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- Approvisionnez en munitions et carburant, vite ! … Je veux sortir maintenant ! Je monte, je prends le commandement !
A l'aube de ce jour mémorable, les portes de la citadelle s'ouvrirent enfin. Dans le hurlement de ses quinze cents chevaux, le monstre blindé s'ébranla, il fit trembler le pavé, résonna sous les voûtes, se rua dehors, pliant le pont-levis au passage. Il crachait des flammes par l'arrière, son long canon oscillait devant ; à côté de la tête du capitaine, était fichée une oriflamme qui serpentait dans le vent. Réveillées en sursaut, les troupes amies qui campaient au pied de la citadelle, virent arriver sur eux, ce bruyant équipage qui fonçait dans la faible clarté, aveugle et sourd aux cris qu'elles lui lançaient. Le char les bouscula, les agita de tourbillons, et les contourna au dernier moment. Il eut pu les écraser avant d'aller sus à l'ennemi ; mais il était ainsi le char, il s'élançait, furieux, maladroit, malentendant ; malheur à qui se serait mis sur son chemin : ami ou ennemi ! Il prenait de la vitesse lentement, mais il était fait pour la bataille : droit devant sans trop attendre ! C'était son heure ! Il fallait bien qu'elle arriva un jour…
Sur les murs de la citadelle, ils étaient tous là, clignant des yeux, regardant s'éloigner le fer de lance de la contre-attaque, le gros champion qui dit non à l'évidence et va charger à outrance. Ils avaient la gorge serrée et certains pleuraient. Il y a toujours une émotion, un respect profond, à voir partir avec courage et détermination, une poignée de braves pour une mission salvatrice, dont on sait qu'ils ont peu de chances de revenir ; et pourtant ; la chance infime que représentait le char et son équipage, était grande de réconfort, et d'espérances aussi. Le char allait porter le fer et le feu chez l'ennemi, au moment où celui-ci ne s'y attendait pas. Il était le justicier qui s'oppose au bourreau. Sa lutte titanesque, défi à un contre cent mille, pouvait avoir des conséquences essentielles en cas de succès : affaiblir, démoraliser tellement l'armée des assaillants, qu'elle soit incapable d'emporter la citadelle d'un trait. Au prix de sa vie, le char allait essayer de préserver la citadelle qui l'abritait. Tous le savaient, il ne reviendrait que gagnant. Sa carcasse, fumante, sonnerait aussi le glas de l'esprit offensif ; son équipage serait perdu. Le jeune capitaine l'avait dit : « vaincre ou périr ! » Le choix était simple. Ses hommes étaient d'accord. Tous ensemble, ils n'avaient point d'états d'âme. Une frénésie les avait pris : les yeux exorbités, ils étaient secoués par les cahots, ils scrutaient l'horizon par les fentes de meurtrières, et le capitaine visionnait, visionnaire…
Quand dans le jour naissant, encore mal réveillées, les hordes campées sur les collines, virent s'avancer ce cauchemar grognant dans le tintamarre de ses chenilles, elles se levèrent, éberluées, puis franchement amusées : quoi ? Qu'était-ce, ce monstre antédiluvien, solitaire, orné de sa flamme multicolore ? Une farce, un hochet pour amuser les enfants ? Les cris de moquerie, les railleries, les quolibets fusèrent. Personne ne prenait au sérieux cet excès de zèle, cette incongrue démonstration de combativité : une vaine provocation tout au plus, pensaient-ils. Les chefs de guerre se hélèrent, se réunissant bientôt, ils se tapèrent sur la ventrière de franche hilarité, se soulevant dans les airs. Ordres furent donnés : tirer à bout portant ; laisser s'approcher la « bête » trop vieille, l'engin obsolète ; l'achever à leurs pieds comme du bétail sacrifié. C'était un geste de mépris, du défi, à ceux d'en face, qui n'avaient plus rien à envoyer que la relique du passé, sortie d'on ne sait quel musée ! Que pouvait-il ce solitaire sans appuis, quand bien même aurait-il représenté un danger ? Les pièces furent chargées, les artilleurs se mirent à leurs postes. Tous attendirent la mise à mort. Un bruit tonitruant couvrit l'agitation croissante des hordes malfaisantes. Le premier canon qui tonna, ne