J I N D R A Par Jean-Claude Koutchouk 1er. PRIX « LIRE EN FÊTE » NANTES 2001 THEME : MILLE ET UNE PLANTES « La main chercheuse qui voyage Pour descendre au prochain arrêt Le jardinier d'la fleur de l'âge C'est l'homme ! » Léo Ferré
Mille et une plantes. Mille et un êtres humains. Mille et une vies.
Mille et une morts. Fulgurances. Images du passé. Nébuleuses du
souvenir. La Facel Véga est là, écrasée contre un platane. Tas de
ferraille transformée en cercueil pour deux hommes illustres. Route de
Sens à Paris. Bruine de janvier. Manchette de France-Soir : RECENT PRIX
NOBEL – L'ECRIVAIN ALBERT CAMUS TUE DANS UN ACCIDENT DE LA ROUTE
- SON AMI MICHEL GALLIMARD EST MORT EGALEMENT - * L'étranger ? C'est moi ! Nuit d'automne et de pleine lune. Lune ronde, presque rouge. Elle semble me sourire de son air narquois. Ma Dauphine Gordini avale la route comme une ogresse gobe les petits enfants...Cent vingt....cent trente...cent quarante...Les arbres, ombres fantomatiques, défilent en stries noires et s'évanouissent en arrière, semblant se coucher. Voici à peine neuf mois que Camus est mort. Je roule sur cette route de Metz à Paris. Encore en uniforme de soldat de deuxième classe. Démobilisé de cette guerre qui ne veut pas dire son nom. Maintien de l'ordre, ont-ils dit....Que dalle !....tous ces copains, connus et inconnus, qui garderont, leur vie durant, les traces indélébiles. Blessés dans leur chair. Blessés dans leur cœur. Blessés dans leur âme. Et, tous les autres, couchés pour l'éternité. Arabes, Français, catholiques, protestants, juifs, musulmans... Dans ma tête, revient, le bruit des armes automatiques. J'allume la radio. Charles Trenet chante le «jardin extraordinaire». La voiture tousse, crache, sursaute et s'arrête. Crétin ! Oublié de faire le plein...c'est la panne d'essence. La montre du tableau de bord indique trois heures dix. Dans la lumière des phares, un panneau : Verdun 3 km. -.....Il faut y aller ! Pendant une demi-heure, je marche comme un automate. Verdun n'est plus qu'à un kilomètre. Les lumières de la ville s'étalent là, en lignes régulières. Un rayon mouvant s'avance vers moi. Une ombre humaine se distingue, auréolée par une lampe torche. Je ne vois pas qui s'adresse à moi : - « Tu fais là à c't'heure ? - « Je suis en panne là-bas, à deux kilomètres ! - « Te biles pas, mon gars. On va aller prendre c'qui t'faut dans ta charrette. Puis j't'embarque chez moi. C'est vrai çà...tu vas pas arquer jusqu'à Paris, non ?...... Oh, mais dis donc !...viens donc voir de plus près...Allez, viens !... J'vais pas t'bouffer !...... Ouais ! Toi t'as vu c'que tu d'vais pas voir !... J'peux pas m'gourrer…t'as la tête d'un blessé d'l'âme......c'est pas vrai ?... Quel âge as-tu ?...vingt ?...vingt-cinq ?…t'as été appelé ?...rappelé ?...... Tu r'viens d'là-bas, dis ?... T'as la gueule d'un qu'en a bavé !......» Pas besoin de lui répondre. Il a tout compris. Il sait tout, comme s’il m'avait accompagné dans cette galère. Nous retournons vers ma voiture. Nous nous taisons un long moment. Arrivés devant la Dauphine, alors que j'ouvre le coffre : - « Comment tu t'appelles ? - « Alex ! - « T'es d'où ? - « De Paris ! - « Pas bavard, mon garçon. Ca n'fait rien, j'vais jacter pour deux. Ça m'fait du bien d'causer...J'ai pas souvent l'occasion de parler à quelqu'un...c'est qu'on m'aime pas trop par ici...J'suis pas des leurs, tu comprends, j'viens d''ailleurs...mais j'sais pas d'où !...Y'en a qui disent que j'suis fou, que j'suis pas un type bien...si ça les amuse, grand bien leur fasse ! ...j'm'appelle Jindra...J'ai pas d'autre nom....ou peut être bien que je l'ai oublié ! ...J'suis jardinier...mais, attention : jardinier d'la fleur de l'âge !...» Mon seul repère est le son de sa voix....un fou ?.......Je ne crois pas. Il m'attire et, je le sens, ce n'est pas par simple curiosité. Il reprend : -
« J'ai été jeune. Même que j'étais assez beau à ce qu'elles disaient.
