LA
RUE D'ENFER
Page 2 Par Patricia Manignal (Texte reçu le samedi 20 mars 2010) Quand on traîne avec le méchant, il ne faut pas être naïf, non plus. Je savais déjà que Thierry me tolérait mais qu'il ne m'avait jamais acceptée. Pourquoi ? … Mais moi, je croyais que les choses peuvent changer et s'arranger. C'était là, l'erreur à ne plus commettre. Mais l'être humain a cette fâcheuse tendance : récidiver sans cesse les même erreurs. Je savais d'entrée que de la part de Thierry, c'était un défi. Et moi, je relevais le défi. Non pas pour plaire à Thierry mais peut-être par dépit. J'avais tout pour réussir. Thierry le savait. Et les autres avec lui aussi. Je l'avais vraiment sous-estimé. Pourtant j'avais connu pire, mais j'avais peut-être momentanément et avec mon consentement, perdu la mémoire. L’ennemi m'avait tendu un piège grossier, profitant de mon désœuvrement momentané. J'imagine bien la frimousse narquoise de Francis le gauchiste en lisant mes mots. « Mais il faut être un idiot pour dire des choses pareilles » ; « Est-ce qu'un Sartre ou un Breton aurait dit où écrit des choses comme l'ennemi ou la fatalité ». Lui, avec sa grande gueule et son nez mutin de vieil enfant qu'on va bientôt mettre dans le trou, qu'il fasse ou non l'hystérique ou le truculent. Francis, mon pote qui me torpille des ronds et qui dépasse les bornes, connaissant presque toutes les règles du jeu. Il aurait pu devenir célèbre, Francis, mais, lui aussi, avait en lui un ennemi. Quelqu'un qui partageait tous les gestes de sa vie mais qui n'a pas voulu qu'il s'en sorte comme il aurait pu, comme il aurait dû, tu vois. Des génies en miniature. Des gens simples, des gens de la rue, des illustres inconnus. Francis, le cancre de la classe qui avait connu des années lumineuses avec des Ferré et des Aragon et même rencontré André Breton à Paris. Et le destin avait voulu que je le rencontre lui-aussi. Mais là, avec Thierry sur le chemin du retour, je ne pensais plus à rien de tout cela. Ni à Francis, ni à Ferré, ni à Breton ou Aragon. Mais moi, là, je m'en foutais de Ferré, de Sartre, d'Aragon et d'André Breton. Ça faisait partie d'un autre monde. Saoule dans la rue avec Thierry pour seule compagnie. Thierry qui filait du mauvais coton et qui, en dépit de sa lâcheté chronique, en était si fier. « Je vais faire tomber Patricia Slayer » Tout le monde sera content ! Qui était ce monde ? Il m'amena chez Striker le black qui vend des disques et des T.shirts de Heavy Métal. Pour le narguer aussi et pour lui montrer que j'étais sur la mauvaise pente. En train de sombrer et ce n'était que le tout premier pas. Il avait utilisé son charme ou plutôt son ascendant - tu vois ? - pour accomplir son forfait. Dans son milieu, tout le monde se moquait. Il se sentait si ridicule, Thierry, si minable, si misérable. Il allait maintenant réparer ça en faisant montrer la Slayer du doigt. Cet arrogante, cette imbécile, cette impudente fille à grande gueule. Je n'avais jamais eu ce genre de problèmes avec les drogués. Les junkies de Marseille, ceux de la Plaine ou des Réformés. J'ai toujours été une femme aimée, regardée, estimée en dépit des hauts et des bas et aussi des épreuves et j'avais plus ou moins appris à m'aimer. Seulement lorsque les choses marchaient bien, je trouvais ça tellement naturel, tu vois. Non, tu es sûre ? T'as jamais eu ce genre de problèmes ? Tu crois. Et l'autre qui est mort chez toi ? Patricia ? Tu t'en souviens plus ? Tu te moques ou quoi ? Non oui, mais bon ! Je n'ai pas plongé, je ne l'ai pas tué. Ce sont les autres qui ont voulu qu'il meure chez moi. Et toi, Patricia ? Ben moi, j'ai changé. Je suis devenue gaga. Mais c'est pas grave, maintenant ça va. T'es sûre que ça va . Ah ! oui, et bien puisque