2003

RETROUVAILLES



Par la baie, Paul voyait un morceau d'azur couronner les feuillages. Au-dessous, le parking regorgeait de voitures. La banne du café était rayée, crème et or. A l'intérieur, on naviguait dans les bruns chauds et la pourpre ; c'était un peu chic comme décor : inattendu même dans un quartier populaire… Tout cela lui procurait au moins des couleurs. Le soleil entrait taquiner ses humeurs. Paul fit machinalement tourner son verre vide, entre ses doigts, et les mouches tournèrent autour… L'après-midi s'annonçait torride. Depuis quelque temps, Paul ne voyait plus la vie en couleurs, lui ; alors il venait au bord du « grand fleuve », la regarder de loin. Le journal, sous ses yeux, dansait jusqu'à l'ennuyer ; il le replia. Il avait une overdose de caractères… Il n'arrivait plus à se concentrer sur autre chose que lui, sa petite vie ; il en avait marre de tout ! Alors ce qui se passait chez les autres, ici ou ailleurs… Il avait bien assez de ses problèmes ! Il replongea dans ses ruminations : explorant de tout bord, il y était question de faire sauter le bouchon et de régler enfin ses comptes, dans les règles de l'art.

Sur le coup de midi,  une femme entra dans le bar pour acheter des cigarettes. Paul nota à peine une furtive  éclipse dans « son » ciel ; absorbé qu'il était par son film intérieur. Il décalquait toujours ses doigts autour du verre. Il avait déjà pas mal éclusé et chargé son ardoise. La femme, élégante et belle, avait, elle aussi, en entrant, juste jeté un regard négligent dans la salle. Devant le guichet du tabac, au moment de partir, elle se retourna  et remarqua ce type avachi, seul dans son box. Il était négligé comme tous ces paumés qui s'oublient dans leur verre ; et puis ; elle se ravisa. Malgré sa tête penchée, hirsute, il lui rappelait vaguement quelqu'un. Qu'est-ce qui la décida à vérifier ? Allez donc savoir ! La curiosité peut-être, un peu de temps libre, je crois bien. Quand elle fut près de sa table, elle le reconnut, malgré son visage bouffi : c'était une ancienne relation ! Oh ! une vieille histoire pas si vieille que ça, courte, qui avait duré le temps d'un stage, mais une bouffée de tendresse lui ouvrit spontanément la bouche :
- Paul ? C'est toi ? Qu'est-ce que tu deviens ?
- Hein ?
L'intéressé leva la tête, surpris, et dévisagea son interlocutrice. Il hésita :
- Agathe ?
Elle eut un sourire approbateur, il éclaira la mine de Paul, d'un flash : la revoir maintenant celle-là, c'était inespéré ! Sa face lunaire s'illumina, il oublia dans l'instant ses mauvaises pensées. Agathe s'en amusa franchement, elle lui tapota l'épaule et dit qu'elle revenait s'asseoir quelques minutes avec lui. Auparavant, elle allait prévenir sa mère qui l'attendait dans la voiture.

Agathe remplissait maintenant l'espace devant Paul. Son visage était avenant. Paul, esseulé depuis des mois, qui se consolait comme il pouvait, ressentit un picotement agréable. Il se mit à parler facilement. Il cherchait un appartement. Son histoire était banale. Il avait perdu son emploi au printemps dernier et rejoint les démunis. Il ne touchait plus que le RMI. Comme chacun sait, ce genre de situation est une centrifugeuse sociale qui renvoie vite dans les trous du « billard ». Il n'était pas sur la bonne pente. Agathe se contentait de hocher la tête, elle le laissait parler. Elle concevait aisément ce sort misérable, un de plus, hélas, bien dans l'air du temps ! Quand la moitié de la France gémirait au fond du trou, que feraient-ils, ces maîtres du temps et de l'argent ? Peut-être bien encore des guerres pour effacer les inutiles : les assistés comme ils disaient ! Et puis, il y avait les autres problèmes qui enfonçaient un peu plus. Paul nageait dans les tracas. Il était sur le point de sombrer, corps et biens… La propriétaire n'avait pas trouvé mieux que d'augmenter son loyer, alors que son revenu avait chuté ; ensuite elle avait fait rentrer des jeunes, au-dessus de chez lui, qui le stressaient davantage : ils faisaient la nouba toutes les nuits ; et enfin ; le comble ! elle refusait de procéder à des travaux de rénovation, urgents, pourtant à sa charge ; si bien que la Caisse d'Allocations Familiales avait fini par couper l'aide au logement pour cause d'insalubrité de l'immeuble. Les services sociaux restaient cois : rester quoi ? Vous avez déjà essayé de trouver un logement en étant « bénéficiaire » du RMI ? Notre homme était bien parti pour se retrouver sous les ponts !

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Dès qu'ils se quittèrent, pour retourner chacun à leurs pénates, Paul n'arrêta plus de penser à Agathe. Ces bonnes pensées chassèrent les mauvaises et il en avait besoin… La « première fois » lui revient en mémoire. Ils s'étaient donnés l'un à l'autre, sauvagement, dans un meublé cellulaire que louait, Agathe, sous les toits. Il y avait passé la nuit, à jouer les ponts transbordeurs entre ses cuisses. Son petit cul dansait comme un papillon et elle s'enroulait autour. Bon Dieu ! C'était ce qui s'appelait un bon coup ! L'affaire aurait pu en rester là : un moment torride, un simple rut, festonné à la sortie d'une boîte de nuit. Mais elle avait un je-ne-sais-quoi de plus que les autres. Au matin, il s'était réveillé le premier, et il l'avait vraiment regardée… Cette contemplation avait été une révélation, et partagée ! Ils s'étaient mis ensemble, naturellement ; et puis ; ils avaient pris leurs habitudes. Pour lui, c'était le premier essai, pour elle, une deuxième expérience… A ce moment, tous les deux, stagiaires dans un institut de formation, ils faisaient une remise à niveau scolaire. Elle était consécutive à leur remise en cause personnelle et les rapprochait encore plus.

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