Mais y'a belle lurette que ce temps là est révolu....Mon jardin d'alors
?......c'était mes rêves et je les cultivais avec espoir !» Pour marquer ses souvenirs, il bat la mesure en claquant ses chaussures sur l'asphalte. Nous approchons de la ville. Mon sac pèse sur mon épaule et ma valise tire sur mon bras. Il se tait. Le silence me paraît long. Il parle de nouveau, mais sa voix n'a plus l'accent rocailleux des faubourgs. Le parlé argotique l'a fuit. C'est un poète qui me parle : « Herculanum n'est plus que ruines. La ville n'apparaît plus sur la carte et, celle-ci, n'est rien qu'un gigantesque géant de carton. Mes trois filles sont retournées au néant. Elles se nommaient : mes certitudes, mes chimères, mes utopies. Le dragon qui les gardait, avec ses cent têtes aux multiples appétits, s'est goinfré de tous les pépins issus des fruits amers de mes jours et de mes nuits. Dans ma pauvre cervelle, tous les jardins de Babylone se sont écroulés. Le jardinier que je suis devenu, cultive la vie avec la mort. La mort est mon engrais. Mes plantes y trouvent leur compte et s'épanouissent admirablement. Tu verras la sublime beauté de mon jardin.» L'intérieur de la maison est simple. Les murs blanchis à la chaux. Peu de meubles, mais, partout, des livres. Un désordre absolu semble régner. Je passe quelques heures sur un vieux canapé défoncé. Une sonnerie de clairon me réveille. Il est presque dix heures. Je peux, enfin, admirer mon hôte....... Soixante......soixante dix ans ?........il ne semble pas avoir d'âge. Ses cheveux sont gris et hirsutes. Il porte un costume en velours côtelé, marron, avec, sur la veste, des boutons dorés avec un clairon en relief. Il ressemble à un garde-chasse. « Allez ! Debout !....au jus là d'dans !....» Toilette rapide ; Café soluble, pain et miel. Nous sortons. Le soleil, déjà haut, m'éblouit. Jindra m'emmène. Nous longeons un très long mur, d'une blancheur immaculée, frais repeint. Un portail monumental en fer forgé. Des arabesques gothiques en ornent le centre. Au sommet, deux piques aux pointes dorées. Chaque ventail porte, en écusson, les armes de la République et deux drapeaux tricolores claquent au vent d'automne. « Entre garçon !....balades-toi !...... Je t'attends à la maison !...» * Le silence est impressionnant. Le mystère et la magie du lieu opèrent en moi. Je suis étreint par une émotion inconnue. Le calme et la sérénité. Partout des plantes, des fleurs de toutes sortes. Toutes les couleurs de l'univers se sont données rendez-vous ici. De chaque côté de l'allée centrale, ce ne sont que parterres : carrés, rectangles, losanges et trapèzes...vert des pelouses. Rouge, bleu, jaune des fleurs.... Premier carrefour : deux panneaux de bois se croisent : Allée
Charles-Péguy
Allée Alain-Fournier 1873-1914 1886-1914 Ecrivain – Mort pour la France Ecrivain – Mort pour la France La pelouse, fraîchement tondue, étale son vert tendre. Illusion ?....Je crois apercevoir, dans la brume ensoleillée de cette fin de matinée, la maison du Grand Meaulne. Au bout ultime de l'allée centrale, un jardin à l'anglaise : plantes grimpantes, enchevêtrement de broussailles. Abandon étudié. Harmonie du désordre. Nature contrôlée, alors que la main de l'homme semble absente. Pas une croix, fut-elle en bois grossier. Mais de petits panonceaux parmi les fleurs : Sous-lieutenant Dupuis, Hector Oberleutnant Müller, Hans 1896-1916 Feldwebel Weber, Karl Mort pour la France Mort pour le Kaiser Une pièce d'eau. Un étang entouré de saules pleureurs. Un vaste tapis de nénuphars recouvre la surface de l'onde. Poème de la nature ! ...L'allée d'enceinte porte le nom de : Dardanelles et l'étang de : Mer de Marmara. Une plaque de bois est fichée dans la terre, au bord de l'eau : Marins disparus en mer en 1915 Chaque nénuphar est un marin perdu. Chaque saule porte le nom d'un officier de Sa Très Gracieuse Majesté le Roi d'Angleterre. Un champ dénudé, qu'un panneau discret identifie : Tulipes. La saison est passée mais, là, plus de