ça va, on va continuer comme ça. D’ailleurs, là, je n'y pensais plus, la plaie avait peut-être eu le temps de cicatriser. Ce ne sont plus des années que tu gâches mais des dizaines d'années. Tu appelles ça être sensible, toi ? Moi, j'appelle ça être complètement nase. Il y a des milieux, il y a des gens, il y a des endroits ou il ne faudrait pas mettre les pieds à l'étourdie, tu vois. Mais j'avais le courage du fou. Celui qui fait que l'on va voir le lion, pour lui apporter le bifteck en le caressant gentiment. Puis il y a les choses que l'on aime, celles que l'on a au fond du cœur et que l'on regrette si on ne va pas au bout de sa relation. Le milieu de Thierry et celui d'Adrien et de Jean-Philippe et de l'autre Thierry n'était pas le même. Mais on pouvait schématiser la chose avec des symboles et des images récurrentes. La fureur de vivre, la volonté d'être un déviant et cette fameuse révolte artistique sur fond de Rock n' Roll échevelé. Je ne suis pas à la recherche de lieux communs destinés à rassurer mon lecteur. Je m'en fous d'ailleurs. Sinon, ce n'est plus la peine. Si c'est pour devoir se refroidir autant ne plus rien dire du tout. Autant que possible, ne plus exister. Roland n'avait pas hésité avant de me rappeler pour me revoir. Il ne fallait pas hésiter évidemment. Tout avait été fait soigneusement. J'ignore ce qu'il avait promis de faire pour Thierry en échange de ce contrat. J'avais fumé quelques joints. Je ne me souviens plus qui m'en avait donné. Certainement pas Thierry pour qui tu es un « junk » lorsque tu allumes une Camel. J'avais beau faire, ça n'allait pas. Je me sentais traquée, en porte-à-faux et je n'arrivais pas à en parler. Est-ce que d'ailleurs je connaissais quelqu'un de fiable ? En parler à son psy ? Ma foi. Tout dépend de la crédibilité que l'on peut avoir envers un psy ou un curé. Un préposé à un système peu intéressant dans une société au bord de son effondrement ! J'aurais pu, pour m'en départir faire un slam ou une soirée slam dans un café-théâtre destiné aux bobos, pourquoi pas ? Mais je ne pouvais pas, ne voulais pas. Comme disait Nada dans un de ses textes « Trop de solitude, peut-être. Mal d'être dissimulé par les attitudes calculées du paraître. Des saloperies de clichés dans lesquels on fonce tête baissée faute de faire tête bêchée. » Nada, à l'époque, je l'avais souvent sur ma platine, et on avait déjà chanté sur scène plusieurs fois. Tu vois. Et Roland n'aimait pas Nada. Il n'était pas comme les autres camés que j'avais eu la chance de rencontrer sur le bitume marseillais. Nada faisait partie de ma part de bonheur. Ces choses qui font que lorsqu'on va mal, on ne touche pas le fond du fond parce qu'on se dit « Putain ! Nada, ça fait du bien. » Même si on sait que c'est éphémère et que la vie ne se limite pas à ça. Ces moments bénis avec le slameur Nada, je les ai eus. C'était moi, Patricia, sur scène dans les petits bars branchés avec Nada. Roland ne voulait pas. Thierry lui avait recommandé qu'il ne fallait pas que je m'en crois, tu vois, mais je ne m'en croyais pas. Je voulais Judas Priest et tout ce qu'il y avait derrière en-dessous au-dessus et en dedans, tu vois. Et ça se passe souvent très mal, tu vois, même si ça vaut encore et toujours la peine. Souvent, voilà. Mais moi, je n'en voulais pas du souvent. Je n'ai jamais été quelqu'un du souvent. La nostalgie aussi, il faut l'accepter comme la honte, la haine et la culpabilité. J'ai mal. Judas Priest sur la platine, je ne veux pas baisser le son. Non. Baudelaire et Stephen King sont contents de moi. Peut-être. Je ne veux plus me calmer les nerfs là-dessus, tu vois. Tant pis. Un peu de sel sur la blessure, juste pour se sentir vivante. Comme ça. Je ne veux pas mourir. Pas