa Vacher. Il avait sorti de sa musette une des quatre bouteilles qu’il portait . Jules lui dit :
-  Passe-la moi. J’vais la déboucher. Le champagne, ça me connaît ! Il s’était assis sur le versant du trou. Il fit sauter le bouchon d’un tranchant de sa baïonnette, faisant jaillir la mousse autour de lui. Il en but goulûment avant de passer la bouteille à ses potes.
-  Pour une fois qu’on a un peu de bon temps, profitons z’en ! Et regardant le fond, il fit simplement la remarque :
-  Ben ! En tout cas, celui-là n’a pas dû la sentir v’nir !...
              Ils avaient débouché une deuxième bouteille qui fut vidée à tour de rôle, puis une troisième, faisant sur eux un effet euphorique.
-  Ça passe mieux que la piquette de la cantine ! Et c’est autant que les boches n’auront pas…
-  Deux minutes et on repart. Le temps d’en fumer une !
              Les trois hommes, indifférents au mort, avaient sorti leur pipe. Ils se passèrent du tabac. Jules frotta son briquet et aida Prosper Vacher à allumer son brûle-gueule. Mais Kervanec qui avait le champagne triste, se ravisa et refourra sa pipe dans sa poche.
-  Décidément, j’n’avons point  l’cœur à fumer ! Reconnut-il encore secoué.
              Les viandes avaient été nettoyées sommairement et replacées  dans  la bâche.
              Ils reprirent leur chemin avec prudence, en rampant à moitié, pour ne pas être repérés. Quand un quart d’heure plus tard, ils arrivèrent le cœur en joie à la grotte aux munitions, averti, le capitaine vint les féliciter devant leurs camarades contents de leur retour.
-  Caporal Vacher, expliquez moi  ce qui a l’air de vous réjouir autant. Je dirai que vous sentez le vin ?
-  Ben ! Mon capitaine ! C’est que… on a croisé la Champagne en route !
              Jules et le boucher, l’air éméché, s’étaient délestés de leurs musettes mettant à jour les cinq bouteilles restantes qu’ils posèrent sur la caisse de munitions qui leur avait servi de table de belote.
-  Je vois ça ! Si c’est pour la compagnie, vous avez bien mérité, soldats !...dit-il débonnaire pour une fois. Mais il importe que vous ne perdiez pas de vue le viseur de votre fusil.
-  Mon capitaine, pour ce qui est de la viande, on va manquer de bois et on n’a plus de charbon. La roulante est hors d’usage depuis la dernière attaque.
 -  Débrouillez-vous ! Allumez les braseros avec le bois que vous trouverez. Vous ferez cuire la bidoche en brochette à la pointe des baïonnettes.
-  Mon Capitaine ! Je sais où je peux trouver du bois. Dit le parigot.
-  Eh bien, allez-y ! Qu’est-ce que vous attendez ?
              Le capitaine retourna dans son quartier, emportant une bouteille avec lui. Les hommes avaient brisé quelques caisses vides de munitions. De quoi faire partir un feu sur un fond de paille humide qui eut du mal à s’enflammer. Les fantassins s’étaient regroupés autour, tenant un bout de viande embroché. Ils allaient pouvoir se réchauffer et manger à leur faim. Un peu plus tard, Jules revint dans la casemate avec dans les bras quatre croix.
-  Je vous ai trouvé du bois. Dit-il.  
-  Mais ce sont des croix. T’es pas fou ! On ne va pas faire du feu avec des croix ! S’exclama, Prosper, choqué par son acte blasphématoire.
-  Tu les as prises sur des tombes, derrière le fortin ? Dit un fantassin.
-  Eh alors ! Y a pas de nom dessus. C’est des inconnus. Devant nous, y en a  plein des nôtres qui sont sous la terre et qui n’ont pas de croix. A la prochaine  attaque, toutes ces croix seront pulvérisées ! Monsieur voudrait un cimetière  bien propret et en ordre. Du con ! Tout le pays est un cimetière qui n’a plus de croix.
-  Il a pas tort !  Dit un sergent. L’Bon Dieu nous a oublié. C’est sûr ! Y a que l’enfer autour de nous. Alors les croix, tu peux les casser !
              Les fantassins les brisèrent  à coup de talon de leurs godillots.
-  Retourne et ramène en d’autres. Si c’est pas pour manger, ce ne s’ra pas de trop pour se chauffer !
-  Faudrait peut-être demander au Capitaine ! Suggéra Vacher.
-  T’occupe !  Répondit, le parigot. Il a dit de trouver du bois. Ça, c’est du bois et rien d’autre…
-  Mais c’est sacré. C’est quand même le Bon Dieu !
-  Le Bon Dieu ? Où c’est qu’tu le vois ? Il est mort avec les copains !
