CONCEPTION
DE LA POESIE
« Je ne me soucie pas de rimes ;
il est rare que deux arbres l’un à côté de l’autre soient égaux. » Fernando Pessoa Je n’improvise pas mon écriture poétique. Je commence par en extraire une trame musicale, puis je la retravaille afin d’obtenir la plus grande cohérence entre le mot et la sonorité qui s’en dégage, de sorte à en préciser un sens ; remplir cette écriture de la sève qui lui donne sa force. Je ne retiens pas le mot pour son orthographe reconnue, ni pour la définition qui lui est attribuée, mais strictement pour la suggestion que provoque le son du claquement de la langue dans la bouche. Ma poésie n’est pas conventionnelle et ne reconnaît pas l’autorité de l’Académie, parce que cette autorité repose sur l’arbitraire et la conservation, et non sur l’imagination et l’innovation. On observe, précisément, que c’est souvent sous la contrainte d’un usage intensif, manifesté par la rue, qu’un mot nouveau finit par être fixé par l’Académie. Comme le Panthéon reconnaît ses thuriféraires. Le mot, alors, perd sa force, et toute évolution lui est interdit. Pire, il finit par subir les déformations que la morale impose lorsqu’elle le charge d’émotion. Toute langue est vivante. L’instrument de la poésie est la langue. Elle peut traduire toutes les expressions humaines, et jusqu’à des expressions qui ne lui appartiennent pas ordinairement, comme des cris d’épouvante, ou le son de deux chairs enlacées. Les langues se transforment avec le temps et les lieux. Elles subissent les assauts, les outrages, les séductions, que leur usage ne manque pas d’apporter. Le sens commun appauvrit le mot. C’est pourquoi, il est nécessaire de me lire sans les références d’usage du sens commun. Il faut entendre l’expression de la langue dans son sens organique et non linguistique. J’observe que les premiers mots émis dès les premiers instants de la vie humaine, s’apparente à un son ; que les premiers contacts avec une langue étrangère se font au moyen de sons, et jusqu’au râle de l’agonie qui s’achève avec un son, parce que la vie est parcourue de sons, parmi lesquels beaucoup nous sont inaudibles. De plus, pour une même idée que traduit un mot, la langue organique ne se place pas de la même manière selon son origine linguistique. Ainsi là où le mot anglais se zozote, par exemple avec un article, le mot français correspondant se claque. Les battements du cœur, un orgasme prolongé, un pet véloce, le choc de l’urine contre la paroi d’un bidet de porcelaine… Sont autant d’expressions poétiques. L’agonie de l’autorité, l’écroulement des murs de l’enfermement et de la soumission, constituent des points saillants de l’expression poétique contemporaine. De ces constatations, j’ai conçu une approche musicale de ma poésie ; approche associée à l’image qu’elle renvoie. Cette conception littéraire de l’écriture poétique est, par évidence, étroitement liée à l’époque dans laquelle elle apparaît. Hors de son époque, une écriture ne se comprend pas dans toute son étendue, et reste formellement esthétique. L’écriture poétique n’est jamais intempestive. Elle s’inscrit profondément dans son époque. C’est l’intelligence de ses figures qui peut être intempestive, mais non son contenu. Il arrive parfois que l’écriture poétique se montre d’avant garde, mais c’est seulement au prix de l’habitude qu’ont, les oreilles chastes, de n’entendre que ce qui est conventionnel, sans rupture, superficiel, parce qu’elles ne savent retenir que ce qui se répète inlassablement, y compris sous des formes qui semblent novatrices, mais derrière lesquelles s’étalent le conformisme le plus ordinaire, parce que la crainte que provoque le trouble du sommeil de la raison est plus puissant que l’enthousiasme à vouloir déborder les frontières. La poésie est toujours, par définition, une écriture nouvelle. Mais, elle n’est reconnue que lorsqu’elle a perdu le brillant et les promesses de sa jeunesse, pour le vernis que l’empreinte des ans a patiné, non pas pour une maturité élégante, mais pour une domestication reposante. L’esprit, toujours appauvri par la fatigue du travail, par prudence, préfère ne retenir que le lent ronflement de la répétition, plutôt que s’affronter à la rupture que provoque l’inconnu. ainsi apprivoisée, l’écriture poétique, neutralisée, peut s’enseigner. Et la rupture qu’elle s’est donnée pour tâche d’occasionner, se retrouve, mais non plus comme rupture, source de scandale, mais comme reconnaissance de prouesses techniques, littéraires et artistiques, comme reconnaissance du soutien de la morale qui s’en est emparée, transfigurant son contenu, ou comme occupation frivole de jeu de l’esprit. Il faut en finir avec la rime. Briser les liens qui la maintiennent enlacée avec les toxicos de la rime et de l’alexandrin. Son rôle est de dénoncer l’inharmonie des rapports humains. La poésie doit hurler. Hurler la dépendance, que produit la soumission à la cruauté de l’obéissance et du travail. Elle doit provoquer la dénonciation des critères sordides de la morale, dominés par le christianisme triomphant. C’est pourquoi la poésie ne peut plus chanter, sinon pour chanter un lyrisme rempli de colère. La poésie contemporaine est faite de mots mal famés, qui s’écrivent, le poignard à la main, parce qu’elle est la pierre philosophale qui ne veut pas renoncer. Elle n’est jamais la copie conforme de prouesses techniques révolues, mais s’écrit avec le tranchant bien affûté des incisives. La poésie contemporaine ne se lit pas, elle se parle, se crache. Il faut pouvoir y distinguer des hurlements en faveur de Sade autant que des halètements de saveur d’amour. Mais, pour y parvenir, il faut la dépouiller de son orchestration, lui retirer ses rondeurs, trancher dans son art, de sorte que le tintement du cristal s’accompagne de la clameur des partisans de la liberté. On n’exclura pas systématiquement les mélodies enveloppantes qui peuvent accompagner la poésie, mais dans la mesure où elles servent son message, comme un figurant crée l’ambiance. Le rythme est le gouffre du malheur de la poésie contemporaine. Certes, la phrase et le mot peuvent observer leur propre rythme, en toute indépendance l’un de l’autre, mais jamais systématiquement. Il faut en finir avec les règles. En poésie, rien, jamais, ne doit être systématique. L’écriture de la poésie des temps présents doit correspondre à la sonorité gutturale confrontée à divers chocs frontaux pareils à des coups de bélier portés avec violence contre la porte blindée des lieux de pouvoir, ces structures portantes de la névrose obsessionnelle sécuritaire. Rien de ce qui est lisse, est poésie. La poésie ne s’accommode d’aucun joug. Elle veut les supprimer, tous. C’est là, la tâche essentielle de la poésie. En poésie, la parole est libre, ou n’est pas ! |