maintenant comme ça lentement, connement. Je ne veux pas m'éteindre même si tout ce que je vis et tout ce que je fais ne contribuerait qu'à m'étouffer. Les verres de café au micro-onde, les briquets, les clopes, les cendriers. Presque heureuse d'être au bord de l'agonie ! « Worth fighting for » « Ça vaut la peine de se battre pour ça » ! Va-z-y ! On en aura peut-être encore le vin tardif. Il revint me voir. Je ne me souviens plus si c'était au tabac du coin, loin du centre ville ou bien chez moi. On s'en fout. Thierry avait commis le pire. Le mieux qu'il ait encore pu faire dans sa pauvre existence malingre autant que végétative. Action-réaction. J'ignore tout ce qui avait pu se dire. Je n'étais pas encore hallucinée. Le fait est que nous devînmes amants. Et je l'aimais. Pour toute une éternité. Des amants maudits. Thierry s'était excusé en pleurant. Les travaux du tramway continuaient. Ma psychothérapie aussi. Une lente capitulation. Je l'aimais mais je n'y pouvais rien. Mais ça n'avait pas été naturel, tu vois. Je me sentais traquée par son regard d'oiseau de proie. Il se foutait de ma gueule. C'est sûr mais moi, je ne voulais pas le voir comme ça. Non, surtout pas. Je voulais continuer ce rêve d'absolue jusque dans les profondeurs de l'infini. Angel sur la platine ; laissons passer un ange. Merci. Ça y est. Les toiles que je peignais avec frénésie, les mots que je disais, que j'écrivais. Et cette joie instinctive que j'avais quand je le voyais entrer. Il y avait du feu jusque dans mon corps. Tout s'enflammait, s'illuminait. On était dans un paradis indien au milieu des flammes. Un état où plus rien d'autre n'existait. Mais lorsqu'on sortait ensemble dans la rue, au soleil, c'était différent. J'étais avec un homme différent. Lui-aussi peignait et écoutait de la musique. Chez lui c'était beau avec ces beaux murs blancs. C'était beau comme l'enfance, comme l'innocence comme l'éternelle adolescence. Il y avait ses toiles sur ces murs blancs. Des toiles qui représentaient des paradis perdus et aussi et surtout la souffrance, la déchirure, la souillure, la torture des mondes interdits. Des mondes de la rue, la violence, la prison, la prostitution, tout cela mais dans cette joyeuse extase du sucre candi des bonbons interdits, des bonbons des anges de la rue. Comment puis-je décrire ses toiles maintenant qu'il n'est plus là ? Qu'il ne reviendra pas ? Comment dépeindre ses yeux maintenant que les miens ne le voit plus. Roland, mon démon, le frère de Sid Vicious ? Avec sa coupe de cheveux bizarre qui le faisait ressembler à un oiseau étrange. Non, ne vous inquiétez pas. Ça va. Ma part angélique a gardé le meilleur de nous. Je vous dis que ça va. Même si vous ne m'entendez pas; je ne veux pas pour le moment baisser le son. Plus tard, peut-être. Oui, ça va. Dehors, il pleut peut-être. Demain j'irais acheter le pantalon gothique chez Alissea, peut-être. Sans lui comme toujours désormais maintenant, sans lui dans la rue qui a connu nos secrets. Les choses vont finir par s'arranger. Demain... Oui, c'est sûr, quand on est intelligent, les choses peuvent toujours s'arranger. On a dû s'aimer, se détester, se revoir, se quitter un millier de fois. Puis un jour c'était fini. Je l'ai senti. J'ai accepté que ce soit fini pour toujours même si je devais en souffrir le restant de ma vie ; plus que de son affreux rire que je déteste. Ce n'était pas lui que je voulais détester ni même cette chose que j'avais vue ou plutôt sentie chez lui. Je ne sais pas. Je ne sais plus. Les choses des profondeurs les savent et j'ai fait l'erreur de vouloir les invoquer. J'ai voulu lui infliger une leçon, quitte à perdre mon orgueil et/ou le maintien dans lequel j'avais voulu me confiner ; afin de pouvoir donner