1997

UNE BIBLE



Trois jeunes filles, dans la chenille qui s'enroulait sur les montagnes russes d'une fête foraine, riaient aux éclats, les dents apparentes et les yeux luisants, ivres d'un peu de punch et du plaisir de plaire aux garçons. Vivre et briller, se disaient-elles, pour porter les enfants d'un prince charmant : peut-être ! Mais surtout, elles fleurissaient les rives d'un univers si charmant, qu'il chavirait en elles ! Quand les sautes et les rebonds n'ont pas encore le goût des sauces amères, vous mordez la vie à pleine dent, le cœur au bord des lèvres, c'est évident ! En attendant le jour cru des sunlights, de ce demain peut-être, les néons striaient leurs minois mordorés, de flammes blondes ; leurs cheveux s'agitaient dans le vent ; et ; les flonflons roulaient un torrent sur leurs émotions. Elles ressemblaient de face à trois korês antiques, les cheveux sombres, et vêtues de noir, du ventre en bas : gros collants remontant sous des jupes courtes. On devinait aussi des formes pointées comme les poires de la puberté de Munch, entre les pans des manteaux ouverts : beau tableau, n'est-ce pas ? Désarmante image de la jeunesse, étaient, ces gamines en goguette, qui, de leurs quatorze-quinze ans, promettaient de belles femmes !

Dans la pénombre, au plus bas du circuit, un homme les observait, recouvert d'un long manteau, vert de gris, où la lumière dansante faisait trembler des perles éphémères. Nul n'aurait pu lui donner d'âge, mais un sculpteur aurait pu s'en inspirer pour figurer un personnage fantastique : mi-homme mi-oiseau. Son nez comme un rostre attirait tout de suite l'attention ; en armant, dantesque, son profil. Son front était fuyant et dégarni. En s'approchant de plus près, on voyait bien les éminences de  ses sourcils, épais, qui surmontaient des yeux exorbités, effarants,  tout comme ses joues vérolées.

Les jeunes filles descendirent enfin de leur traîneau, troïka en herbe, et se mélangèrent à la foule qui butinaient autour des attractions ; elles devisaient de leur dernière expérience, avec gaieté. L'agitation allait croissant, en cette soirée de décembre. L'homme au long manteau se mit à les suivre à distance, en fumant comme une locomotive. A chaque halte des filles, il s'arrêtait lui aussi, se coulant de préférence dans des recoins  d'ombre, et il regardait autour de lui, l'air absent. « Ah ! ça pourrait être lui, le malade ! » : pensa l'inspecteur Osénus : « Le chancre à Vénus, le violeur de petites filles ! … Avec sa face d'illuminé, de dépravé en stock, ça m'étonnerait pas ! … Voyons voir un peu, ce lascar ! »

Depuis quelques semaines, les équipes de police, affectées à la C.U.B. étaient sur les dents. Le dernier forfait d'un violeur remontait à peu. Dans un fourré à Beutre, le cadavre d'une petite fille de huit ans : Aurélie, avait été découvert, dénudé. Elle avait été violée et étranglée, à moins de cinq kilomètres de son domicile. On recensait deux meurtres, quatre viols, et deux disparitions inexpliquées d'enfant, en moins de deux mois ! La population était en émoi et les spéculations allaient bon train. La police se faisait éreinter, comme d'habitude, pour son inefficacité. Osénus, sur les Quinconces, filait le train au quidam. Il sortit un émetteur :
- Osénus à chef ! J'ai repéré un type au comportement suspect. Il semble suivre trois petites dans le quart nord-ouest de la Saint-Urbain, près des quais. Il les mate, drôle ! A priori il est sans compagnie et fait tache dans le paysage : on dirait même qu'il s'emmerde ! C'est un escogriffe de type méditerranéen, avec une sale tête d'anguleux, le front dégarni, les cheveux mi-longs, noirs, raides, et un pif à la tamanoir ! Il a un manteau verdâtre qui lui tombe à mi-mollet…
- Autorité à Osénus, OK ! Pour le tableau : garde en pour la brocante ! Je t'envoie Scheffer en renfort. Un car est toujours placé en bordure du secteur près des escaliers sur Louis XVIII. Moi, j'avance avec Mallet en chouf sur les allées de Chartres. Pas de précipitation, pas d'audace ! On a eu assez de loupés comme cela. Reste au contact et sans vagues ! Terminé ! …

Le quidam au long manteau s'était arrêté, il farfouilla sa poche… Osénus scruta attentivement ; il l'avait en ligne de mire, en se planquant derrière une barbe à papa. Il fallait bien se fondre dans le décor ; ça lui rappelait F.O.M.E.C à l'armée ! Les trois lutines insoucieuses avaient pris la file pour les autos tamponneuses. L'homme sortit un mouchoir et se tamponna consciencieusement l'appendice nasal. Osénus expira, un peu dépité ; il aurait bien aimé… Enfin ! il aurait bien aimé vérifier ses préventions. Mais pour le moment, il n'avait aucun prétexte à intervenir : son client suivait comme un corniaud affamé, la caravane des « biftecks », mais il restait à distance ; complètement étranger à la liesse qui l'entourait. Osénus ruminait : « il plante sa tronche de tubercule entre les stands, l'air de ne pas y toucher, et toujours un regard d'obsédé sur ces filles, mais c'est tout ! Je me demande ce qu'il fabrique ici, ce mec ! Ça doit être un drôle de paroissien ! »

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