              Un peu plus tard quand l’officier revint au milieu de ses hommes, Prosper avait coupé un bon pavé cuit juste à point. Il l’exposa au brasero avant le passer au capitaine dans une gamelle.
-  Merci, caporal ! J’espère que tous auront d' quoi manger c' soir.
-  Manque ceux de la 3ème, mon Capitaine. Le boyau d’accès à leur tranchée est effondré depuis la dernière offensive.
-  Vous faites bien de me le rappeler. C’est la section qui a eu le plus de pertes. Raison de plus. Ils ne sont plus qu’une dizaine. Je n’ai eu que trois nouvelles recrues en renfort. Vous allez leur porter de la viande dans une musette. En passant par les vagues de terre, vous devriez être à l’abri des tirs des boches.
              Le caporal Vacher avait rempli sa musette de cinq kilos de viande. Il suivit le boyau jusqu’à un éboulis. La fonte de la dernière neige avait en partie déterré deux cadavres pris sous l’effondrement de claies et de poutres. Il en sortait un bruit étrange. Un des corps avait un large trou dans le dos. Il aperçut avec horreur deux rats en train de le dévorer de l’intérieur. Il pointa son lebel et tira par deux fois, à bout portant.
              Dans la tranchée de la 3ème section, le soldat Le Ny était encore imberbe et ne devait pas avoir plus de 18 ans. Il faisait partie des jeunes recrues arrivées en renfort et  assurait son tour de garde pour sa première mission. Il dirigeait son fusil vers les lignes d’en face par un créneau entre deux sacs de sable.  Déjà rôdait, le crépuscule. Face à lui, le soleil était rouge comme un boulet de feu sur le point de tomber dans une mer de sang.
              Venant au devant de lui, Vacher, plié en deux, avançait en saut de puce, de trou d’obus en trou d’obus butant de temps en temps sur ce qui pouvait être des racines ou des ossements à l’abandon. Par-dessus le parapet, la pointe des baïonnettes de la 3ème section perçaient comme des jets de jonquilles annonçant le printemps.
-  Halte ! Qui va là ? Cria le fantassin Le Ny que les deux coups de feu avaient alerté. Il aperçut dans le contre jour du soleil couchant la silhouette d’un soldat plié en deux qui venait au devant de lui, sautant par petit bonds, une musette à la main.
-  C’est de la bidoche ! Avait crié Prosper en glissant sur la glaise, la voix couverte par les résonances des obus et des mitrailleuses au loin.
              Le doigt tendu sur la gâchette tira. Le brutal claquement sec du coup de son  fusil surprit Le Ny qui trébucha sous le recul. Prosper, en face, sentit au niveau de l’estomac un choc pareil à ce qu’éprouve un gardien de but qui bloque un penalty. Il n’eut pas mal si ce n’est au bas du dos quand il retomba deux mètres en arrière, les jambes prises d’un tremblement frénétique. Il vit son ventre fumer et il y mit les mains. Elles étaient poisseuses de sang. Une odeur nauséabonde et la chaleur tiède de ses viscères à nu sortaient de son abdomen qui lui rappela celle des veaux éventrés dans son abattoir. Instinctivement, il essaya de les ramasser pour les rentrer dans la poche entr’ouverte. Mais, déjà la nuit lui tomba dans les yeux alors que résonnait dans sa tête la cloche infernale d’un glas. Il ouvrit la bouche pour crier, mais l’espace d’une seconde il était mort avant même que ne sorte son ultime appel dans un silence inattendu, en même temps que sur son visage se glissait comme un sourire, suprême soubresaut de son âme avant qu’elle ne s’envole.
              Des flocons de neige tombaient avec le crépuscule, se posant comme des mouches blanches sur ses yeux ébahis qui déjà se gélifiaient. La détonation avait mis en alerte la tranchée. « Qu’est-ce que t’as fait ?... »
-  Je viens de tuer un boche ! Dit fièrement le jeune fantassin.
-  Non. Malheureux ! Tu as tué un des nôtres. Lui  cria, son adjudant, le secouant brutalement en lui poussant la tête à travers le créneau. Regarde son casque ! Ce n’est pas celui d’un Allemand !
-  Mais j’ai  entendu des coups de feu. Et tout de suite  après je l’ai vu se ruer vers moi quand quelqu’un de la tranchée m’a crié : « C’est un boche. »
-  Du con ! C’est lui qui te criait : « D’ la bidoche ! »
-  Je vous jure,  j’ai entendu : « C’est un boche. »
L’adjudant de la 3ème section avait chargé deux de ses hommes d’aller hors de la tranché au secours du soldat qu’il espérait encore vivant .Prévenu, le Capitaine de Bolieux arriva quelques minutes plus tard.