au change ! Non, je n'ai jamais pris de drogue avec lui. Du moins je ne l'ai pas su. Je ne l’ai pas vu. Je buvais un peu par solidarité avec lui et on faisait l'amour ensemble de longs après-midi. Il était aussi accro’ que moi mais il ne me parlait pas avec les même niveaux, ni les mêmes élémentaux que moi. Quelque chose était faussé mais je l'ai vraiment aimé. Il revenait, je revenais, mais on n'a pas eu de chance, tu vois. Je n'aime pas qu'on me parle mal, tu vois, ni qu'on me regarde comme ça. Toujours garder la maîtrise, le contrôle, tu vois ; et ces petits cons de copains qui venaient quand on était assis en terrasse au soleil et dont le regard me passait au travers comme s'ils ne me voyaient pas, tu vois. Il avait toujours cette dignité théâtrale. Ce que Jim Morrison nomme la Soft Parade. Et moi, j'avais l'impression de ne plus exister, de ne plus avoir le droit de ne rien faire, de ne rien dire. C'est d'ailleurs ce qu'une femme doit toujours constamment accepter par amour pour son homme ; mais ça, on oublie, car ce sont des conneries destinées à des femmes et à des hommes. Peut-être suis-je masculine ? Futuriste ? Émondée, mais ce ne sont pas des choses pour moi, mais moi, je l'aimais. Je crois que j'ai dû être maudite, envoûtée, mais peut-être que déjà dès le départ nous étions d'ailleurs. Il ne faut pas mettre ça sur le compte de la maladie sous prétexte de lâcheté sociale, les choses qui sont différentes parce que d'un autre niveau, tu vois. Ils venaient, ces merdeux, pour la drogue, je le sais. Et on s'était déjà disputés et même battus parce que contrairement aux autres camés de la Plaine ou des Réformés, il disait que c'était bien de prendre de la drogue. Et il disait que c'était bien de coucher sans capote. Prendre du L.S.D. Avec quelqu'un qui te prend de haut comme un cobaye alors que lui n'était que le cobaye de Thierry. Thierry le salaud de néo-nazi qui lui n'était que le cobaye de la rue, cette rue maudite où presque tout le monde a été expulsé et dont les portes scellées portent les placards de ce que l'on va y construire. Une rue morte à tout jamais. On lui avait trouvé une nouvelle copine, un travail, un avenir normal, une télé à écran plat, un job de cuisinier, des promenades en voiture avec elle et peut-être avec Thierry. Les démons lui ont donné tout ce qu'ils ont pu, mais un matin de printemps je n'y ai plus tenu. Je sais, c'est pas bien du tout. La rupture, c'était moi qui l'avais provoquée ; mais je ne l'avais pas vraiment voulu. Alors un soir il m'avait dit : « Non, mes photos de nus, c'est pas pour les peindre, grosse salope. C'est pour ton cul » ; alors je n'en ai pas dormi de la nuit car je n'en pouvais plus. Le lendemain, j'ai mis le feu, non seulement à sa maison dont la porte restait désespérément fermée, mais à toute la rue. J'attends que les brûlures cicatrisent. C'est déjà en bonne voix. J'entends des voix venues de nulle part, les voix ténues de quelques fantômes de la rue. Des voix qui me parlent, qui m'insultent, qui me vénèrent même parfois. Qui m'appellent dans le noir où j'écris sur mon petit ordi. L'infirmier va passer. Mais je ne sais pas ce qui fait le plus ou le moins mal. Si ce sont les séquelles des coups de full-contact qu'il m'avait donnés, les mots blessants qu'il avait eus, les drogues que l'on m'a administrées ou bien le reste, tu vois, la jalousie, la calomnie ou si tout simplement c'était, la rue...cette rue. L'infirmier a dit « Ça peut aller ». Demain, j'irais acheter ce beau pantalon noir gothique avec ces chaînes et ses crochets. Quitte à encore faire un gros trou dans mon budget. Écrit
le 14 mai 2009
à Marseille. © Patricia MANIGNAL http://www.jj-pat-rey.com/JJ-REY_NEO/sommaire-nouvelles-publications.html |