2002

(Texte élaboré à partir d'un rêve)


L'HERITAGE



Il tremblait. Le résultat final tenait entre ses mains, fragile. C'était une simple plaquette avec un logo à zigzags, au milieu. Il ne pesait pas lourd, ce résultat, entre les doigts, et pourtant il pesait à l'esprit. C'était le bilan périodique : un bilan désastreux ! Le « navire » s'enfonçait… La culture a toujours eu de la peine à subir cet esprit de géométrie ! Le vieil homme se sentait fatigué. Il céda d'un coup. Il débrancha tout. Au loin, mugissaient d'énormes créatures. Mi-bêtes, mi-machines, elles raclaient le fond des océans pour en tirer la pâture. Elles étaient devant le port. On vivait une drôle d'époque ! Il n'y avait plus grand chose de comestible qui poussait sur terre. D'abord, il n'y avait rien ici, qui ressembla à ce que l'on imaginait d'une nature prodigue. Ce monde avait vieilli trop vite. Il était tari. Le vieil  homme s 'assoupit. Dans son rêve, il revint à la lutte. Il s'était bien battu, et il en restait des traces ; aussi nombreuses que les éclaboussures de ces énormes créatures, chargées d'alimenter leur paradis artificiel.

Agénari ferma les yeux de son père. Elle l'avait trouvé là, dans son bureau, endormi pour toujours. Il était parti sans un bruit, très poli comme toujours. Elle caressa le front de celui qui deviendrait une momie, à la montagne des « Ressources ». Agénari n'était pas surprise par cette fin, ni démonstrative ; elle assumait, c'est tout. C'était un fort esprit. Pourtant, à la nuit venue, quand elle fut toute seule à veiller le mort, une angoisse s'empara d'elle, qui n'avait rien à voir avec les ombres fantasmagoriques du dehors. Serait-elle à la hauteur, toute seule au gouvernail ? Les oiseaux du maléfice guettaient. Il lui sembla alors, qu'ils tapaient sur les vitres ; et ; quand elle regarda, elle ne vit que des reflets. Elle ouvrit une fenêtre, et respira dans la pénombre. La lune énorme se cachait de l'autre côté de la maison. On aurait pu voir sans peine, une silhouette sur l'allée de gravier, en face. Il n'y avait jamais eu de nuit noire sur Ektantéra. Demain, les embaumeurs viendraient. Il y aurait les thrènes et tout le cortège… Agénari devenait un vortex : elle pensait beaucoup, déjà, à tout ce qu'il faudrait faire !

Armène et Nonc étaient les domestiques : mari et femme, un vieux couple qui assurait le train de maison. Ils étaient revêches et laids, mais compétents. Le pauvre Levert, employé aux écritures, avait empiété sur leurs prérogatives. « A chacun, son travail, non mais quand même ! » : clamaient les outragés. Il en fallait peu pour déranger leur ordonnance… Pourtant Levert était diligenté par la maîtresse de maison, pour préparer l'inventaire. Le notaire venait demain le reconnaître, pour établir l'acte de succession. C'était une démarche purement formelle, puisqu' Agénari était fille unique et légataire universelle, mais c'était une formalité nécessaire. Enfin ! ce pensum mettait Levers dans les pattes d'Armène et Nonc, qui n'y voyaient qu'une inspection déplacée, voire tendancieuse ; qui plus est, réalisée par quelqu'un qu'ils n'appréciaient guère. Le petit plumitif n'avait qu'à s'en tenir à ses affaires, là-haut dans son bureau, et ne pas venir déranger, l'œil à la loupe… Parce qu'évidemment, son travail ne pouvait pas ne pas être dirigé contre eux ! Ces derniers temps, la peine et le tracas augmentaient l'irritabilité des uns et des autres. Levert dit tout haut ce qu'il pensait, et qui n'était pas très courtois ! … Comme les occupations étaient légion, la dispute en resta là, faussement éteinte.

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Le notaire n'était pas un vieil ami de la famille, et il était vieux, mais il avait de l'éducation et de l'autorité ; cela s'entendait bien chez lui. Il déplia le rouleau de parchemin, et d'une voix posée, énonça le testament aux témoins réunis dans son cabinet. Ils n'étaient pas moins de douze ! Agénari qui était déjà au courant, s'ébaudissait fort dans son for intérieur, de leurs réactions consécutives et prévisibles, et cela commença par quelques mimiques et regards ébahis. A la fin, ils se regardaient tous, consternés. Avait-on jamais vu cela : recourir aux lois d'Ancor, vieilles de trois mille grands siècles, pour façonner le futur de sa progéniture ? C'était une aberration !
- Ce contrat est complètement archaïque, sinon dingue !
- Mais établi selon des lois en vigueur, monsieur le vicomte ! …
L'intéressé ouvrait grand la bouche, le regard flamboyant. C'était le fiancé d'Agénari, ou plutôt, son prétendant ; car elle ne lui avait rien promis, et ne le laisser qu'espérer. Hors du cabinet, les commentaires reprirent de plus belle. On décida même de tenir conseil. S'il laissait à profusion les dettes, le vieil éditeur enrichissait au moins les conversations !

Le contrat archaïque stipulait qu'Agénari devait prendre mari, puis mettre au monde, au moins un enfant sain de corps et d'esprit, pour avoir droit à un trésor fabuleux, du moins par l'évocation. Hé oui ! à l'en croire, le vieil homme ne laissait pas qu'un patrimoine rongé aux mites… Mais pour le toucher du doigt, ce trésor, il faudrait découvrir comment le trouver, et pour cela, remplir les conditions du contrat ; alors, le notaire ouvrirait la lettre indicative à ce sujet, dans son coffre-fort ; et que disait-il encore, ce contrat ? Et c'est là, qu'on versait absolument dans la loi d'Ancor ! Il proposait trois partis possibles : le choix d'Agénari devrait s'y fixer, sans autre alternative. C'était une histoire un rien scabreuse. Oui ! Aytor, l'apprenti fiancé, ainsi que les autres témoins, n'avaient pas tort de s'indigner… Mais Agénari, concernée au premier chef, ne semblait guère troublée par ces modalités. Elle resta muette, finissant de décontenancer par son attitude, amis et témoins. De toute façon, la loi était comme cela, et cette loi-là, si ancienne soit-elle, avait le pas sur toutes les autres, dans la transmission d'un héritage ; particulièrement dans le cas d'un héritage insoupçonnable. Le testament était inattaquable ; le refuser, c'était abandonner tout. Agénari était presque aussi instruite que le notaire sur ces questions.

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