fut pas un des leurs ; celui qu'on attendait. Du bas de la colline, dans sa ligne de mire, le char avait ouvert le feu ; de son long, de son brinquebalant tube, il envoyait un terrible faire-part, au diamètre de cent soixante millimètres : « j'arrive ! je suis là ! » Sa tourelle s'enroba de fumée. Le coup fit mouche, puis un deuxième, puis un troisième ! … Tandis qu'il gravissait la colline, il n'arrêtait pas de tirer à toute vitesse. Dans les rangs en face, la goguenardise fit place à la consternation, puis la rage, puis la peur. Des canons qui n'avaient pas encore tiré, beaucoup levaient maintenant l'œil au ciel ; les blessés hurlaient et les survivants s'aplatissaient. Des batteries, entières, avaient été hachées. C'est que le canon du char n'était pas seulement gros et ridicule ; il était puissant, il tirait très loin, dans toutes les positions, sa précision était terrible ; et ; quand on vit des explosions sur ses flancs, qui ne déchiraient rien, que les obus ricochaient sur sa cuirasse frontale, tout le monde comprit que c'était sérieux, que l'adversaire était de taille, aussi bien dans les dimensions que l'efficacité ! Un doute s'empara petit à petit des hordes barbares, elles commencèrent à refluer, abandonnant le sommet de la colline attaquée par le char. Rugissant, faisant gicler les pierres sous le poids de ses énormes chenilles, celui-ci avançait toujours, bousculant tout sur son passage : les rochers, les arbres, les tas de ferraille, et les hommes, s'il en restait. Il se riait des difficultés du relief et attaqua une autre colline. Il semblait invincible, le repli se transforma en débandade, le char faisait le ménage ; chacun cherchait son salut dans la fuite et plus personne n'osait, ne songer à résister, à enrayer la marche de l'engin, à faire usage de ses armes. Les plus puissants canons, les lance-roquettes et les missiles, avaient échoué ; même les mines pétaient pour rien ; à croire que le ventre du monstre était aussi blindé que le reste, et c'était vrai ! Naguère une tragique explosion de mine avait failli l'envoyer au cimetière des épaves pour toujours, et les chaudronniers de la citadelle avaient considérablement renforcé le plancher du char par la suite.
Le gigantesque colosse de métal, car maintenant, en plein jour, on voyait distinctement son imposante masse, fit le tour des collines et les débarrassa de la formidable armée du Mauvais Sort, des Bêtes du Mal, de l'Exploitation et de l'Esclavage combinés. Il fut une armée à lui tout seul ! Les pertes de l'ennemi furent terribles, et il dut se retirer loin pour échapper aux bombardements de longue portée du char. Il ne restait plus sur les collines, aux alentours de la citadelle, que les excréments, le sang et les larmes de ceux qui croyaient l'emporter ce matin. Le char avait élargi l'espace vital autour de la citadelle. Il tenait maintenant la position, infatigable coureur, sentinelle des sentinelles. Le jeune capitaine songeait déjà à la prochaine bataille ; car la guerre n'était pas finie ; et celui qui veut la gagner, doit toujours prendre l'initiative, ne jamais endormir sa méfiance. Le char avait, entre autres, prouvé que la garde statique n'amène que des grandes souffrances, dans une attitude purement défensive. Le jeune capitaine attendait maintenant le renfort de troupes amies, soit en provenance de la garnison dans la citadelle, soit des éléments alliés, ou les deux. Ensemble, ils iraient conquérir d'autres espaces ; il les conduirait à la victoire, derrière cette vieille mais puissante carcasse, que l'on donnait hier encore pour inutile ! Cette armée permettrait alors, au feu sacré, de grandir et d'illuminer le ciel au-dessus de la citadelle ; pour que demain brille un autre soleil, bienfaisant, doux et pacifique. Char et capitaine étaient au service de l'Intelligence et de leurs êtres fragiles ; au service d'une Raison Supérieure peut-être … C'était leur véritable raison d'être.
Et depuis ce jour-là, plus rien ne fut comme avant…
© Jean-Jacques Rey, 1997
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