mille soldats, sans nom et sans patrie, sont entassés. Soldats inconnus, qui vous pleurera ? Un petit bois d'érable : des soldats canadiens, morts au champ d'honneur sous l'uniforme britannique. Sur un vieux mur, une vigne vierge pend de toute la grâce de sa dorure automnale. Des soldats américains fauchés en 1917, bien loin de chez eux. Les restes fanés d'un parterre de cosmos. Plantes graciles, aux fleurs mauves et légères. Des tirailleurs algériens, marocains et sénégalais montrant les restes de leurs chevelures crépues. Oh, France coloniale !... Une roseraie termine ma promenade. Des rosiers anciens aux racines tordues comme des ceps de vigne. Défleuris en cette saison, il est aisé pourtant, de deviner la splendeur de leurs couleurs et la suavité de leurs senteurs. Chaque pied est soutenu par un fusil à la baïonnette rouillée. ....Là, un crâne !...Je le ramasse et le prend entre mes mains....Yorik était-il le nom de cet homme ? Le mien est-il Hamlet ?.....au milieu du front, deux trous ronds. Est-ce là le crâne de ce dormeur du val si cher à Rimbaud ? Retour à la maison. Je retrouve Jindra assis sur un muret. Il fume la pipe en se chauffant au soleil. -
« T'as remarqué ? ....Y'a pas de croix. Nulle part...Y'a une raison à
ça !...... Ma raison à moi. Ne suis-je pas le maître et le gardien de
cette armée changée en fleurs ? La der des ders n'a pas été la
dernière... Deuxième guerre mondiale, Corée, Indochine et celle d'où tu
reviens... Et avant ?....Alésia, Marignan, Fontenoy, Austerlitz,
Waterloo, Sedan....à travers tous ces noms, des millions de mômes de
vingt ans, fauchés, assassinés...qui s'en souvient aujourd'hui ?
Quarante ans se sont écoulés depuis que celle où sont morts, mes
dormeurs, est terminée... Qui vient les voir ?..... Les touristes, qui
passent ici, préfèrent visiter les caves de vin de champagne. Dans
cinquante ans, qui ira sur les plages de Normandie pour une autre
raison que les bains de mer ? Peut-être que toi, Alex, tu seras, à ton
tour, un jardinier d'la fleur de l'âge, là-bas, au pied d'un djebel,
vivant dans une mechta, avec tes souvenirs pour compagnons ?.....Allez
!...adieu mon gars ! Rappelles-toi de Jindra et de ce qu'il gardait
lorsque tu l'as rencontré......» ................................................................................................................ Voici plus de quarante ans que cette aventure m'est advenue. Je viens d'aller faire un tour dans cette région....Jindra n'est plus. Il a voulu être enterré dans cette parcelle de terre qui sépare la maison du jardin dont il avait la garde. Bien modeste tombe en vérité. Un monticule de terre, avec, pour inscription, sur un panneau de bois brut, écrit à la peinture noire, d'une écriture tremblée... : « Ici dort Jindra - il fut jardinier d'la fleur de l'âge – 1905-1980 – qu'il repose en paix ! » La petite maison n'est plus qu'une ruine. Le long mur blanc est, en partie, écroulé, fendu en d'autres endroits. Le portail, de la ferraille rouillée. Un énorme cadenas ferme l'accès. Plus de drapeaux ni d'écussons. A l'intérieur, tout n'est que friches et herbes folles. Plus de parterres, plus de pelouses. Tout a disparu. Seuls, les arbres ont résisté au temps. La roseraie est envahie par les orties et d'autres plantes sauvages. Elle essaie, vainement, de survivre. Les fusils et leurs baïonnettes ont disparu, décomposés. Plus aucunes traces du travail de Jindra. Rien qu'un souvenir pour le grand livre de l'Histoire des hommes......... Tiens !...des pissenlits !...Final de la chanson de Léo Ferré : « L'individu morne et glacé « Qui gît bien loin des mandolines « Et qui se dépêche à bouffer « Les pissenlits par la racine.... « C'est l'homme ! » Je n'ai jamais tué un homme, mais, ce matin, je suis bien cet étranger cher à Camus, égaré dans un siècle fait de violences et de crimes, où des fleuves de sang ont arrosé la terre. F I N © Jean-Claude KOUTCHOUK, 2008 http://www.jj-pat-rey.com/JJ-REY_NEO/sommaire-nouvelles-publications.html |