              Le jeune homme pleurait. « J’ai pas voulu, mon Capitaine. Y avait le soleil .J’y voyais goutte. J’ai cru qu’il nous balançait un sac de grenades !
-  …Et c’était de la bidoche ! Lui répéta l’adjudant en lui balançant la musette sous le nez, qui entre temps venait d’être récupérée avec le corps allongé sur un brancard sur lequel on avait posé une couverture et qui s’imprégnait de sang dont la tâche en son milieu s’élargissait de plus en plus.  Le brancard était entre les hommes sur la fange de la tranchée. L’officier s’était approché. Il  découvrit le visage et reconnut aussitôt son  boucher.
-   « Il est mort ! » Lui dit l’adjudant .
-  C’est pas de chance ! On ne va pas le laisser là ! Qu’on le remmène dans la « creute » aux munitions dans son unité. On verra demain si possible pour transporter le corps à l’arrière. Dit-il sans autre oraison funèbre.
              La nuit était tombée sous de faibles rafales de neige recouvrant la terre et les morts d’un mince linceul blanc. On pouvait voir, entre les voiles de nuages, quelques étoiles qui brillaient. Dans la nuit, l’ordre avait été donné d’une contre-attaque pour le lendemain matin à 8 heures, dès la fin d’un tir de barrage prévu au gaz moutarde.
-  On va leur rendre la monnaie de leur pièce !  Avait fait savoir le général de division à ses officiers.
              Avant la levée du jour les fantassins étaient prêts sur toute la longueur des tranchées. Harnachés dans leur capote, casqués, le masque sur le visage, leur fusil, baïonnette au canon. Le Capitaine passa devant ses hommes pour les encourager. Les chefs de section avaient l’œil sur leur montre. Encore 3 minutes avant le coup de sifflet. Un dernier regard sur une photo…2 minutes. La peur au ventre. Un signe de croix. Trente secondes… Horrible attente du condamné sur la planche de l’échafaud. Les roulades de sifflets se répercutèrent dans les tranchées, donnant le signal de l’assaut.
              Les hommes passèrent les parapets courant droit devant, pliés en deux vers un ennemi invisible qui se manifestait par les balles cinglantes des mitrailleuses, et des geysers en gerbes de sang qui faisaient gicler la boue autour d’eux. Plus ils approchaient des gueules de feu, plus les déferlantes humaines s’effondraient l’une après l’autre, pareilles aux vagues sur la grève. Des têtes roulaient comme les boules d’un jeu de quilles. Les obus déterraient les cadavres anciens auxquels venaient se mêler les hommes qui allaient mourir dans une décharge nauséeuse de débris de squelettes, de ferraille et d’armes rouillées.
              Vers midi, un renversement de l’attaque avait obligé les Français à reculer et le capitaine de Bolieux s’était  retrouvé dans la tranchée  pour défendre la casemate. En un  instant suspendu, il se trouva face à un Hauptmann de  la Landwehr.
Les deux malheureux se fixèrent d’un regard pétrifié avant de s’embrocher réciproquement.
              Et il y eut  un rayon de soleil qui, tombant du zénith, traversa les corps en même temps que le tranchant de leurs baïonnettes, comme s’il eut agi d’un  signe du courroux de Dieu… Liés comme des frères siamois par le sang et leurs armes, ils furent surpris à genoux par la mort, leurs bustes droits appuyés contre le muret de la casemate Le sang faisait tâche sur les gants blancs des deux officiers. Ils restèrent ainsi dans leur posture pantelante sans qu’on y prenne plus garde  jusqu’à la fin du combat…
              Quand  avant que ne tombât la nuit,  un obus tiré du camp d’en face, guidé par le hasard, entra dans la casemate et percuta la réserve de munitions, il s’en suivit une gigantesque explosion dans un grand feu d’artifice qui bouleversa les environs, enfouissant pour l’éternité les occupants de la grotte.
              On renonça à relever les corps trop enfouis sous la terre, hormis ceux des deux officiers qui à l’entrée de la casemate se révélèrent en un magma de calciques si étroitement soudés qu’il fut impossible de les séparer. Depuis ils demeurent en ce lieu d’un immense cimetière sur lequel la nature a repris ses droits.

              Le temps est passé sur le Chemin des Dames. De la casemate, il ne reste rien qu’une butte de terre sauvage sur laquelle, au printemps, poussent, des jonquilles les plus belles du voisinage que les enfants viennent cueillir pour les vendre au marché de Craonne, et auxquelles ils donnent le nom de « jonquilles du boucher », sans en connaître la raison si ce n’est que leurs pétales blanches sont pigmentés de légères taches d’une couleur de sang.


© Roger-André Halique, 2011
http://poesiehalique.free.fr/




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